« Amin », de Philippe Faucon. Le destin de l’étranger entre liberté et destin
Le nouveau film de Philippe Faucon paraît s’inscrire facilement dans la galerie de personnages contemporains et émouvants qu’il sait souvent créer.
Après s’être intéressé à l’émancipation des jeunes filles ou des jeunes femmes avec Muriel fait le désespoir de ses parents ou Samia, après avoir essayé de montrer les questions qui se posent aux mères maghrébines (dans Fatima) ou à celles qui ont l’âge d’être grands-mères (avec le film Dans la vie où s’entraident une juive et une musulmane), Faucon revient à des portraits d’hommes en crise, entre deux pays, entre deux familles.
La Désintégration était clairement une tragédie de l’intégration car l’échec de l’insertion professionnelle débouchait sur un sentiment d’abandon qui ne trouvait son expression et son exutoire que dans l’acte terroriste. L’originalité d’Amin est d’essayer d’éviter le message tragique. La note finale n’est pas exactement une note d’espérance mais Faucon essaie, tant bien que mal, de construire des personnages plus que des symboles, et l’histoire de cet ouvrier sénégalais prénommé Amin cherche à imposer une individualité, comme le cinéaste avait parfaitement réussi à la faire avec son succès précédent, Fatima.
Le plus simple, pour comprendre les forces et les faiblesses de ce film, est de partir de la caractérisation du personnage principal. Les limites du film sont moins dues aux difficultés d’un cinéaste avec son art qu’elles ne révèlent l’enjeu d’un projet à la fois politique et romanesque.
Un Sénégalais : cette identité africaine est essentielle
Amin ne vient pas d’un pays en guerre, il n’est pas un réfugié, il n’a pas connu les affres des passeurs et les horreurs d’un voyage inhumain en Méditerranée. Il ne vient pas non plus d’un pays du Maghreb. C’est une autre histoire coloniale, plus apaisée. Faucon montre la cohabitation entre les immigrés de plusieurs nationalités, le racisme lié à la différence de couleur de peau.
Il cherche aussi à être plus réaliste dans la peinture de cette communauté d’immigrés qui se forment dans les foyers de la Sonacotra. Amin, dès lors, se détache progressivement de la toile de fond des immigrés et c’est essentiellement avec son départ en Afrique pour rejoindre sa famille qu’il devient le centre du récit et non un élément périphérique.
La question du portrait
Contrairement à ce que laisse supposer son titre, Amin n’est pas le portrait d’un seul personnage. Cela n’était pas le cas non plus de Fatima (les deux filles Nesrine et Souad avaient beaucoup d’importance), mais la figure de ce film était très forte et constituait un destin unique. Ici, Faucon fait délibérément le choix d’une figure plus opaque et plus faible. Le trajet de Fatima la menait vers la liberté, vers une forme d’indépendance et de conscience de soi que l’écriture et la poésie permettaient de construire.
Ici, ce n’est pas le cas : Amin n’évolue pas vraiment. Il vit une aventure amoureuse en France tout en aimant sa famille restée au Sénégal : cela n’est montré ni vraiment comme un déchirement, ni même comme une transformation. Il représente une forme d’équilibre délestée de toute culpabilité paralysante. Même si Amin permet au cinéaste de montrer un état politique de la société et de l’immigration, les choix sentimentaux du personnage neutralisent sa dimension trop ouvertement allégorique et univoque. Amin ne devient pas un exemple et échappe à toute sanctification, ce qui n’était pas le cas du personnage de Fatima.
Un personnage central ou plusieurs personnages périphériques ?
C’est sans doute pour cela que la richesse du film se trouve aussi dans ses à-côtés, dans sa périphérie. Pensons notamment au personnage d’Abdelaziz et à ses deux filles qui montrent une intégration fière et sans doute réussie. Vers la fin du film, le centre de gravité du film se déplace insensiblement vers le personnage d’Abdelaziz, un vieil ouvrier qui souhaite repartir en Algérie et meurt pour avoir accepté un travail de trop.
Il est sans doute important pour le cinéaste de ne pas privilégier un individu unique, pour que le romanesque ne pèse pas sur la description politique, émaillée de nombreux détails qui recherchent l’effet de réel. Le lien entre Amin et les autres ne se fait pourtant pas vraiment et la peinture des immigrés est plutôt pointilliste.
Une intégration, des intégrations ou des absences d’intégration ?
Faucon, alors, ne fait pas d’Amin le héraut d’un seul rapport à l’intégration, ou plutôt à la non-intégration. Faucon cherche à montrer au contraire un ensemble complexe de rapports à l’intégration, dont Amin et Abdelaziz constituent deux emblèmes différents. Il s’agit aussi pour le cinéaste d’explorer avec ces deux personnages deux origines africaines différentes, deux rapports différents à l’histoire de la décolonisation, mais aussi deux âges et deux familles.
