Agnès Grey, d’Anne Brontë, réédité en poche
Pour sa réédition en poche, Agnès Grey d’Anne Brontë est préfacé et annoté par François Laroque, spécialiste de Shakespeare et de littérature anglaise. Ce roman d’apprentissage, inspiré de l’expérience de son auteure, préfigure son second, résolument féministe : La Dame du manoir de Wildfell Hall.
Par Stéphane Labbe, professeur de lettres
Pour sa réédition en poche, Agnès Grey d’Anne Brontë est préfacé et annoté par François Laroque, spécialiste de Shakespeare et de littérature anglaise. Ce roman d’apprentissage, inspiré de l’expérience de son auteure, préfigure son second, résolument féministe : La Dame du manoir de Wildfell Hall.
Par Stéphane Labbe, professeur de lettres
Publié en 1847, Agnès Grey, sous le pseudonyme d’Acton Bell, le premier roman d’Anne Brontë, reçut une critique plutôt favorable avant de sombrer dans l’oubli, pâtissant de la comparaison avec les grandes œuvres de ses sœurs : Jane Eyre (Charlotte) ou Les Hauts de Hurle-Vent (Emily). Ce roman n’a, certes, ni les qualités dramatiques du premier, ni la poésie visionnaire du second, mais ses mérites l’ont souvent fait rapprocher – à juste titre – de ceux de Jane Austen. « Si Anne Brontë avait vécu dix ans de plus, note le dramaturge et critique George Moore, elle aurait pris place aux côtés de Jane Austen et l’aurait peut-être même dépassée[1]. »
À Jane Austen, Anne Brontë emprunte le coup d’œil satirique : l’un des centres d’intérêt du roman réside dans le regard effaré et acerbe que jette la jeune gouvernante, Agnès, sur la caste des familles qui l’emploient et qui appartiennent à la haute bourgeoisie ou à l’aristocratie. L’intrigue amoureuse reste assez convenue, mais la volonté dont l’héroïne fait preuve, lorsqu’elle décide d’assurer sa subsistance par elle-même, préfigure l’intrigue du second roman d’Anne Brontë, résolument féministe, La Dame du manoir de Wildfell Hall.[2]
Cette nouvelle édition du Livre de Poche reprend une traduction ancienne et libre de droit, celle de Charles Romey et Anne Rolet, publiée en 1859. Son intérêt ne tient donc pas au texte, qui mériterait pourtant une traduction nouvelle, mais à l’introduction et aux annotations de François Laroque qui, par son érudition, éclaire les arrière-plans.
Intertextualité
Si ce livre évoque peu la dimension autobiographique qui, de toute façon, n’est plus à démontrer, il manifeste l’intertextualité sur laquelle repose l’intrigue : Anne Brontë inscrit son œuvre dans la filiation des romans de Jane Austen et de Samuel Richardson, mais s’inspire aussi de La Bible, de John Milton et de Shakespeare. L’expression emprunte à John Milton, le romanesque s’inspire de situations shakespeariennes. Par exemple, la situation des parents de l’héroïne (qui se marient malgré la réprobation du père de la jeune mariée et se trouvent ostracisés), n’est pas sans rappeler le début du Roi Lear. La poésie romantique (Keats, Byron), qui a fait les délices des enfants Brontë, trouve aussi des échos dans la prose d’Anne dont les lectures précoces furent des plus variées.
La question du genre
François Laroque montre en outre que le roman s’inscrit dans la filiation des romans de « gouvernante ». Ce genre, lancé par Mary Wollstonecraft avec Mary : A Fiction, fournit la matière d’une abondante production au début du XIXe. Jane Eyre puise d’ailleurs également dans cette thématique, et l’on sait, par la correspondance des Brontë[3], combien Charlotte pouvait détester cette fonction.
Le parcours d’Agnès Grey est aussi celui d’une héroïne de roman de formation qui se découvre en approchant d’autres milieux sociaux. En explorant cette dimension, François Laroque interroge le statut des animaux souvent évoqués dans le récit et montre de façon judicieuse que « le sort cruel infligé aux bêtes » renvoie à la manière dont Agnès « se voit traitée en tant que femme et que gouvernante ».
Ce parallélisme qui pourrait surprendre reflète pourtant de façon certaine un mouvement inconscient qui porte l’héroïne à prêter assistance à tout ce qui vit humblement. Une exposition réalisée en 2015 au Brontë Parsonage Museum a d’ailleurs montré combien les animaux ont inspiré les Brontë en tant qu’auteures mais aussi en tant que dessinatrices[4]. Le mouvement d’empathie pour les animaux reflète l’élan d’amour chrétien envers les réprouvés et manifeste l’intégrité de l’homme qui a su échapper à la corruption des richesses. Ce sont toujours les riches qui, dans le roman, se montrent sans pitié à l’encontre les animaux.
Le voile
Jouant sur l’onomastique anglaise, l’universitaire finit par mettre en lumière l’importance du voile dans la poétique du roman : symbole de la réserve d’Agnès, double romanesque de son auteure qui n’a cessé de se dissimuler derrière une retenue (que lui imposait sa fonction), derrière l’écriture fictive ou encore derrière un pseudonyme. Cette omniprésence du voile se manifeste aussi dans le nom choisi pour l’héroïne Grey, qui semble symboliser la vie même de sa créatrice dont le talent précoce fut sans doute la seule lumière au sein de « ce long tunnel grisâtre qu’aura été son existence ».
On relira donc avec bonheur Agnès Grey à la lueur de cette préface stimulante qui suggère que l’éternelle oubliée du trio Brontë n’était certainement pas, malgré sa modestie, le moindre des écrivains.
S. L.
Anne Brontë, Agnès Grey, traduction de Ch. Romey et A. Rolet, Édition de François Laroque, Le Livre de Poche, 352 p., 6,9 euros.
[1] Julie Nash & Barbara, A. Suess, New Approaches to the Literary Art of Anne Brontë, Taylor & Francis, 2001.
[2] Anne Brontë, La Dame du manoir de Wildfell Hall, Archipoche, 2012.
[3] Famille Brontë, Lettres, (trad. de Constance Lacroix), Folio, 2020.
[4] https://www.bronte.org.uk/whats-on/130/the-brontes-and-animals