Vers une expérience de la création cinématographique. Entretien avec Alain Bergala
Alain Bergala, qui a notamment été rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, et qui enseigne aujourd’hui à la Fémis, vient de faire paraître un ouvrage dont l’écriture est immédiatement reconnaissable : une conception de la critique qui vise à approcher le vertige du choix créateur et à donner l’envie de le produire et de le transmettre.
L’entretien qu’il nous a accordé à l’occasion de la publication de La Création cinéma nous permet d’approfondir avec lui cet usage d’un langage direct, concret qui montre la tension et le désir qui se logent dans chaque plan. L’écart que l’on déplore fréquemment entre théorie et pratique est d’emblée dépassé.
Chaque analyse invite à créer et à mesurer l’espace et le temps du vertige créateur. La pédagogie ressemble ici, de façon modeste mais absolument résolue, à un apprentissage de la liberté d’inventer.
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Pourquoi avez-vous choisi ce titre pour ce recueil de textes : « La Création cinéma » ?
J’ai voulu accoler les deux termes pour que le cinéma ne puisse pas être détaché d’une expérience personnelle de la création. Il ne s’agit pas d’approcher la création par le cinéma mais, plus justement, de toucher ce que le cinéma a apporté à l’idée de création. Cette précision est fondamentale. Cette modification a été conditionnée par mon expérience de la pédagogie : je suis épuisé par la façon dont, dans l’enseignement, on peut parfois s’attaquer au cinéma. On est tenté de transformer le film en un objet inerte, qui ne serait bon qu’à analyser. C’est mortel par rapport à ce qu’est vraiment, dans son essence, un film.
En mettant en avant le point de vue de l’acte de création, j’essaie de déplacer l’importance de l’analyse, de ne plus en faire un pôle structurant. Le cœur du regard de l’enseignant est de faire passer les émotions et les choix de la création. Je m’oppose à un regard immanent qui ferait de chaque décision une nécessité. L’analyse n’est pas une façon de décortiquer le film, mais au contraire une façon de penser la création qui est à l’œuvre dans le film avec son dynamisme et sa puissance.
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Quel sens donnez-vous à l’analyse faite en classe ?
À mon sens, il faudrait se déplacer de l’idée d’un objet créé et essayer de remonter en amont, ce qui permettrait de voir le film d’une manière beaucoup plus empathique, mais aussi, peut-être, plus menaçante. Mais ce n’est pas une menace inhibitrice qui va pétrifier l’élève. On lève aussi un obstacle à la pensée. Les certitudes disparaissent, les garanties se fragilisent.
Cela permet aussi de faire appel à l’intuition, à l’inventivité et également à la comparaison, car la méthode comparative reste pour moi la plus efficace, et de loin la meilleure.
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Que doit alors permettre le moment de l’analyse ?
L’enjeu est de rendre sa place à l’imaginaire. Si on adopte le point de vue de l’objet créé, le risque est grand, puisque tout devient rationnel selon le point de vue de celui qui fait l’analyse. Les relations deviennent strictement logiques ; or, la partie la plus vivante n’est pas la partie logique. Elle oublie cette part essentielle de la création et qui est composée du doute, de la nécessité de prendre une décision au moment du tournage.
Faire un plan, c’est toujours décider d’un emplacement pour la caméra. Il n’y a rien que le scénario prédétermine absolument. Du coup, il n’y a aucune garantie pour qu’un plan soit réussi. L’analyse déductive rend tous les choix bons, sereins, rationnels. Or, l’expérience du tournage montre que c’est très loin d’en être le cas.
Pour le dire autrement, la création n’est pas l’envers de l’analyse, et une bonne analyse est celle qui est sensible à la fragilité de la création cinématographique. Il ne faut pas que la séquence soit écrasée par le geste déductif. La prise de risque en est une part intégrante, centrale et c’est elle qui assure la vie du moment de création.
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Comment arriver à amener l’élève vers cette inquiétude fondatrice ?
