« Aller jusqu’à Sciences Po ou l’ENA sans connaître Césaire ou Senghor ? »
Propos recueillis par Jean-Riad Kechaou, professeur d’histoire-géographie
L’École des lettres. — Quelle est la place accordée aux Noirs dans l’enseignement ?
Samba Doucouré. — Dans l’enseignement général, l’histoire des Africains en France et en Europe est très réduite. Il existe de nombreuses ressources, mais on y accède uniquement par volonté de recherches individuelles, elles ne font pas l’objet de démarches collectives. Né en 1988, je n’en ai appris que des bribes en histoire, rien en littérature. On a eu des cours sur la décolonisation de l’Algérie et de l’Indochine, mais pas du Cameroun, et juste un paragraphe ou deux sur la décolonisation des pays africains en 1960. À moins d’avoir un professeur très engagé, on avait peu de chance de retenir quelque chose de signifiant sur ce sujet. À partir de 2010, il y a eu des évolutions positives du fait de la loi Taubira reconnaissant l’esclavage et la traite comme crimes contre l’humanité. L’histoire de l’Afrique a été intégrée dans les programmes (et supprimée en septembre 2016, N.D.L.R.), le commerce triangulaire occupe une plus large place… Personnellement, c’est surtout à l’université et dans une association d’étudiants africains que j’ai acquis des connaissances sur la présence des Noirs dans l’histoire de France. Ce que je regrette, c’est qu’un élève peut aller jusqu’à Sciences Po, faire l’ENA ou l’ENS sans savoir qui sont Aimé Césaire, Frantz Fanon ou Léopold Sédar Senghor. Dans les concours d’entrée aux écoles de journalisme, ce type de savoirs ne semblent pas faire partie de la culture générale non plus.
Est-ce que le film Tirailleurs peut jouer un rôle dans une histoire plus inclusive ?
Ce film médiatisé représente une ressource, notamment pour des scolaires. Il est intéressant, de la même manière que le film de Rachid Bouchareb, Indigènes, sorti en 2006. La polémique déclenchée par les propos d’Omar Sy dans les médias tient à sa visibilité à lui et à son attitude sans complaisance. Qu’attend-on de lui ? Qu’il remercie la France pour tout ce qu’elle lui a donné sans jamais dire ce qu’il pense ?
Comment jugez-vous le film ?
C’est la meilleure composition d’Omar Sy. L’histoire est touchante, universelle et assez juste sur certains effets de cette guerre. Je pense notamment au renversement de l’ordre établi par la colonisation, le fils nommé caporal se retrouvant hiérarchiquement au-dessus de son père resté simple soldat. Ce jeune homme, qui devait être berger, devient un cadre en rentrant au pays. La colonisation a effectivement provoqué des déséquilibres sociaux en propulsant certains relais de la République en Afrique.
Le film n’est-il pas trop conciliant ?
Il y a très peu de Blancs dans le film… S’il avait mis en avant le racisme de l’armée, Tirailleurs n’aurait pas été grand public et n’aurait pas obtenu tous les financements nécessaires. Il doit marquer une nouvelle étape pour pousser d’autres réalisateurs d’origine africaine à développer leur point de vue.
Je pense à des films comme Emitaï, dieu du Tonerre, du réalisateur sénégalais Ousmane Sembène, qui raconte l’impact de la guerre sur les sociétés africaines : contribution à l’effort de guerre, pillage des récoltes, résistances… Ou au Camp de Thiaroye, du même réalisateur, sur le massacre de Thiaroye le 1er décembre 1944 : des tirailleurs sénégalais réclamant leurs indemnités ont été tués par des gendarmes français dans un camp militaire proche de Dakar. Dans Sarraounia, Med Hondo, réalisateur mauritanien, décrit la brutalité de la conquête coloniale avec l’appui des tirailleurs, mais aussi les courageuses résistances qui lui étaient opposées.
Après la sortie du film Indigènes en 2006, le président Jacques Chirac a harmonisé les pensions des anciens combattants coloniaux sur celles des combattants de métropole.
Est-ce que Tirailleurs a fait avancer des revendications ?
Depuis janvier, les anciens tirailleurs peuvent enfin profiter de leur minimum vieillesse sans prouver qu’ils vivent en France au moins six mois. En 2017, leur naturalisation a été facilitée. Il doit rester moins de 100 tirailleurs, la plupart ayant combattu dans les derniers conflits coloniaux en Indochine et en Algérie. Une place des Tirailleurs-Sénégalais (anciennement place de Clignancourt) a été inaugurée le 10 mars à Paris. La coïncidence est affaire de calendrier, mais elle rentre dans un faisceau d’événements qui ont lieu depuis quelques années. Ce qui est important, c’est qu’il reste des traces de cette partie de l’histoire. Les noms de rues, les statues, n’enseignent pas l’histoire mais donnent des indices et portent des symboles de ce que l’on veut valoriser dans l’histoire nationale. Cela ne remplace pas, cependant, les livres d’histoire, les films ou les pièces de théâtre. Le combat continue.
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