« Amanda », de Mikhaël Hers
Mikhaël Hers aime Paris. Terrain de jeu de son adolescence, la capitale est devenue le territoire quasi exclusif de sa cinématographie. Et, comme chez Éric Rohmer, on y arpente les rues, on fréquente ses cafés et ses parcs.
Son jeune cinéma traite du passage à l’âge adulte, de la crainte de l’avenir, des premiers renoncements et du deuil. C’est précisément ce dernier thème, abordé dans son précédent long-métrage Ce sentiment de l’été en 2015, qu’il décide de remettre sur le métier à l’heure du projet d’Amanda. Avec, cette fois, un parti pris moins rétrospectif, plus en prise avec l’actualité récente.
En scrutant le Paris d’aujourd’hui, Mikhaël Hers cherche à capter la violence de l’époque, que les attentats islamistes de novembre 2015 cristallisent à ses yeux. Jugeant toutefois la reconstitution difficile, il décide, avec sa scénariste Maud Ameline, de s’appuyer sur les ressorts de la fiction et d’ « inventer » un attentat aux abords de la capitale, dans un espace vert un peu indéfini (le Bois de Vincennes). Ce choix lui permet de garder une liberté, une distance abstraite face aux circonstances réelles du drame d’alors, et par là d’universaliser son propos.
Analyse du film
Circulation et changement de cap
Amanda est d’abord une affaire de rendez-vous. De croisement, de rencontres, de timing. Bons, ou mauvais comme celui de la scène inaugurale du film où l’on voit David courir dans la rue pour récupérer Amanda, sa nièce âgée de sept ans, à la sortie de l’école. Laquelle scrute, en contrepoint, l’espace désert autour d’elle dans l’attente du retardataire.
En quelques images et un montage alterné, l’essentiel est posé, le vide laissé par la mort prochaine de la mère annoncé. La séquence ébauche l’immaturité de David, l’imprévision sinon l’inachèvement du personnage, et préfigure la trajectoire que celui-ci devra suivre pour être au rendez-vous de la douleur de la fillette bientôt orpheline. Être présent à ses côtés, au rendez-vous de ses doutes et questionnements, et former un point d’équilibre à l’accomplissement de son deuil.
La mise en scène d’Amanda s’intéresse à la circulation des corps et des affects. La vie de David, d’abord touffue et désordonnée comme les arbres sur lesquels il grimpe pour son travail municipal, prend une direction inattendue. Le coup de tronçonneuse que le récit reçoit au tiers de sa durée et qui le coupe en deux parties lui impose de changer de trajectoire. Le jeune homme est alors mis sur les rails d’un nouveau destin, qui l’oblige à se tourner davantage vers sa nièce.
Le post-adolescent est brutalement poussé vers l’âge adulte, vers une jeune femme (Lena), et sa propre mère anglaise (Alison) que l’épreuve de l’attentat fait resurgir de l’oubli où David l’avait enfermée. En perdant sa sœur, il redevient un fils pour sa mère, et ébauche in fine la silhouette d’une nouvelle présence (grand-)maternelle auprès d’Amanda.
L’existence de David est bouleversée par l’attentat. L’événement lui assigne un rôle, lui dicte une nouvelle ligne de conduite à suivre. David devient, à son corps défendant, le centre de gravité de la fiction, un re-père pour Amanda, lui qui en est a priori si peu doté.
Paris est (toujours) une fête
David est jeune, moderne, urbain. Il incarne à lui seul une certaine idée contemporaine de la ville et de la manière de l’appréhender, de la voir et d’y vivre. Il marche beaucoup, pédale sur son vélo à perdre haleine. Ivre de vivre. Il aime Paris en général, et son quartier du XIIe arrondissement en particulier (autour de la place du Colonel-Bourgoin).
Ses nombreux déplacements créent du lien entre les êtres. Urbain avec les étrangers qu’il accueille (pour des locations saisonnières) et qu’il oriente à travers la ville, David parcourt les rues en tous sens, comme une manière d’habiter l’espace et de dessiner une géographie d’appartenance, intime et collective.