Il y a un principe central : le cinéaste ne sait pas à l’avance ce qu’il filme. Il ne sait pas si ça marche, si les acteurs sont bons, si la séquence pourra fonctionner au montage. Il existe des procédures pédagogiques pour mettre cela en avant. Sortons de la déduction qui est le mal absolu et faisons comprendre que la séquence, telle que nous l’avons sous les yeux, aurait pu être filmée autrement. Elle aurait pu être moins efficace, moins belle, moins émouvante.
Par exemple, concrètement, l’enseignant choisit une situation ou un motif facile à distinguer. Puis il cherche dans l’histoire du cinéma des scènes équivalentes au niveau du sens. Il s’agit alors d’une même situation conduite par le scénario mais qui amène plusieurs choix d’axes et de découpages très différents les uns des autres.
On peut partir, par exemple, d’une scène matricielle comme la scène de rencontre autour d’une table de billard, telle qu’on la voit dans Une place au soleil, de George Stevens. Puis on montre quelques-unes de ses déclinaisons. Il y en a une référence directe dans Match Point de Woody Allen, où la table de ping-pong remplace le billard.
Vivre sa vie de Godard n’en est pas une réécriture stricte, même si le souvenir du film de Stevens a pu traverser le cinéaste. Il s’agit ici d’utiliser cet espace pour le conduire vers la comédie classique.
Enfin, Millennium Mambo de Hou Hsiao-Hsien travaille sur ce que j’appelle l’intervalle. Le cinéaste taïwanais met le point sur les boules de billard et organise tout-à-fait autrement sa chorégraphie en travaillant sur l’écart entre les personnages, entre la caméra et ce qu’elle filme. Dans chaque cas, il n’y a pas véritablement de solution logique. Chacun invente sa façon de faire sa scène.
L’important n’est pas que les élèves s’en inspirent au sens strict, mais aient peut-être l’envie d’expérimenter et de faire autrement encore, en fonction de leur envie de fiction et de mise en scène.
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À quoi servent les exercices de tournage ?
À susciter un appel d’air. Le but des exercices est d’amener les élèves à se libérer pour faire quelque chose de personnel. Il n’est pas nécessaire de partir de quelque chose de compliqué : leur donner une page de scénario sans voir le film qui a été produit à partir de cette page est déjà une façon de les amener à voir qu’ils ont pris possession de quelque chose qui, au début, ne leur appartenait pas.
Il n’y a surtout pas une seule manière de filmer, qui serait la bonne. Ce qui constitue le geste du cinéaste, c’est une tension, jamais inerte, parfois contradictoire, qui apparaît dans la mise en scène à travers l’élection d’un geste créateur au milieu d’une forêt de possibilités.
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Cet exercice s’appuie sur une page déjà écrite de scénario. Est-ce que la création peut s’épanouir aussi dans une forme d’improvisation ?
On peut s’appuyer sur le récit et les dialogues, cela peut être un premier temps pour ensuite s’en émanciper. Un autre exercice, plus complexe, serait de partir de l’espace. C’est plus difficile car cela nécessite une plus grande rigueur et une connaissance du travail de la mise en scène. Ce n’est plus exactement un lâcher prise, cela correspond plutôt à une appropriation.
Pensons à la scène de l’appartement du Mépris. Le tournage avait pris beaucoup de retard et Godard disposait d’un appartement vide. Son rêve était de localiser un point fixe dans l’appartement d’où il pourrait filmer l’intégralité de sa séquence. Mais une cloison coupait l’espace en deux. Il a décidé de travailler parallèlement à la cloison, sans avoir encore de scène ni de scénario. Il avance alors pas à pas en utilisant tout ce qu’il avait à sa disposition.
Voilà un véritable processus de création. Il fait d’abord la liste de ce qu’il aime et qu’il a envie de mettre en valeur : des couleurs primaires, les objets, les vêtements. Ensuite, il suit les personnages : c’est-à-dire qu’on part de l’envie de filmer pour peu à peu s’immerger dans la fiction.
