Professeur : un emploi d’avenir ? De la vocation à la formation, témoignages et réflexions sur l'entrée dans le métier

Cindy Favara et Jordan Schwab, EAP en 2012-2013
Cindy Favara et Jordan Schwab, EAP en 2012-2013 © C.R.

Les emplois d’avenir professeurs proposent un parcours de profession-nalisation rémunéré aux étudiants de licence 2, licence 3 ou master 1, boursiers de l’enseignement supérieur, qui se destinent aux métiers de l’enseigne-ment. L’objectif de ce nouveau dispositif est de former 18 000 étudiants d’ici 2015, soit 6 000 par an.

Concrètement, la rémunération est de 400 euros net, complétée par une bourse de service public de 217 euros, à laquelle s’ajoute le montant variable de la bourse sur critères sociaux. Ainsi, en moyenne, ces EAP pourront financer leurs études grâce à un revenu de 900 euros pas mois.
En contrepartie, ils s’engagent à assurer un service dans une école, dans un collège ou dans un lycée et à se présenter aux concours de l’enseignement. Ce service est établi sur une base de 12 heures, modulable en fonction des besoins du cursus universitaire et des établissements, selon le calendrier de l’année. Afin d’organiser leur parcours de formation, les EAP sont confiés à un tuteur.

Les missions se déclinent progressivement de l’observation à la pratique accompagnée, ainsi qu’à la participation aux dispositifs de soutien et d’accompagnement :
– en licence 2, observation active des enseignements et des différentes fonctions de l’école ou de l’établissement, accompagnement des activités péri éducatives (sciences, langues, activités culturelles, artistiques ou sportives)
– à partir de la licence 3, pratique accompagnée en présence et sous la responsabilité de l’enseignant, et participation à l’évaluation.
Cindy Favara, étudiante en master 1 et Jordan Schwab, étudiant en licence 2, en lettres modernes à Paris III, ont participé à la première promotion des EAP dans l’académie de Paris, au lycée professionnel tertiaire François-Truffaut. Après cinq mois d’expérience intense à tous les niveaux de la vie de l’établissement, ils nous livrent leur regard sur ce dispositif.

Entretien avec Cindy Favara, étudiante en master 1,
Jordan Schwab, étudiant en licence 2, en lettres modernes à Paris III,
et Thérèse De Paulis

L’orientation vers le professorat

Comment vous êtes-vous orientés vers le professorat ?

Jordan Schwab @ l'École des lettres
Jordan Schwab @ l’École des lettres

Jordan Schwab. – Pour ma part, depuis que je suis au lycée, je sais que je veux être professeur. Prioritairement, j’aurais aimé être professeur d’allemand. J’ai eu une expérience qui a tout bouleversé. Je suis parti en Afrique dans le cadre d’un projet de solidarité internationale. Je suis rentré dans une école, et là… j’ai vu une école africaine, mes larmes se sont mises à couler, et je me suis dis « C’est là que doit être ma vie ». C’était en Guinée Conakri. Mais pour être professeur d’allemand là bas, les postes doivent être très rares, voire inexistants ! Je suis revenu bouleversé. J’y suis retourné, et cela a confirmé mon engouement pour l’enseignement. Je me suis dit qu’il y avait beaucoup plus de postes dans les lycées français pour les professeurs de français. Comme c’est une discipline qui m’a toujours intéressé, dans laquelle j’avais de bonnes notes et que je suis un très grand lecteur, je me suis dirigé vers l’enseignement du français. Je me conforte dans cette idée maintenant que je suis des études de littérature, je vois que cela me passionne.
Avez-vous des enseignants dans votre famille ?
Jordan Schwab. – Non, pas du tout. D’ailleurs, cela paraît incroyable à mes parents de savoir que leur fils, qui a à peine vingt ans, est déjà « professeur ». Ils sont très fiers.
 