La mise en scène, en accord avec le regard du héros, fait de Paris un personnage à part entière. Un village au visage familier, proche, accessible, intégrant la carte postale à la dramaturgie quand les touristes d’un bateau-mouche adressent un geste de la main à David et Amanda, corps soudés l’un à l’autre, en arrêt contemplatif sur le pont de Sully. Ce signe amical, et douloureux comme une gifle, clame que la vie alentour poursuit son cours alors que tout s’est brutalement figé à l’intérieur de soi. Ce simple geste accroît la douleur par contraste et renvoie chacun à la solitude de son deuil.
David est sans cesse en mouvement. Après l’attentat, il refuse de céder à l’ennemi invisible. Il n’abandonne jamais le territoire ; il poursuit ses grands raids urbains et continue d’occuper l’espace. Sa présence dans la géographie urbaine apparaît comme une forme de résistance, de victoire face à la barbarie.
Images manquantes
La mise en scène d’Amanda recelait deux gros écueils à éviter. Outre le pathos lié au traitement du deuil, se posait l’épineuse question de la présence (ou non, et comment) des images sanglantes de l’attentat.
À cela, Mikhaël Hers répond en partie par l’ellipse et le suspense. La longue scène durant laquelle David pédale en direction du lieu où il a rendez-vous avec sa sœur Sandrine et Lena contient dans sa propre durée toute l’horreur du drame qui se déroule ailleurs, hors-champ et dans le même temps. Le spectateur, mis sur le grill de cette durée, pressent la catastrophe, redoute l’accident (de vélo ?). Le long travelling qui accompagne David est un moyen de retarder le moment de la crise, de détourner l’attention du spectateur qui sera frappé avec David et placé au même niveau de sidération face à l’horreur du carnage.
Le jeune homme arrive donc après les faits. L’attentat a eu lieu. Cependant, l’onde de choc est encore palpable, présente dans l’air. Le garçon est abasourdi, sonné debout. La mise en scène épouse son point de vue et remplit le cadre d’un silence ouaté, d’un fracas si proche et si lointain déjà, qui l’isole un moment du monde, de cet espace livré à l’immonde, baignant dans une lumière irréelle, glauque, fuligineuse, de fin de journée, de fin du monde.
L’indicible de l’horreur est visible, et prend la forme d’une abstraction, presque onirique, d’incrédulité. Face à l’abjection, la mise en scène est poussée à interroger avec David la vérité du réel. Doit-il croire à ce qu’il voit ? Comment penser, accepter, assimiler un tel massacre ? Les images des corps ensanglantés, gisant dans l’herbe, choquent le regard. Impossible néanmoins d’en faire l’économie sans se rendre coupable de fausse pudeur. Ces images font écran aux images télévisuelles, créatrices, selon Mikhaël Hers, d’un vide par le plein d’une diffusion ad nauseam. Sa fiction, qui invente les images manquantes propres à créer un imaginaire au service de la compréhension du drame, vient précisément en combler l’absence.
Faire son deuil
La porte du deuil, causé par l’attentat, est étroite. À la douleur de la mort se mêlent le sang du carnage, le sentiment de l’injustice, le poids de l’incompréhension. La mort de Sandrine endeuille les cœurs et accable le corps du film, brisé en deux. Une tension mélodramatique, sans pathos excessif, se noue entre David et Amanda, ensemble occupés à recouvrir la tombe creusée par la tuerie. La mise en scène souligne sobrement l’absence de la mère, et désigne des objets (une chaise, une brosse à dents…) qui rappellent l’existence des gestes disparus.
David porte son deuil en silence. Il pleure certes, mais n’exprime aucun ressentiment ni dégoût pour les assassins de sa sœur (on songe ici au Lambeau de Philippe Lançon). Peut-être dissout-il sa colère dans les larmes, à l’image de la scène de la gare du Nord ou de l’annonce de la mort de Sandrine faite à Amanda (filmée à distance et en un seul plan-séquence).