Étape suivante : se rendre compte de la nécessité du découpage en fonction des gestes des acteurs. C’est ici la gifle qui induit des choix de montage ou de continuité. À la fin, on travaille sur la profondeur de champ et la mise en relief de l’espace et on trouve un dispositif qui part de la caméra et qui détermine le mouvement des acteurs. C’est une démarche qui part, si l’on veut, du cinéma primitif pour aboutir à une réflexion plus théorique. Le mouvement progressif de la création inspire la construction de la séquence et le travail de tournage.
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S’inspirer de Godard, est-ce apprendre aux élèves à faire du Godard ?
Absolument pas. Il ne s’agit pas d’apprendre à reproduire des effets d’auteur, mais au contraire à s’appuyer sur des foyers de création, qui peuvent être repris et retravaillés de film en film. Ces foyers de création peuvent en effet parfois être identifiés à un nom : Godard, Bergman, Welles, etc.
Si vous prenez un auteur, l’intérêt est de montrer comment une scène identique ou une image matricielle est retravaillée et inspire le renouvellement et l’inventivité de la mise en scène. Ce peut être les scènes d’aveux chez Bergman, les moments de violence chez Scorsese ou l’inspiration biblique, à travers par exemple la représentation de la Cène ou la crucifixion et ses représentations plus ou moins littérales ou cryptées.
Il existe des films créés sans créateur, et dans chaque film, il y a un travail plus ou moins conséquent ou visible de création cinématographique. Cela ne sert à rien de construire ou de vénérer un panthéon culturel. En revanche, montrer qu’il y a de la vie et de l’énergie dans le fait de vouloir filmer et de modifier sa mise en scène, d’en faire un lieu de modulations infinies, c’est mettre en avant l’envie et la liberté.
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Le travail avec les élèves est très majoritairement un travail de groupe. Or, vous paraissez, au premier abord, remettre au centre du travail l’importance d’un seul individu.
Je peux dire que sans Raoul Coutard, Jean-Luc Godard n’aurait pas tourné A bout de souffle. Mais sans Godard, Coutard n’aurait rien fait du tout. Je ne suis pas sûr qu’il faille penser, ni proclamer que le cinéma est un art collectif. Il n’y en a finalement qu’un seul qui possède le film dans sa tête. En revanche, oui, le scénario correspond souvent à une écriture collective, mais ce serait le réduire au plus petit dénominateur commun. Je pense qu’il faut plutôt faire appel à des stratégies, pour éviter ce moment non encadré qui serait « Allez, on va faire un scénario ! ».
Partons d’un sentiment, par exemple la honte, essayons de le définir mais surtout aménageons un moment de silence individuel pour que le travail de création puisse émerger. On peut tout à fait écrire à plusieurs, à condition que ces moments individuels soient absolument préservés. Chacun peut écrire une histoire autour de ce sentiment : quelque chose s’incarne progressivement. À partir de ce qui se dit, on élabore. Le collectif ne peut pas être le biais unique et directeur pour aborder la création. On doit rester dans sa tête avec soi-même, ce qui n’implique pas qu’on ne doive pas communiquer avec les autres.
De même, il faut faire attention au moment du tournage : plutôt que de fixer une tâche unique à chacun, essayons de délimiter les actions, de faire en sorte qu’on ne se marche pas dessus et que les envies individuelles s’associent les unes les autres et ne s’excluent pas. N’expliquons pas non plus tout aux autres au moment où on crée et où on invente. Sinon, il ne se passera plus rien du tout, on aboutira à l’hypertrophie d’un moi hystérique, si je puis dire, ou à la reproduction académique, et ce ne sera certainement pas un geste de création. Cela apprend à argumenter, pas à créer. L’argumentation suit la création, et pas l’inverse.
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La création doit donc être envisagée comme une expérience ?
L’idéal serait que l’élève puisse éprouver ce que c’est que créer. Il existe encore un exercice simple : c’est celui du plan Lumière. L’expérience est directe et immédiate. L’élève fait tout seul tous les choix. Il s’agit d’un moment de vérité, mais en même temps c’est une libération. Il n’y a pas d‘erreurs à commettre : juste l’impulsion, le désir de filmer et de faire. À n’importe quel âge, n’importe qui peut le faire. On ne parle pas, l’enseignant laisse les élèves filmer, et ensuite il montre et regarde.
