« Amanda », de Mikhaël Hers
Le sujet d’Amanda est assez classique, la façon qu’a le cinéaste de le traiter l’est beaucoup moins. Un jeune homme, David (Vincent Lacoste), doit s’occuper de sa petite nièce de neuf ans, Amanda, après le décès brutal de sa mère, Sandrine, tuée dans un attentat.
Les récits de deuil sont courants, les prises de conscience et les témoignages de responsabilité également. Quant à la relation enfant-adulte, elle constitue un axe dramatique très fréquent. L’enjeu du film est de se placer dans un contexte politique contemporain brûlant et de le désactiver pour préférer une forme de délicatesse qui permet de décrire un bouleversement intime.
Il serait pourtant excessif et caricatural de dire que l’attentat n’est qu’un prétexte. Il est absolument essentiel que ce soit un attentat et non un accident de voiture, par exemple. Hers veut montrer le climat d’une grande ville aujourd’hui pour ériger son film en antidote, voire en contre-modèle. Il faut absolument qu’il y ait un fondement politique pour que l’énergie solaire et positive que dispense le film puisse apparaître comme un acte de foi, une décision morale face à la vie, et non comme une légèreté.
« Amanda » n’est pas un film sur le terrorisme
L’absence de contexte politique ne montre pas un dégoût de la politique mais un dégoût du dégoût lui-même. Il prend à contre-pied les thèmes politiques et sociologiques évidents qu’on aurait pu plaquer sans avoir vu le film. Pour aborder le film, il est plus simple, paradoxalement, de commencer par dire ce que le film n’est pas un film sur le terrorisme puisque Mikhaël Hers et sa coscénariste ont veillé très précautionneusement à contourner les clichés et les vignettes attendues.
Pourtant, il y a bien un acte terroriste, mais celui-ci n’est pas filmé directement. Il n’est même pas vraiment préparé par la progression dramatique. Hers montre le rapport entre une femme et son frère, leurs relations de tendresse, la vie parisienne d’une femme qui a trouvé sa place dans la société et d’un jeune homme qui se cherche. L’attentat vient au bout d’une petite trentaine de minutes et Hers ne cherche pas à créer un climat anxiogène.
Il est frappant de voir à quel point Hers enlève de son récit tout ce qui peut être politique directement. On ne saura pas qui sont les terroristes, s’ils ont des revendications ; on n’entendra absolument pas les paroles des hommes et femmes politiques ; pas d’informations en boucle sur les chaînes d’informations en continu ; pas de climat de haine ou de ressentiment envers la société, les gouvernements, l’époque.
Tout le film se structure autour d’un événement tragique, mais Hers cherche à l’épurer, à le rendre abstrait jusqu’à un certain point, à le dissocier de la parole publique pour en faire un événement qui lui permet de sonder les détresses intimes. Lorsque David rencontre une journaliste, celle-ci ne lui demande jamais de se situer politiquement ou d’exprimer un point de vue sur la marche du monde. S’il décide de couper court à l’entretien, c’est parce qu’il se sent obligé de parler de la vie de sa sœur et d’Amanda, et que cette démarche lui paraît beaucoup trop intime et douloureuse.
Un point de rupture inéluctable sans espoir de retour
Pourtant, il est intéressant de remarquer (et de faire relever), tous ces détails qui ancrent le film dans une société marquée par le terrorisme : les militaires qui patrouillent dans les gares, ceux qui surveillent les parcs fermés, la présence d’une juge des tutelles ou la mention d’un soutien psychologique aux victimes. Hers filme une société qui doit faire avec le terrorisme et qui s’organise pour aider les victimes. Le corps du terroriste n’est pas tant situé hors champ qu’il est définitivement banni par la démarche esthétique du film.