David, l’élagueur d’arbres, redessine les contours de la vie de sa nièce ; il en « scie » les pensées mortifères et veille en sa qualité de tuteur à sa santé psychologique. Inversement, Amanda, fillette douée d’une vitalité naturelle, force son oncle à grandir, à devenir adulte. Lequel se rend chez Lena à Périgueux et fait le voyage à Londres, réalisant ainsi à titre posthume le vœu de la réconciliation entre lui et sa mère (souhaitée par sa sœur). Les parcs de Paris et de Londres se font alors écho et donnent la mesure du chemin parcouru.
La métaphore « Elvis has left the building », reprise par Amanda lors du rendez-vous de Wimbledon (naguère envisagé par Sandrine), est l’occasion d’honorer la mémoire de la défunte et de clore un premier cycle. La phrase est l’indice d’un héritage, d’une maturation inachevée que David, saisissant le découragement de la fillette au rebond, s’applique à parfaire. Face aux craintes prématurées d’Amanda de voir perdre son favori, le jeune homme adresse une formidable leçon de courage, de résistance et d’espoir face à l’adversité. Le sourire, baigné de larmes et de joie qu’elle lui renvoie, apparaît enfin comme une juste récompense, un signe de reconnaissance pour la force qu’il lui insuffle dans sa propre rencontre avec la vie.
Pistes pédagogiques
Portrait. – La mort d’un être cher, a fortiori dans un attentat, est un traumatisme pour l’entourage. Justifier la scène liminaire. Quels effets d’annonce ? Brosser le portrait (éminemment vivant) de Sandrine et étudier la complicité qu’elle entretient avec son frère (scène de la confidence amoureuse). Noter son implication dans son travail d’enseignante, ses convictions, son tempérament, sa joie de vivre (la course à vélo). La monoparentalité : quels enjeux dramatiques ?
Disparition. – La disparition de la mère est au cœur du dispositif d’Amanda, le corps soustrait au regard, à la joie du mouvement urbain en accord avec les êtres. Analyser la tension précédant la scène de l’attentat. Justifier les choix de mise en scène, qui escamotent la violence de l’action proprement dite, puis montrent l’après et le carnage des corps ensanglantés. La mort de Sandrine apparaît d’abord comme l’expression d’un vide. Observer les motifs et passages qui en révèlent l’absence. Commenter la pudeur de la mise en scène lors de l’annonce de la mort de sa mère à Amanda.
Deuil. – L’attentat déplace le centre de gravité de la narration. Une nouvelle histoire débute entre Amanda et son oncle, amenant celui-ci à se réinventer, à (re)faire famille en renouant avec sa mère et en adoptant la fillette. Étudier la nature et l’évolution de la relation entre l’oncle et la nièce. Quels soins David prend-il d’Amanda pour apaiser la douleur de son deuil ? Ses égards envers la fillette ne sont-ils pas au moins autant diriger vers lui-même ? Comment s’exprime la conscience de la mort entre l’enfant et l’adulte ? Quelle est la valeur de la dernière image sur le visage vainqueur et noyé de larmes d’Amanda ?
Prolongements
Jeux interdits (1952) de René Clément. Août 1940. L’exode. Sur une route de campagne, une colonne de civils fuit l’avancée de l’armée allemande. Soudain, un avion de la Luftwaffe surgit dans le ciel et mitraille, tuant les parents de Paulette, une gamine de cinq ans, et son petit chien. Commence dès lors pour la jeune orpheline une nouvelle route jalonnée de morts, longue comme un deuil sans fin.
Philippe Leclercq
• Voir également sur ce site l’analyse d’Amanda par Jean-Marie Samocki.
Merci pour cette belle analyse de ce film que j’ai vu la semaine dernière et qui n’en finit pas de m’émouvoir. Tout est juste dans ce que vous exprimez et en tant que formateur, je trouve vos propositions pédagogiques très intéressantes. En classe de troisième, ce serait parfait: la combinaison avec Jeux interdits apparaît tout aussi judicieuse. Il ne manque plus que l’on doute un César on ne peut plus mérité à Vincent Lacoste.