Cela m’évoque un souvenir personnel, au centre André-Malraux, à Sarajevo : douze enfants qui n’avaient connu que la guerre ou presque, et dont les films étaient hallucinants sans qu’ils en aient la moindre idée. Ils avaient filmé des impressions qui étaient reliées à leur propre histoire et en parlaient ensuite. Tout ce qu’ils avaient fait découlait de leur expérience. Et ces films, ils faisaient plus que de leur ressembler, c’était eux.
On part alors d’une expérience forte. On peut évidemment petit à petit la socialiser en faisant intervenir une dimension collective dans le travail de la représentation, mais elle ne pourra jamais totalement remplacer cette émergence radicale qui est celle de l’individu.
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Cela vaut-il aussi pour l’analyse de films ?
Absolument. Il suffit de demander aux élèves de prendre grâce à leur ordinateur un nombre important de captures d’écran, puis de les classer en fonction d’une topographie qu’ils inventent par eux-mêmes. Cinquante captures peuvent suffire. Il n’est pas du tout nécessaire de disposer d’un savoir préalable. C’est facile à faire seul et cela amène rapidement au cœur d’une histoire des formes.
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Rattachez-vous le travail de création à la nécessité d’un dévoilement intime ?
Le texte de Julien Gracq que je commente dans l’ouvrage me paraît essentiel, et j’aime y revenir, parce qu’il accorde une place déterminante à l’émotion ressentie devant les films. Le spectateur que je suis aime éprouver le tremblement physique, la sensation face à l’image d’être placé devant un gouffre intime. Cet « engouffrement » correspond certainement à une disposition pulsionnelle, qui permet de déborder, d’excéder le souci de maîtrise.
Même un cinéaste qu’on attache souvent à la maîtrise, comme Éric Rohmer, explore des zones de danger personnelles où quelque chose de son désir se dévoile dans la fabrication de l’image. Ce n’est pas une approche psychologique, c’est un véritable enjeu pédagogique, absolument majeur.
C’est cela qui fait la force d’une œuvre. Le regard cherche quelqu’un qui, dans le temps où il fait le film à quelque étape que ce soit, est aux prises avec soi ; et cette lutte ou cette exploration se manifestent dans chaque désir de cadrage, chaque déplacement, déformation, et parfois dans chaque difformité visuelle. Car à ce moment, c’est la pulsion qui s’incarne.
C’est cela que j’appelle pulsion : le lieu où la création cinématographique manifeste ce qui n’aurait pas existé sans elle.
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Comment repérer l’expression personnelle ou irréductible d’une personnalité dans le travail du plan ?
Il existe des figures simples, séminales ou matricielles, que la construction du plan exhibe presque immédiatement. Lorsque je parle des figures de l’élastique ou de l’aquarium, ce ne sont pas que des définitions théoriques, ce sont surtout dans ma pensée des approches pédagogiques qui condensent en quelques mots et en quelques schèmes des structures fondamentales de la représentation et du rapport à l’autre. Ce sont des structures de création indéniables et efficaces.
Le plan aquarium rassemble les personnages et constitue une figure de la communauté, plus ou moins harmonieuse, entre équilibre du groupe et prégnance de l’implosion. L’aquarium rassemble dans le cadre : il affirme, réunit, relie mais aussi il peut étouffer, enfermer. Il est intéressant de montrer comment le déplacement d’un corps, un geste, le nombre et la disposition des corps permettent de varier immédiatement l’effet sur le spectateur.
La notion d’élastique permet de travailler sur la distance entre les corps dans le cadre, comme sur la distance entre le corps et la caméra. L’élève dégage patiemment des structures. C’est peut-être quelque chose de petit qu’il fait, mais cela s’ajoute à d’autres apprentissages, à d’autres démarches de compréhension, et il le fait seul.
Propos recueillis par Jean Marie Samocki
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• Alain Bergala, « La Création cinéma », éditions Yellow Now, 2015, 272 p.
• Voir sur ce site l’analyse du livre d’Alain Bergala par Jean-Marie Samocki.