Des emplois pour les étudiants boursiers

 

Thérèse De Paulis © l'École des lettres
Thérèse De Paulis © l’École des lettres

Thérèse De Paulis. – Ces emplois d’avenir professeur sont destinés à des étudiants boursiers pour permettre à des étudiants de familles modestes de pouvoir accéder au métier d’enseignant, ce qui à notre époque est devenu difficile. De nos jours, l’accès aux études universitaires et la réussite aux concours sont moins accessibles à certaines catégories sociales qu’il y a vingt ou trente ans. C’est une idée très intéressante de permettre à ces étudiants, qui de toute façon doivent travailler pour financer leurs études, car la bourse ne constitue pas un apport suffisant, d’avoir un emploi dans un domaine proche de leurs études universitaires, et également de se projeter vers les concours, de mieux les préparer.
Jordan Schwab. – Le principal obstacle pour préparer les concours est matériel.
Cindy Favara. – Personnellement, je travaillais pour une agence de marketing, en parallèle de la fac, du mémoire, et de l’EAP. Cela apporte aussi une expérience intéressante.
Thérèse De Paulis. – L’obstacle matériel est très important car il faut se réserver du temps pour étudier, préparer les examens, se cultiver. L’EAP est un soutien financier, doublé d’un appui aux études, car le lien est fort entre ce qui est travaillé en classe au regard des programmes et les contenus des études littéraires à l’université : thématiques communes, auteurs, courants littéraires.

Le lien et la distance avec le cadre universitaire

Avez-vous pris conscience de la distance et de la différence d’enjeux entre l’enseignement dans le secondaire et le cadre universitaire ?
Cindy Favara. – Les enjeux sont vraiment différents. Durant nos cours ou séminaires à l’université, nous nous surprenons nous-mêmes à certains moments à imaginer comment réinvestir ce que le professeur nous apporte pour le transmettre à notre tour aux élèves. Comment l’expliquer aux élèves ? Comment le simplifier pour le présenter à l’élève ?
Jordan Schwab. – Cela nous pousse à un questionnement didactique et pédagogique.
Comment percevez-vous l’écart entre l’enseignement que vous recevez à l’université et celui que vous devrez mettre en œuvre auprès des élèves ?
Jordan Schwab. – À l’université, nous engrangeons de la connaissance. En situation de classe, il nous faut construire pas à pas, prendre le temps d’approfondir, le pédagogique entre en jeu. Nous avons un programme, un socle commun de compétences que les élèves doivent acquérir au cours de leur scolarité, avec notre aide. C’est pourquoi l’université est le lieu où nous puisons la connaissance pour ensuite la retransmettre aux élèves. Université et école sont vraiment complémentaires.
Cindy Favara. – L’université est en effet le lieu du savoir encyclopédique, qui nous demande une grande capacité de recherche personnelle. En classe, nous avons au contraire traversé une expérience d’étude approfondie des textes et des œuvres, par exemple sur le surréalisme, ou l’esclavage. Nous devions prendre le temps de nous poser et de questionner les textes durant plusieurs séances, et de compléter par l’étude d’auteurs, d’œuvres et de films, de BD. Nous partions aussi des élèves, qui n’avaient pas conscience eux-mêmes de leurs connaissances, et nous réfléchissions à comment établir le lien entre ces connaissances et les objets d’étude.
Thérèse De Paulis. – C’est la question fondamentale que se pose tout enseignant.