La scène où David découvre les victimes est à cet égard extrêmement forte. Elle débute par une flânerie en vélo dans Paris, elle se transforme subrepticement lorsque David croise des motards qui roulent à toute allure dans le sens opposé. Puis, une fois arrivé, le spectateur découvre les scènes de carnage à travers son point de vue, comme des trouées cauchemardesques et terrifiantes. Les corps sont disposés face à nous, désarticulés, blessés, agonisants. Nous ne pouvons pas ne les voir et l’effet de surprise est tel que ce sont les corps massacrés qui paraissent nous regarder et nous dévisager. La lumière est brusquement tombée et les râles des victimes évoquent des apparitions d’horreur, des morts-vivants, des suppliciés.
La nuit devient plus profonde, déchirée par les éclairs bleus des gyrophares. Le passage du vide à la foule, du calme au désastre, de l’espoir à l’effondrement est saisissant. Mais l’enjeu n’est pas la terreur des terroristes, mais cette sensation d’un point de rupture inéluctable sans espoir de retour. C’est d’autant plus étonnant que le spectateur, averti du sujet du film, pouvait s’attendre à une reconstitution même partielle des attaques du Bataclan. Hers refuse ce naturalisme-là. En revanche, il retranscrit par petites touches ce que les Parisiens ont pu ressentir à ce moment-là : la ville qui aussitôt après paraît s’être vidée de ses habitants, le silence pesant, l’impression de souffle et de stupéfaction, une sensation d’arrêt. Même l’anecdote autour d’Elvis Presley ressuscite fugacement ce traumatisme de l’histoire récente. Hers ne le filme pas littéralement, mais diffuse son souvenir.
Au croisement entre l’Histoire et l’errance personnelle
Il peut être intéressant de comparer Amanda à un film français, différent sur la forme : Nocturama de Bertrand Bonello. Le but n’est certainement pas de montrer ce film en intégralité, mais de sélectionner par exemple la rencontre nocturne entre un des protagonistes et le personnage interprété par Adèle Haenel, qui s’enlise dans une démonstration politique. Bonello cherche à rattacher ses personnages à une forme de conscience politique, voire de revendication. Du coup, son style épouse parfois celui du tract ou du pamphlet, parfois celui de l’aphorisme poétique, au prix de l’ésotérisme et de la confusion.
Hers fait exactement l’inverse, dégageant ses personnages de tout mot d’ordre. La question reste cependant entière : ce choix d’une intimité absolue, déliée de tout rattachement sociopolitique, peut-il être pertinent ? À ne garder de l’époque qu’un sourd climat anxiogène, à refuser de montrer des débats ou des colères, peut-il réussir à promouvoir un apaisement général, où l’intelligence des consciences rejoindrait la paix des cœurs ?
C’est à ce croisement entre l’Histoire et l’errance personnelle que se situe Hers. Le rapprochement avec l’oeuvre de Modiano est alors absolument justifié. Hers trouve chez le romancier au moins une façon de transformer le passé historique en fantôme, en évanescence, qui ne peut surgir que de façon fragmentée et parfois cryptique. Amanda n’est pas un film sur le terrorisme et se méfie de toutes les thèses. C’est un film qui perçoit le terrorisme comme une ombre diffuse, qui refuse de le considérer en face et qui préfère vivre avec lui comme avec un spectre.
À ce titre, il serait intéressant de faire lire un roman de Modiano en même temps de la montrer ou de le montrer pendant qu’on étudie ou qu’on fait lire un roman de Modiano. Que trouverait-on en commun ? Le souci de faire vivre les personnages dans un espace urbain très précisément délimité et quadrillé. Autant on marche chez Modiano, autant ici tout se fait à vélo, signe de vie urbaine comme de contemporanéité.
On quitte brutalement Paris pour mieux y revenir (dans L’Horizon, les personnages vont tout à coup à Berlin ; dans Du plus loin de l’oubli, ils se rendaient déjà en Angleterre en toute fin de course). Mais quitter Paris reste encore une façon de s’y attacher viscéralement : chaque lieu donne l’impression d’avoir été scrupuleusement choisi : le boulevard Daumesnil, les avant-postes du Xe arrondissement, le château de Vincennes, la gare de Lyon et le boulevard Diderot. Il ne s’agit pas seulement de traverser Paris de part en part, mais de laisser la ville respirer, de nous laisser aller à l’aimer.
