« Adolescentes », de Sébastien Lifshitz
On sait depuis Les Corps ouverts, premier film de fiction d’une œuvre aujourd’hui prolongée par la réalisation de documentaires (Les Invisibles, 2012 ; Les Vies de Thérèse, 2016), que ce qui intéresse Sébastien Lifshitz se trouve au-delà des limites de la chair, inscrit au plus profond de l’être et de sa conscience.
Le cinéaste, chercheur d’or et de vérité, se sert de sa caméra comme d’une sonde propre à détecter les pépites qui font la richesse des individus qu’il place dans des dispositifs de tournage où le temps long est envisagé comme le moyen d’en extraire l’histoire – d’en révéler les histoires. Avec une infinie patience et beaucoup de douceur, il remonte le temps de la construction de chacun d’eux, traque les moments qui les ont fabriqués, les souvenirs qui les ont marqués, qui en ont élaboré la mémoire, façonné l’esprit et le corps.
Comment naît, évolue, se métamorphose un être, a fortiori juvénile ? se demande-t-il encore aujourd’hui. Qu’est-ce qui le guide et l’aide (le force) à grandir, à trouver son sens, son identité, sa place dans le monde ? Que se joue-t-il durant cette période trouble de l’entre-deux que l’on appelle l’adolescence ? À quelles réalités, et quels tumultes, ce mot renvoie-t-il ?
Anaïs, une situation familiale compliquée
Ces questions, le documentariste les a posées à deux amies d’enfance, Emma et Anaïs, originaires de Brive-la-Gaillarde (Corrèze), qu’il a suivies pendant cinq années, à raison de deux à trois jours de tournage par mois, depuis l’âge de treize ans jusqu’à l’année de leur baccalauréat. Il les a filmées chez elles, à l’école, seules ou avec leurs camarades, dans le chahut de leurs fêtes ou dans le silence de leurs questionnements, au fil de leur lente maturation, de leurs évolutions divergentes.
Le film commence quand l’année de quatrième se termine. Anaïs, qui a « baissé les bras » au dernier trimestre, passe de justesse dans la classe supérieure, où elle peut retrouver sa copine Emma, élève studieuse déjà admise. Leurs carnets scolaires trahissent leurs milieux respectifs. Emma appartient à la classe moyenne aisée, et vit seule avec sa mère, femme vétilleuse, très attachée à l’éducation de sa fille. Anaïs, en revanche, est une pré-adolescente que des tensions familiales ont menée temporairement, durant l’enfance, en foyer d’accueil. Aujourd’hui à nouveau chez elle, la jeune fille doit « gérer », selon son expression, une situation parentale complexe. Outre les nombreux sujets de discorde qui l’opposent fréquemment à sa mère (sur l’école, notamment), elle doit endosser un rôle qui dépasse de loin celui que son jeune âge lui assigne. Face à ses parents inaptes à remplir leurs fonctions, Anaïs est à la fois l’ado et la mère, le parent et l’enfant. Elle est ainsi sommée de grandir vite. De querelles en accrochages, leurs rapports s’apaiseront néanmoins peu à peu. Le tournage au long cours nous en montre les hésitations et les progrès. À mesure qu’elle mûrit, Anaïs découvre en elle une humanité, une tendresse, une intelligence qui aident bientôt les siens et la guident, à l’heure précoce de s’arracher du nid dans le cadre salutaire (sanitaire) de l’aide sociale au logement pour jeunes adultes.
Emma, une relation fusionnelle et frictionnelle
La trajectoire d’Emma, qui s’écarte de celle d’Anaïs à l’entrée du lycée (Emma s’oriente en seconde générale, Anaïs en filière professionnelle), semble emprunter d’autres détours. Sans être à proprement parler renfermée, Emma est plus solitaire. Plus secrète aussi. Sa relation avec sa mère est, certes, d’une nature différente, mais tout aussi conflictuelle.
La mère, soucieuse que sa fille réponde à ses attentes (à l’opposé du refus d’identification d’Emma, propre au besoin d’émancipation de la jeunesse), exerce sur elle une pression constante, créatrice de rapports tendus (même acheter un vêtement ensemble s’avère crispant). L’adolescente est en permanence soumise au devoir de réussite qui, ajouté à l’omniprésence intrusive de sa mère, suscite nervosité et manque de confiance en elle (visibles notamment lors de son entretien d’orientation post-bac).