Le service des EAP dans l’établissement 

Comment s’organise le service des EAP dans l’établissement ?
Jordan Schwab. – Dans le dispositif, on nous demande d’effectuer douze heures hebdomadaires en moyenne. Nous pouvons alléger ce service dans les périodes charnières de partiels à l’université et rattraper ce temps de service lorsque notre emploi du temps universitaire nous le permet. Cette année, en L1, j’ai vingt heures de cours, auxquelles s’ajoute mon service de douze heures, ce qui s’articule bien. Auparavant, j’étais animateur, cela correspondait à peu près au même nombre d’heures.
Cindy Favara. – En M1, la gestion de cet emploi se complique du fait des séminaires et des partiels, ainsi que des nombreux travaux personnels à rédiger. J’ai donc du adapter davantage mon emploi du temps d’EAP en anticipant les périodes les plus chargées à l’université. J’ai ainsi organisé mon service en concertation avec ma tutrice pour assurer le nombre d’heures requises.
Thérèse De Paulis. – L’emploi du temps est modulable selon les contraintes universitaires et également selon le projet de classe. Cela autorise le tuteur à une vision pédagogique de ce qu’il souhaite apporter aux stagiaires, ainsi, l’organisation des emplois du temps des EAP est centrée autour des besoins pédagogiques. Un projet de classe, par exemple, pourra mobiliser les stagiaires et être observé dans son intégralité.

La perception des élèves,
trouver sa place, la relation à l’élève

Quelles ont été vos relations avec les élèves ?

Cindy Favara © l'École des lettres
Cindy Favara © l’École des lettres

Cindy Favara. – Nous sommes en lycée professionnel, je ne m’attendais pas à me trouver face à des élèves aussi turbulents, aussi francs. Au départ, on pouvait nous prendre pour des élèves, ou des surveillants. Nous avons un âge proche de celui de élèves, paraissant trop jeunes pour être professeurs. Il était difficile de trouver sa place. Nous n’avions pas d’expérience en tant que professeur, nous étions perçus certes comme de jeunes adultes, mais nous n’avions pas encore l’autorité propre au professeur. Il s’agissait de se comporter de manière assez ferme, mais souple.
Thérèse De Paulis. – Le statut des EAP est différent de celui de l’enseignant. Les élèves le perçoivent immédiatement. L’enseignant a un statut évident pour l’élève : il fait le cours, il note, il évalue, il est présent au conseil de classe. Les élèves connaissent très bien son rôle. En lycée professionnel, les élèves sont fragiles. Bon nombre se sont retrouvés en échec, et particulièrement en français : c’est l’une des disciplines qui met le plus en évidence cette fragilité, la relation à l’écrit étant un révélateur immédiat des difficultés, au cœur du manque d’estime de soi des élèves. Il s’agit vraiment de le comprendre. Ces jeunes ont vu depuis l’école élémentaire s’accumuler les difficultés, les échecs. Leur image d’eux-mêmes est négative, ils manquent totalement de confiance en eux. Leur relation à l’enseignant n’est pas simple. Celui-ci est souvent perçu comme l’adulte qui sanctionne. Tout l’enjeu réside dans la relation humaine qui se construit avec ces jeunes d’origine sociale « défavorisée ». La présence des EAP, étudiants qui ne viennent pas eux-mêmes d’un milieu social favorisé, leur apporte un exemple de réussite et change leur propre image d’eux-mêmes.
Cindy Favara. – Nous en avons beaucoup parlé avec les élèves. Ils étaient assez curieux de connaître le fonctionnement de l’université, notre parcours : quel bac avions-nous passé, comment étions-nous arrivés à l’université, quelles études suivions-nous, quelle était le degré de difficulté des études…
Thérèse De Paulis. – Ce dialogue entre les élèves et les EAP était passionnant, d’autant plus qu’il s’inscrivait dans un cadre indépendant de la relation à l’enseignant. Dès le premier jour, nous avons expliqué ce qu’était ce statut d’« emploi d’avenir professeur », par honnêteté vis-à-vis des élèves, et parallèlement pour instaurer le cadre de leur présence et de leur intervention dans la classe. Un « effet miroir » s’est révélé : les élèves ont pris conscience que, quel qu’était leur milieu social, il était possible de faire des études, de réussir, de faire quelque chose d’intéressant, et de se sentir bien dans son travail. Par rapport à leur parcours scolaire dans lequel ils ne sentent parfois pas très bien, dans leur vie d’adolescent où la relation à l’autre n’est pas facile, Cindy et Jordan leur ont appris à aller vers les autres.
Jordan Schwab. – Un de nos rôles majeur a été de leur redonner confiance en eux. Nous étions toujours en position d’accompagnement, nous n’étions jamais là pour les sanctionner ou les stigmatiser, en particulier dans leur relation à l’orthographe par exemple. Nous nous sommes rendus compte au début qu’ils ne venaient pas vers nous, ils n’osaient pas, ne nous connaissant pas. Nous leur avons fait prendre du recul par rapport à leurs difficultés en orthographe, sans les sanctionner, de façon pédagogique, sans les infantiliser. Peu à peu, ils sont venus davantage vers nous, parfois davantage que vers le professeur.
Thérèse De Paulis. – Les élèves eux-mêmes, à la fin de l’année, ont exprimé tout ce que leur avaient apporté Cindy et Jordan dans la classe. Par exemple, ils affirmaient qu’en tant que professeur, je ne pouvais pas les comprendre dans leur vie d’adolescent, en raison de l’écart d’âge et de génération. Dans la représentation des élèves, l’enseignant, quel que soit son âge, est d’une génération qui ne peut pas les comprendre. En revanche, toute différente était leur représentation des EAP qui pouvaient « comprendre les problèmes des jeunes ».
Cindy Favara. – Nous avons l’âge de leur grand frère ou de leur grande sœur.
Thérèse De Paulis. – Cela instaurait une pédagogie de coopération et d’échange, sans jugement ni sanction, avec un regard bienveillant, un regard qui ne façonne pas l’élève et au contraire l’ouvre. Le regard porté sur la culture, les auteurs, la découverte des textes, est différent ; il n’est plus porté uniquement par l’enseignant, par une injonction des programmes. Il se transforme en regard partagé sur la lecture. La présence des EAP montre à nos élèves que d’autres jeunes s’intéressent à la lecture. Nous avons quelques élèves lecteurs, cependant cette pratique reste difficile, et requiert un réel travail pédagogique. Nous avons participé à un projet, le Prix littéraire des apprentis et lycéens d’Ile-de-France. Nous pouvons amener les élèves à construire leur propre rapport à la littérature, pour cela, une pédagogie doit être réinventée, découlant de notre rapport personnel au livre, et de l’échange que l’on construit avec les élèves autour de cet enjeu. La présence de trois adultes passionnés de littérature et de pédagogie autorise la transmission requise par cet enjeu.

