« Le Dernier des injustes », de Claude Lanzmann
Le film de Claude Lanzmann Le Dernier des injustes concerne Benjamin Murmelstein – ainsi surnommé par lui-même d’après le titre du roman d’André Schwarz-Bart, publié en juillet 1959 aux éditions du Seuil et Prix Goncourt –, placé par les nazis à la tête du conseil juif du camp de Theresienstadt pour exécuter leur plan d’extermination.
Le cinéaste l’avait longuement interviewé à Rome, en 1975, au début du tournage de Shoah, mais n’avait pas utilisé les rushes, qui avaient été confiés aux archives du Musée de l’Holocauste à Washington.
Quarante ans après le tournage initial de Shoah (1975) et trente ans après sa sortie (1985), après avoir montré l’évasion de Yehuda Lerner dans Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures (2001), après être revenu sur l’indifférence des Alliés, et en particulier de Roosevelt, dans Le Rapport Karski (2010), Lanzmann affronte, dans le Dernier des Injustes, la question si controversée de la collaboration. Et ce nouvel épisode revêt une importance toute particulière d’abord par sa remise en question historique, puis par le travail de mise en forme réalisé sur les documents existants.
Trois époques, trois personnages
Il articule trois époques : d’abord celle de l’oppression nazie, de la déportation et de l’extermination, puis celle d’un après-guerre qui va des années 50 aux années 70, où la réflexion s’élabore autour de ce qu’on n’appelle encore ni la Shoah ni l’Holocauste, période notamment marquée par le procès d’Eichmann et le texte d’Hannah Arendt sur le sujet, et enfin la période actuelle. Le film met en scène trois personnages : le Claude Lanzmann de 50 ans, Benjamin Murmelstein et le Claude Lanzmann d’aujourd’hui, âgé de 87 ans.
Prestigieux intellectuel juif viennois, Murmelstein a été un rabbin respecté, devenu le dernier président du Conseil juif (Judenrat) chargé d’administrer la communauté juive viennoise pour les nazis, puis dans le faux camp d’hébergement de Theresienstadt – en réalité lieu de transit vers les fours. Le Claude Lanzmann actuel apparaît tout d’abord, face à la caméra, s’adressant au public avec la vigueur et la volonté de convaincre qu’on lui connaît et l’entraînant dans ces paysages de Bohême, qui ont si peu changé depuis que la gare de Bohusovice accueillait les déportés de toute l’Europe centrale.
Pour échapper à sa réputation de documentariste sans documents, il présente des archives, nous fait visiter la forteresse presque intacte qui servit de prison aux déportés et – comble de la perversion nazie – de décor à la propagande déployée dans le film connu (à tort) sous le titre Hitler donne une ville aux juifs.
Une leçon d’histoire vivante, passionnée, péremptoire
Ce spécialiste hors-pair de la Shoah délivre une leçon d’histoire, mais d’histoire vivante, passionnée, péremptoire. Il s’est beaucoup intéressé, en 1977, au livre d’Isaiah Trunk, Judenrat, qui montrait comment les conseils s’étaient débrouillés avec les ordres allemands dans de nombreux ghettos de Pologne. Il est arrivé que le conseil tout entier se suicide, la même nuit, pour n’avoir pu éviter le départ de ses administrés le lendemain pour les camps de la mort. Adam Czerniakow lui, le président du conseil du ghetto de Varsovie, s’est suicidé seul quand les déportations ont commencé.
Répondant aux questions du cinéaste, Benjamin Murmelstein raconte ses actions et ses réflexions comme Doyen du Conseil juif. Il explique en détail les problèmes qui se posaient à lui et les choix qu’il a faits pour tenter de les résoudre. Situation délicate entre toutes que celle qui oblige à temporiser, à trancher chaque jour entre un mal absolu et un moindre mal.
N’ayant jamais cessé de s’interroger, il sait comment on a perçu son comportement, et pourquoi dans de nombreux cas on l’a traité de collabo, voire accusé d’être directement responsable de dizaines de milliers de morts. Sans révolte, mais avec un souci évident de justesse et de justice, il explique point par point comment il a rempli au jour le jour ce rôle ingrat dans un contexte critique.
Une relecture critique d’Hannah Arendt
Le Lanzmann d’aujourd’hui remet en perspective le témoignage déterminant de Murmelstein, le contextualise et tranche avec assurance la question si débattue du rôle joué par les conseils juifs.