La relation entre la mère et la fille, paradoxalement fusionnelle, est dépourvue de complicité. Aucune des deux ne sourit en présence de l’autre. Et le soutien que la mère prétend apporter à Emma – faisant ainsi la démonstration, à son corps défendant, que les bonnes intentions ne suffisent pas toujours – est conditionné à un ensemble de reproches et de jugements qui méconnaissent le réconfort et l’affection. Enfin, les examens du lycée, précédés de révisions (en commun !), de disputes et d’angoisses, sont autant de moments de tension où la crise culmine.
Le silence des ados
L’adolescence est d’abord un comportement, un corps qui se cherche et prend des poses, qui accorde aux uns un visage ou des mots qu’il refuse aux autres – les parents. Cette « mauvaise » figure ou ce silence (accentué souvent par une intense concentration sur les écrans de téléphones portables qui vaut pour absence ou refus de communiquer), Anaïs et Emma les leur opposent comme une sanction, sorte de « réaction » ou contre-attaque qui les exclut de leur cercle de connivence. Car, leur lancent-elles toutes deux au visage, elles sont toujours différentes hors de chez elles, à l’école et avec leurs amis. Les rires, les élans d’enthousiasme (au sujet des garçons notamment, sujet inépuisable), les longs moments logorrhéiques passés à s’épancher sur tout et rien sont réservés à leurs semblables, avec lesquels elles partagent les mêmes inquiétudes, les mêmes mots et les mêmes intransigeances. Et les mêmes limites.
Le regard que les adolescents portent sur le monde est souvent circonscrit à peu de mots (« C’est trop beau / bien / fort… », « Je kiffe », etc.), à un jugement lapidaire et lacunaire qui enferme la complexité de la réalité dans une simplicité langagière. Pour eux, user de superlatifs, c’est à la fois repousser les limites lexicales de la critique tout en réduisant la richesse des choses, qui peut échapper ou effrayer, et ainsi mieux la dominer et s’en défendre.
Adolescence angoissée
Les élections présidentielles de 2017 sont l’occasion pour Emma de renvoyer ses parents (son père en particulier, présent ce jour-là) à leurs anciens débats politiques entre camarades. Emma, à l’inverse d’Anaïs qui regrette l’échec de la candidate du Front national, prend acte des résultats sans émotion, voire avec dédain pour ce qui lui apparaît comme un non-événement. Des deux côtés, la même absence d’illusion sur l’avenir de la chose publique…
Les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan entraînent, en revanche, d’intenses moments d’émotion et de partage. Aux regards sidérés devant les écrans de télévision succèdent de riches échanges en classe avec les professeurs. Et, bientôt, à la maison, quand Anaïs exhorte ses parents à faire la distinction entre simples croyants et fondamentalistes musulmans. L’irruption violente du réel dans le quotidien des adolescent(e)s (sous des formes également plus personnelles dans le cas d’Anaïs qui perd sa grand-mère, voit sa mère hospitalisée et sa maison emportée dans un incendie) libère la parole et lève le voile sur une fragilité enfouie sous la dureté protectrice des mots et des attitudes bravaches.
Soudain, au creux du film, les attentats de 2015 provoquent un élan cathartique et révèlent une jeunesse en proie à une angoisse sourde située au-delà des sanglants événements. Les adolescents ont peur. Soumis aux injonctions de l’institution, que les parents relaient et matraquent à l’envi, ils vivent dans une crainte décuplée de la note, de l’examen, de l’orientation, des choix, des réseaux, des autres. Même la défloration, dans le cas d’Emma, est perçue comme une contrainte, un devoir à accomplir sans passion ni romantisme. Un rite de passage dont il faut se débarrasser et qui ne suscite qu’un froid récit entre amies.
Amitié de jeunesse
Adolescentes n’est pas que le portrait touchant de deux jeunes filles de notre temps, la captation d’une imperceptible éclosion, d’une indicible émancipation vers l’âge de raison, le film de Sébastien Lifshitz est aussi le récit poignant d’une amitié de jeunesse que la vie estompe peu à peu. Le bac en poche, l’une partira bientôt entamer des études de cinéma à Paris, l’autre tentera de parfaire sa formation médicale à Limoges.
Avant de les abandonner définitivement à leur destin d’adulte, le cinéaste les retrouve une dernière fois avec sa caméra près du plan d’eau où surnagent tant de leurs souvenirs communs. Là, encore proches et complices, les deux amies s’amusent à évoquer leur jeune passé, si vieux déjà pour ce qu’il a fait disparaître en elles et autour d’elles. Le regard dans le vague et le rire parfois forcé, elles s’inventent un avenir sans trop s’illusionner sur l’éventualité de se revoir un jour. « C’est angoissant le futur, en vrai. […] On verra bien où la vie nous mènera », soupire Anaïs dans une conclusion qui n’est encore que le début de la grande aventure de l’existence.
Philippe Leclercq