L’avenir dans le dispositif

Quels sont vos projets pour l’année prochaine ?

Jordan Schwab © l'École des lettres
Jordan Schwab © l’École des lettres

Jordan Schwab. – Pour ma part, cela m’a beaucoup apporté de bénéficier d’un dispositif souple dans les missions qui nous ont été confiées, avec une grande liberté d’intervention en classe tout en recevant une formation. Je ne suis qu’en licence 2, et, cependant, j’ai eu une liberté d’action, j’ai même corrigé quelques copies, j’avais un regard de professeur, je n’étais pas cantonné au fond de la classe, je me sentais être le bras droit du professeur. J’ai choisi de renouveler mon contrat dans ce lycée professionnel. Je ne me destine pas à ce type d’établissement, mais plutôt au collège. J’ai tout de même décidé de reconduire cette expérience.
Cindy Favara. – Dans mon cas, il est impossible de renouveler mon contrat qui arrive à échéance car je suis déjà en master 1. J’espère cependant rester dans l’établissement. Pour cela, je suis candidate à un poste d’assistante d’éducation, qui apporterait une vision complémentaire du côté de la vie scolaire.
Avez-vous toujours envie d’être enseignant ?
Jordan Schwab. – Encore plus !
Cindy Favara. – Encore plus, oui. Nous avons vécu une expérience de terrain, nous nous sommes rendu compte à quel point c’était enrichissant. Nous nous attendions à une expérience forte, nous n’avions pas conscience qu’elle le serait autant. Nous nous sommes attachés aux élèves. Nous avons envie d’approfondir notre réflexion et de creuser toutes les questions qui se sont posées.

