Les « affaires politiques » ou le renouveau du roman feuilleton
Les démêlés de nombre d’hommes politiques avec la justice connaissent chaque semaine, sinon chaque jour, de nouveaux rebondissements. Du point de vue de l’analyse littéraire, l’écriture quotidienne des évènements suit une trame narrative tout à fait remarquable, aiguisée par des péripéties et portée par un suspense insoutenable : Un Tel ou Un Tel sera-t-il confondu, condamné, emprisonné ?
De façon évidente, et en se plaçant bien entendu hors de toute logique partisane, les affaires politiques aux multiples ingrédients dramaturgiques ont pour premier effet inattendu de réinstaller la forme du roman feuilleton au centre de la presse quotidienne.
Une Semaine de la presse chargée d’histoires…
Comme tous les ans, depuis près de trois décennies, le mois de mars est l’occasion d’une nouvelle Semaine de la presse et des médias dans l’école. La problématique retenue, D’où vient l’info ?, commune à l’année dernière, se justifie pleinement dans le contexte actuel propice à la circulation de fausses informations.
Il peut être ainsi intéressant de questionner avec les élèves et les étudiants, du collège aux classes de BTS, la façon de rapporter les événements. On pourra ainsi mettre en perspective le fait que les lecteurs sont attirés par des événements filés, dont ils ont plaisir à suivre la progression comme s’il s’agissait d’un feuilleton.
Du testament de Johnny Hallyday aux affaires Sarkozy, l’enjeu de l’article de presse peut-il demeurer simplement informationnel ? En quête de la fidélisation de lecteurs de plus en plus volatiles, les entreprises de presse papier, radio, télévisuelles ou web interpellent le chaland non seulement par des gros titres mais par une information fonctionnant par épisodes sur une durée donnée. Encore une fois, il convient d’insister sur la dimension romanesque d’une information suivie qui dépasse nécessairement son enjeu premier. En clair, quand elle touche un homme public ou une célébrité, la relation d’une affaire se déplace de l’informatif vers le narratif.
Les romans feuilletons médiatiques
On se souvient qu’en 1842-1843 paraissaient, dans Le Journal des Débats, les multiples épisodes des Mystères de Paris d’Eugène Sue, avec un incroyable succès.
Le roman-feuilleton parvient ainsi à s’implanter dans un quotidien d’informations non sans subir quelques blâmes. L’attraction narrative qu’il octroie à un journal tendrait à affaiblir le crédit des informations que ce dernier a pour première fonction de relayer. Et on mesure bien ici les ambiguïtés qui peuvent apparaître dans le désir de lecture d’un quotidien. Il suffit d’observer les courbes de ventes pour jauger de l’influence de telle ou telle affaire.
On voit bien d’ailleurs tout le sel que donne le simple usage du mot « affaire » comme celui du mot « mystères » à l’époque d’Eugène Sue. À titre d’exemple, l’« affaire Fillon » a pu sembler narrativement plus efficace que l’« affaire des Panama Papers ». Et ce pour une raison très simple, toujours en nous en tenant sur le plan de la stricte analyse littéraire. La progression narrative de l’« affaire Fillon » se concentrait sur un homme et sa famille : elle pouvait donc être caractérisée comme une progression à thème constant. À l’inverse, l’« affaire des Panama Papers » relevait davantage, du fait de la multitude de ses protagonistes, d’une progression à thème éclaté.
Pour le dire autrement, il est beaucoup plus facile de narrer une affaire dotée d’un personnage principal bien identifié qu’une affaire relevant d’une structure propre aux écritures postmodernes, beaucoup plus fragmentées et non linéaires.
Journaliste ou feuilletoniste ?
Dans le cadre de la Semaine de la presse, il est essentiel de conduire les élèves à un questionnement sur le rôle des médias et sur le crédit à leur accorder. De ce point de vue, le professeur de français a tout intérêt à y participer avec le professeur documentaliste. En effet, une des interrogations de fond que l’actualité dramaturgique tend à alimenter reste bien la tension qui existe entre le devoir d’informer et le désir de raconter. Cette tension n’est pas simplement observable au niveau de l’émetteur (le journaliste). Elle est aussi très prégnante chez le récepteur (le lecteur).
Comme l’« affaire DSK », l’« affaire Fillon » a ainsi connu une déclinaison spécifique en fonction des journaux et magazines qui s’en sont emparé, en fonction aussi bien sûr de la tendance politique de l’organe de presse. Une expression anglophone, le storytelling, issue du e-marketing, est très employée par les commentateurs pour décrypter la façon de narrer les événements, comme si le roman-feuilleton, si décrié au temps de Balzac et de Dumas, était en train de prendre sa revanche tardive, non pas en prenant une place plus importante vis-à-vis de son rival informatif mais en lui imposant sa logique romanesque.
Cette réflexion sur les collusions de l’informatif et du narratif intéressera les élèves. Elle a d’autant plus sa place dans les séances de français qu’elle induit une approche épistémologique des textes : ceux qui rapportent des faits réels, ceux qui tendent à les fictionnaliser mais aussi ceux qui, par leur art narratif, parviennent à rendre le fictionnel plus vraisemblable que le réel.
Il sera ainsi particulièrement stimulant de faire comprendre aux élèves que le désir de raconter des histoires n’appartient pas qu’aux écrivains : que les journalistes notamment y succombent pour soutenir l’intérêt des lecteurs. Toutefois, les plus prompts à pratiquer le storytelling n’en demeurent pas moins les hommes politiques – François Fillon, par exemple, employant lui-même l’expression d’« assassinat politique » le 1er février 2017 pour qualifier les investigations dont il était l’objet.
Les affaires politiques ou judiciaires traitées en roman-feuilleton, ont, comment en douter, de beaux jours devant elles…
Antony Soron, ÉSPÉ Paris
• Voir sur ce site : La Semaine de la presse et des médias dans l’école : de l’événement à l’enseignement obligatoire ? par Pascal Caglar.
• « Les Mystères de Paris », où l’on découvre le feuilleton, par Laurent Joffrin, « Libération », 29 juillet 2016.
• Sur le site de la BNF : Du roman feuilleton au fait divers : les débuts de l’industrie culturelle, par Daniel Salles.
• Sur le rôle des professeurs documentalistes dans l’éducation aux médias, voir : L’Association des professeurs documentalistes de l’Éducation nationale (APDEN) auditionnée à l’Assemblée nationale.
Le storytelling est parfois sous contrôle quand il est orchestré par des agences de communication… qui embauchent bien souvent des journalistes-écrivains pour produire les contenus.