Sa réponse s’oppose formellement aux constatations d’Hannah Arendt sur le rôle qu’elle leur attribue en les accusant d’avoir coopéré à la destruction de leurs coreligionnaires par docilité et respect des lois et à cause de « l’effondrement moral de toute la société européenne respectable ».
Le cas de Murmelstein démontre, selon Claude Lanzmann, qu’Hannah Arendt n’a pas tenu compte de la situation réelle des dirigeants juifs, confrontés à des choix impossibles. Il montre que les conseils juifs n’avaient pas grand choix face à la perversité nazie acharnée à les détruire non seulement physiquement mais moralement. Comme Gershom Scholem et Yosef Haiym Yerushalmi, il reproche à la philosophe sa condamnation globale des Judenräte, qui témoigne, selon Yerushalmi, d’un refus « d’affronter la complexité, la nuance, le contexte, l’arrière-plan historique qu’elle-même avait précisé dans ses travaux antérieurs. Il en résulte une suite de généralisations qui a contribué, quoi qu’elle en eût conscience, à l’effacement de plus en plus au goût du jour de la distinction entre les victimes et leurs bourreaux ».
La remise en cause du concept de la banalité du mal
Lanzmann englobe dans sa critique Hannah Arendt et le procès Eichmann lui-même, remettant en cause le concept de banalité du mal. Murmelstein a passé sept ans à côtoyer Eichmann, qui n’avait rien d’un « petit bureaucrate » aux ordres, tel que l’a vu Hannah Arendt à Jérusalem. On apprend qu’il a participé à la Nuit de cristal, alors qu’il le nie à son procès.
Eichmann voulait de l’argent. Etant le seul à avoir sa propre caisse grâce à un fonds d’immigration qu’il gérait, il envoyait les responsables juifs négocier avec les Américains. C’est ainsi que Murmelstein a réussi à sauver 121 000 juifs en échange d’argent juif ou américain, même si certains ont été repris en France quand les Allemands l’ont occupée. Le procès d’Eichmann n’a pas tenu compte de cela. Il a fait de Murmelstein, qu’on a refusé d’accueillir à Jérusalem, un des accusés collatéraux. Dans son autobiographie, intitulée Le Lièvre de Patagonie (Gallimard, 2009), le cinéaste déclare :
« Le procès d’Eichmann était un procès d’ignorants: les historiens avaient encore trop peu travaillé, le président et les juges étaient mal informés, le procureur Hausner pensait que les envolées morales et pompeuses suppléeraient son défaut de savoir […], les témoins en larmes faisaient une sorte de tour de piste qui ne permettait aucune recréation de ce qu’ils avaient vécu et la directivité scandaleuse du procès faisait porter injustement une grande part de la responsabilité et de la culpabilité aux Conseils juifs. Ce fut l’origine d’une violente polémique entre Gershom Scholem et Hannah Arendt, qui avait suivi le procès et, dans son livre Eichmann à Jérusalem, montrait une partialité, une absence de compassion, une arrogance, une incompréhension de la situation dont il lui fit à bon droit le reproche. »
La recherche constante d’une vérité à hauteur d’homme
Qui donc a raison, Hannah Arendt ou Claude Lanzmann ? À chaque époque sa vérité, qui dépend de l’état des connaissances historiques. Impossible de jeter la pierre à la philosophe, qui essaie de penser objectivement et avec rigueur une situation qu’elle vit au jour le jour. Elle manque sans aucun doute de recul. Car la réalité est toujours plus complexe que les analyses théoriques plaquées sur elle. Comment ne pas être bouleversé par les interrogations lancinantes qui torturent le rabbin exilé à Rome et aujourd’hui disparu?
Le Lanzmann actuel met en scène celui d’alors, comprenant l’inquiétude du vieil homme et engageant avec lui un échange d’émotion et de pensée avec l’empathie de celui qui, au lieu de condamner en bloc sans circonstances atténuantes, continue à chercher avec entêtement une vérité à hauteur d’homme.
Anne-Marie Baron
• Alain Finkielkraut accueille Claude Lanzmann sur France Culture dans son émission Répliques, le 16 novembre 2013.
• Sur la Shoah, consulter les archives de l’École des lettres et notamment les articles consacrés à Primo Levi.
Ce que Lanzmann avance sur le procès Eichmann me paraît assez clair, mais il demeure assez injuste avec Hannah Arendt. Son film tourne un peu autour de cela, en tant qu’impensé.