La connaissance et la culture

Comment avez-vous perçu l’écart culturel entre vous, étudiants en lettres, et les élèves ?
Jordan Schwab. – J’avais des représentations sur le lycée professionnel, d’autant plus que mon frère est passé par le lycée professionnel en raison de ses difficultés et de son désintérêt pour l’école. Lorsque j’ai annoncé autour de moi que mon poste serait en lycée professionnel, je me suis entendu dire que ces élèves ne seraient pas intéressés par le français, et que ce serait difficile à vivre. J’ai cependant voulu essayer, pensant que ce serait formateur. J’ai constaté en effet que ce n’était pas toujours facile en classe, selon les thèmes abordés. Le défi était de les « accrocher ».
Cindy Favara. – Leurs connaissances sont très faibles et parfois inexistantes. C’est ainsi un véritable défi, un « challenge » pour nous. Sur chaque sujet, nous partions des élèves, une discussion s’engageait, par exemple sur l’esclavage, il nous fallait ensuite les conduire vers le texte, en y croyant ! C’est le contexte familial et culturel qui ne leur donne pas souvent accès à la culture, ni à l’envie de se passionner, alors que nous, bien qu’issus de familles modestes, nous l’avions à leur âge.
Jordan Schwab. – Nous nous sommes rendus compte que plus un climat de confiance s’instaurait, plus les élèves prenaient la parole, parlaient à haute voix, et posaient des questions d’ordre très général, qu’ils n’auraient peut-être pas osé poser en situation de classe plus classique avec un seul professeur. Notre positionnement a favorisé un climat de confiance et a donné aux élèves envie de s’exprimer sur certains sujets, bien sûr, à nous d’avoir l’exigence de nous ancrer dans un statut pédagogique.

 Témoignages sur la filière L

Avez-vous tous les deux suivi une filière L ?
Cindy Favara. – Oui, dans mon lycée de 2 500 élèves, une seule classe et une demi-classe accueillaient les élèves de L. Nous étions une quarantaine à composer cette classe des « artistes », regroupés avec les options cinéma, arts plastiques et théâtre. Nous étions marginaux face aux innombrables classes de scientifiques, nous apparaissions comme des originaux.
Jordan Schwab. – Pour nous, la situation était comparable : deux classes de littérature, dont l’une regroupait les options artistiques. J’ai personnellement suivi une option théâtre. Mon professeur de français, passionné par l’art, la culture, la philosophie, invitait des chorégraphes, des poètes, pour travailler à partir des textes. Les projets établissaient le lien entre la littérature et les arts, de façon passionnante.
Votre choix vers la filière littéraire a-t-il été influencé par vos professeurs ?
Cindy Favara. – En entrant à la Sorbonne, je m’étais promis de ne pas devenir professeur. Je visais un emploi en rapport avec la littérature : l’édition peut-être. Cependant, je me suis rendu compte que cela relevait davantage du domaine du marketing.

La pratique artistique et le théâtre

Comment avez-vous utilisé les ressources de votre pratique théâtrale personnelle ?