Les espaces verts sont privilégiés comme des lieux de rêverie, d’errance, des pauses presque somnambuliques. Paris n’est presque jamais filmé comme un espace oppressant mais comme le lieu des rencontres, des passages, des disparitions et des retrouvailles, des hasards et des plaisirs. On s’y installe, on la quitte, on y revient, on n’en sort jamais vraiment et même Londres est filmé comme Paris avec des paysages larges et profonds, anonymes et intemporels.
Le récit d’une maturité
Comme chez Modiano, Amanda raconte l’itinéraire d’un personnage blessé par l’histoire mais qui trouve dans sa blessure l’occasion de faire face à ses responsabilités. (C’est l’histoire d’Une Jeunesse comme des Boulevards de ceinture.) C’est le récit d’un jeune homme qui avait l’amour d’une sœur pour ne pas se considèrer comme orphelin et qui doit devenir non pas vraiment un père mais un modèle adulte.
C’est donc le récit d’une maturité, d’un rapprochement. Est-ce celui d’un deuil ? Peut-être, mais il s’agirait moins de celui de la sœur aimée que de celui de la mère absente. Le récit du film est structuré par la promesse de retrouvailles avec une mère qui a très tôt démissionné de ses responsabilités parentales. Le film ne la juge jamais et ne la culpabilise pas. Il tient à montrer l’itinéraire d’un jeune homme qui doit inventer ses responsabilités par lui-même et qui finalement a le courage de tenir un rôle que personne véritablement a su tenir pour lui.
L’action terroriste est une schize profonde dans le récit, mais celui-ci a su se développer sans elle. Ce qui compte finalement dans sa construction, c’est l’annonce d’une visite chez la mère perdue (au début du film) et l’effectivité de cette visite (à la fin). Le but n’est pas de montrer la renaissance d’un amour maternel, mais son inscription dans une trajectoire intime, celle d’une réconciliation, d’une paix, et non celle d’une blessure vive ou d’une amertume.
Les personnages
Dès lors, il est pertinent d’interroger la caractérisation des personnages, et surtout la façon dont Hers arrive à faire vivre des silhouettes, à donner une présence nette à des figures vouées à la disparition, à la fuite, voire à l’absence définitive. Les premières séquences arrivent à faire exister la sœur de façon extrêmement vivante de façon à faire ressentir presque physiquement au spectateur son manque. Elle parle, elle danse, elle rit, fume, se déplace, a une vie à elle, placée avec David sur un même pied d’égalité, sans que l’un devienne le faire-valoir de l’autre.
David, lui, est placé immédiatement du côté du retard, de l’indétermination, de l’indéfini. La première s’épanouit dans un espace bourgeois, le second dispose d’espaces plus resserrés ou de la nature (parcs, arbres, trouées de verdure). Le parc devient un espace utopique d’accueil, d’amour, de confession, mais aussi de don de soi. C’est pourquoi la tuerie est d’autant plus violente qu’elle se situe dans un parc : soudainement, l’enceinte protectrice du parc, son atmosphère de rêve, sa brève suspension de réalité se retourne en son négatif, l’horreur du réel.
Quant à Amanda elle-même, elle est à la fois centrale et périphérique. Son personnage cristallise tous les enjeux, mais le cinéaste se refuse à la montre affronter directement la mort de sa mère. Là encore, tout n’existe que par touches indirectes, pour faire exister par la litote ou la suggestion la profondeur d’une décision ou d’une transformation intérieure.
La scène finale est alors aussi claire qu’énigmatique. Hers ne désigne pas directement le chagrin que la petite fille ne peut pas contenir mais trouve une situation a priori anodine qui symbolise tout un chagrin emmuré qui ne demande à sortir que pour être, aussitôt, conjuré et calmé.
Jean-Marie Samocki
• Voir également sur ce site l’analyse d’Amanda par Philippe Leclercq.