Cindy Favara © l'École des lettres
Cindy Favara © l’École des lettres

Cindy Favara. – En ayant recours au théâtre, l’élève est forcément confronté au regard, il doit prendre sur lui-même, il doit se lever, il doit trouver ce courage en lui-même. Même si au départ il est hésitant, la tête et le regard baissés, les mains moites, au bout d’un moment, si on lui dit : « Allez, redresse la tête, regarde-moi, parle en envoyant ta voix au fond de la classe », cela le conduit à s’affirmer, à trouver sa propre personnalité, le moyen de s’exprimer, avec sa propre façon d’exprimer le texte.
Thérèse De Paulis. – Le fait que Cindy dise à un élève : « Regarde-moi et prend la parole » déplace l’intention pédagogique. Lorsque l’enseignant le dit dans une situation de classe ordinaire, c’est très codifié : l’élève sait ce que l’enseignant attend de lui, c’est entré dans un rituel qui se répète d’année en année, qui conduit souvent l’élève à l’échec parce qu’il ne parvient pas à sortir de cette relation à l’enseignant et à ce qui lui est enseigné. Le fait qu’un tiers, presque pair, tel que Cindy, ose dire à l’élève « Regarde-moi et prend la parole », bouleverse complètement la représentation de l’élève et sa relation à l’enseignant car cela le place dans une situation pédagogique inédite.
Jordan Schwab. – Nous nous sommes servis du théâtre dans le cadre des oraux ou des exposés. Nous avons travaillé avant même la prise de parole devant la classe, sur la posture corporelle, dans une démarche d’accompagnement, en prenant le temps d’exprimer ce qui pouvait être corrigé, pour que les élèves puissent se sentir bien, trouver la bonne posture pour s’exprimer et se faire comprendre des autres. Cela leur a permis d’essayer de se corriger, et nous avons remarqué les progrès considérables qui ont suivi. Nous nous sommes parfois mis nous-mêmes en scène pour donner l’exemple.
Cindy Favara. – J’avais une professeur de théâtre qui disait : « Lorsque tu interprètes un rôle, si tu te trompes ou si tu bafouilles, rien de grave, puisque tu interprètes un rôle, comme si tu mettais un habit qui t’octroyait un “super pouvoir” : celui de parler sans avoir peur. » C’est ce que j’ai essayé de transmettre aux élèves à mon tour. Je leur ai beaucoup parlé de mon expérience personnelle à la fac, dans le cadre des exposés. L’oral est pour eux source d’angoisse. Ils n’imaginent pas que nos exposés à l’université ont une durée d’une heure, et que pour que l’on nous écoute, cela nous demande de nous affirmer, d’utiliser des diapositives, des images, de circuler dans les rangs, de nous affirmer. Je leur disais donc : « Il ne faut pas avoir peur, si moi j’ai réussi, toi aussi tu peux le faire ! »

L’élève et la peur d’apprendre

Comment avez-vous permis aux élèves de ne plus avoir peur d’apprendre, c’est-à-dire de ne plus avoir peur de se tromper ?
Cindy Favara. – En classe, tout est centré sur le regard de l’autre, sur la façon dont l’élève est perçu par ses camarades.
Thérèse De Paulis. – Le fait d’être trois adultes dans la classe a modifié ce cadre, qui peut être pesant pour l’enseignant, établi par les élèves pour masquer leur peur d’apprendre. Cela a été bénéfique pour tous.
Cindy Favara. – Les élèves n’avaient plus peur de poser des questions.
Jordan Schwab. – Nous avons donné confiance aux élèves. Par exemple, les élèves ont participé à un projet de CV vidéo où ils ont été filmés en entretien individuel. J’ai rassuré les élèves sur leurs capacités, dans une démarche d’accompagnement, d’aide et de soutien. Je suis intervenu pour les mettre en valeur. C’était un moment privilégié qui a modifié par la suite nos relations en classe.
Thérèse De Paulis. – Le fait d’être trois intervenants montre à l’élève que l’enseignant n’est pas le référent unique de la culture littéraire, qu’il ne sait pas tout, qu’il a besoin d’échanger, que sa vision de la littérature se construit aussi avec les autres, dans la discussion, la critique, désacralisée grâce à l’échange quotidien et le partage entre générations.

Le cursus littéraire et la carrière d’enseignant

Cindy Favara. – Au départ, certains de mes amis étudiants ne se destinaient pas à la carrière d’enseignant, puis, tout comme moi, ils ont vu naître l’envie de transmettre ce que l’on nous enseigne, de le partager. Certains se tournent vers l’édition, les structures culturelles, la mise en scène, le métier de scénariste. Naturellement, près de 80 % des étudiants que je côtoie se découvrent peu à peu un intérêt pour l’enseignement.
Jordan Schwab. – Nos professeurs à l’université sont très passionnés, et ils nous transmettent cette passion. Nous les prenons comme modèles, nous avons envie de perpétuer cet engouement pour la littérature et de le transmettre à notre tour. Lorsque j’ai débuté mon cursus, je n’avais pas confiance en moi et j’estimais n’avoir que peu de connaissances. Comme toutes les bases sont reprises, cela m’a conforté dans mon choix. Je me suis rendu compte que tout ce que j’ai appris qui a fait de moi un homme avec son esprit critique, je le dois à mes professeurs. Les études de lettres sont un enrichissement et une succession de réussites qui m’ont mis en confiance.

Enseignement du français et monde du travail

À travers cette découverte du lycée professionnel, comment avez-vous perçu le lien entre l’enseignement du français et le monde du travail ?
Jordan Schwab. – Cela se construit. Pour moi-même, personnellement, j’ai à peine vingt ans, je ne suis pas encore professeur, je ne suis pas diplômé. Concernant l’environnement économique et le monde du travail, je souhaite vraiment, lorsque je serai enseignant, pouvoir aider les élèves à se construire personnellement et à pouvoir accéder à ce qui leur permettra d’avoir une vie convenable dans laquelle ils se sentent bien. Les élèves se rendent difficilement compte que je suis moi-même étudiant, je leur parle des exposés qui m’attendent, de mes doutes quant à ma réussite. Cela les aide, car cela modifie leur image du professeur en leur montrant que le professeur apprend, se remet en question et partage.
En tant que professeur de français, avons-nous un rôle à jouer dans l’insertion professionnelle des élèves ?
Cindy Favara. – Oui, bien sûr, ne serait-ce que pour s’exprimer et écrire. Le français est l’une des langues les plus difficiles au monde. Pour les élèves, l’écrit est complexe, ils ont l’angoisse de la page blanche. Il s’agit de « décontracter » leur relation à l’écriture. Le français participe à l’évolution de l’individu, à sa construction et à sa place dans la société.
Jordan Schwab. – C’est pour cette raison que j’ai choisi un parcours Français Langue étrangère, Français langue seconde, afin d’acquérir une vision didactique de l’enseignement : comment transmettre les connaissances, aider l’élève à se construire, pour les migrants, les personnes arrivant en France. Je me suis beaucoup servi de cet enseignement universitaire pour la pratique de classe. C’est pourquoi nous étions tous les trois très complémentaires.
Cindy Favara. – J’ai du aussi trouver les axes pédagogiques et didactiques, alors que par rapport à Jordan, je suis davantage plongé dans le domaine de la théorie littéraire.

Cindy Favara et Jordan Schwab, EAP en 2012-2013
Cindy Favara et Jordan Schwab, EAP en 2012-2013

L’accueil des EAP dans les établissements,
clé de la réussite de la formation de ces jeunes étudiants

Les chefs d’établissement vont accueillir des EAP à la rentrée prochaine, quels conseils leur donneriez vous ?
Jordan Schwab. – Après notre entretien de recrutement, nous avons été accueillis par le proviseur, Christian Quesque, qui nous a exposé tout ce qui faisait partie de la culture de l’établissement. Il nous a donné les premiers repères, la salle des profs, les bureaux de l’administration, le CDI, la vie scolaire, et nous a mis en contact avec son secrétariat, la gestionnaire, et notre tutrice. La direction et le personnel du lycée nous ont accueillis comme des professeurs à part entière.
Cindy Favara. – Pour d’autres EAP, le premier contact a été plus difficile. Certains chefs d’établissement ignoraient tout du dispositif. La manière dont ils vont le présenter aux tuteurs est vraiment primordiale pour établir une relation de confiance. Ce choix du tuteur est donc déterminant et sa motivation à encadrer un EAP essentielle. Accueillir les EAP comme des enseignants en devenir, en formation, qui essaient de comprendre comment fonctionne l’école ou l’établissement non seulement sur le plan pédagogique, mais aussi dans la perspective de s’intégrer à l’équipe pédagogique et éducative. Les intégrer dans les projets pédagogiques. Ne pas hésiter à leur confier des tâches, à leur montrer qu’ils sont aussi une ressource importante, à les responsabiliser. Les autoriser à accompagner des sorties pédagogiques par exemple.
Jordan Schwab. – Déconstruire l’idée qu’ils pourraient juger les professeurs sur leur façon d’enseigner. Les tuteurs peuvent craindre d’être jugés par les stagiaires sur leur pédagogie. Les EAP ne se placent pas dans la posture de critiquer l’enseignant qui les accueille car ils n’ont pas encore l’expérience de « l’autre côté du bureau », eux qui sont encore des étudiants, qui ne sont pas encore diplômés.
Cindy Favara. – Le dispositif commence à être connu, cependant pour les directeurs ou chefs d’établissement, leur statut et leurs missions peuvent paraître encore flous.
Ce sont eux qui peuvent rassurer les professeurs et les personnels. Nous sommes des apprentis. Dans notre position d’observateurs nous  ne nous permettons pas de juger, mais juste d’analyser avec l’aide de notre tuteur. Ce qui est intéressant, c’est de pouvoir parler ensemble des pratiques pédagogiques.
L’autre point pour lequel le chef d’établissement joue un rôle essentiel est que l’EAP entre dans une institution  dont il n’a qu’une très vague représentation. Il ne faut pas oublier qu’il était encore lycéen lui-même il n’y a pas si longtemps ! Toutes les questions d’ordre administratif lui font aborder un monde inconnu. C’est pourquoi le dispositif gagnerait certainement à être relié à un référent qui lui serait dédié au rectorat. Il donnerait par exemple la possibilité à l’EAP de comprendre rapidement dans les grandes lignes ce cadre institutionnel qu’il découvre quand il arrive dans son poste. Les EAP se sentiraient peut être davantage accueillis si on leur apportait une connaissance en amont de ce cadre.
Un contact identifié au ministère, une sorte de « cellule EAP », pourquoi pas, pourrait également améliorer cet accueil et leur entrée dans leur première mission. Comment s’établit le contrat, comment les EAP sont-ils rémunérés, les réponses ne sont pas toujours immédiates. Elle pourrait établir le lien avec l’université, le CROUS, par exemple.
Jordan Schwab. – Ce besoin de comprendre le fonctionnement de l’institution et les questions concrètes, matérielles, que les EAP découvrent, ont été à l’origine de la création d’une page Facebook « Emplois d’avenir professeur », dont je suis l’un des administrateurs. Chaque jour, des dizaines d’EAP rejoignent ce groupe, préoccupés par les formalités administratives et le fonctionnement de l’éducation nationale. Les échanges concernent essentiellement cette connaissance du cadre institutionnel.
Le chef d’établissement a un rôle fondamental d’interface pour permettre aux EAP de s’intégrer, de construire une relation d’échange avec les personnels, dans les meilleures conditions, pour confirmer leur vocation et se former.
 
Comment accueillir dans sa classe un « emploi d’avenir professeur » à la rentrée, par Thérèse De Paulis :
La rencontre avec le tuteur.
– Donner la confiance et l’espace nécessaire pour une prise de contact réussie avec la classe.
– Définir des modalités d’intervention des EAP dans la classe.
Lire l’article.
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l'École des lettres
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