Faucon paraît plus à l’aise pour l’homme âgé que pour l’homme entre deux âges, sans doute parce que la caractérisation y est plus nette et plus facile à dramatiser. L’homme âgé doit faire face à l’usure de son corps, à l’usure de sa vie et au bilan de ses actions, que reflètent les parcours de ses enfants. C’est ce qui explique l’importance d’Abdelaziz. L’homme entre deux âges se trouve aussi entre deux familles, entre deux pays, entre deux désirs. Ce flottement devient pour Faucon une indécision et le récit a du mal à en exploiter les conséquences dramatiques.
Faucon préfère filmer des personnages qui doivent assumer leur détermination. Le problème d’Amin (du personnage comme du film), c’est que finalement il ne choisit jamais et que cette absence de choix ne crée pas vraiment de drames, ou bien celui-ci est beaucoup trop assourdi.
Entre Afrique et Europe
Philippe Faucon place son personnage entre deux espaces, entre deux paysages : l’Afrique et la France. Il exploite les contrastes entre les deux pays de façon très nette : l’Afrique est baignée d’une lumière assez douce, qui anoblit les objets et les lignes. Faucon travaille en peintre et en coloriste. Les verts sont très doux et le portrait des femmes et des enfants permet d’associer des couleurs vives et chatoyantes, par les tresses des personnages, ou aussi par leurs habits.
La France, quant à elle, est souvent marquée par un paysage nocturne, plus ou moins inquiétant, des couleurs de ciel assez ternes, des espaces plus restreints et plus écrasants. À l’Afrique, les lignes d’horizon, l’ouverture de l’espace, la profondeur de champ ; à la France, les espaces surcadrés, les fenêtres et les portes. Pourtant, si les images sont plus belles en Afrique, Faucon idéalisant les voix, les sons et les formes, les problèmes sociaux ne sont pas évacués.
Le féminisme
Cependant, en Afrique comme en France, les femmes doivent se battre pour leur indépendance et leur autonomie. Le poids du regard des autres est tout aussi fort, et en particulier les conventions familiales. Faucon dresse même un parallèle entre Gabrielle l’infirmière et Aïcha la femme d’Amin. Finement, il ne les oppose pas mais montre comment chacune se bat pour exister selon son désir.
C’est finalement le personnage d’Amin qui est le plus ambigu. Il est difficile d’accéder à ce qu’il ressent, et de ressentir de l’émotion pour lui. Si le désir de Gabrielle à son égard peut se lire comme une volonté d’indépendance, une façon de refuser le carcan social, une forme de bienveillance aussi à l’égard de ceux qu’on ne regarde pas, le désir d’Amin pour Gabrielle est mystérieux. Certes, il n’est pas justifié psychologiquement et cela permet de dépasser le déterminisme ou le conformisme social. Mais, sur le plan scénaristique, cela paraît être une fragilité.
La question de la sexualité
Une exception est cependant notable : les chambres à coucher, une constante dans l’art de Faucon. Les scènes de sexualité sont l’occasion surtout de montrer un espace marginal, intime, où le personnage peut trouver sa liberté et son désir. Cela peut étonner ceux qui n’ont vu que Fatima, mais c’est assez cohérent lorsqu’on considère la filmographie de Faucon.
Ses premiers films, comme sa récente série Fiertés, mettaient en avant la grande sensualité des corps. Faucon s’inscrit alors dans la lignée des films de Jean Renoir, en associant la beauté des couleurs à la glorification des corps et des désirs. La beauté d’Aïcha est particulièrement mise en valeur, elle devient une Vénus noire moderne. La scène sexuelle, en un seul plan, peut également surprendre : ce qu’il y a de frappant, c’est la banalité de cette scène. C’est parce que Faucon ne veut pas scandaliser en montrant des actes fantasmatiques et en cherchant la banalité d’une attirance réciproque qu’il remet en cause les clichés du spectateur. C’est précisément en ne refusant pas la représentation du rapport sexuel qu’il lutte à sa façon contre les préjugés racistes.
Entre réalisme et mélodrame
La difficulté principale du film est finalement que Faucon utilise une trame dramatique assez connue. La relation entre la bourgeoise d’âge mûr et le jardinier s’inscrit dans une tradition cinématographique, initiée par Tout ce que le ciel permet de Douglas Sirk, et continuée par se différents remakes comme Tous les autres s’appellent Ali de Fassbinder ou Loin du paradis de Todd Haynes.
Il serait très intéressant de rapprocher ces films et de montrer comment chaque cinéaste s’adapte à sa société. Pour Sirk, le scandale venait d’une relation entre un jeune homme et une femme dont les enfants étaient adultes. Ce n’est pas la question raciale qui pose problème. Fassbinder, lui, ôte tout glamour : la dame amoureuse est une vieille dame, l’amant est un Turc adulte. Il confronte une trame tragique à la banalité ordinaire de corps vieillis ou fatigués. Haynes dénonce la société américaine des années soixante : le jardinier est noir.
Les fins sont aussi différentes : le happy end surgit in extremis pour Sirk, le jardinier s’en va, n’ayant presque rien vécu de cette relation avec la riche bourgeoise. Faucon termine sur un entre-deux : la note finale est très sombre avec la mort accidentelle d’Abdelaziz, causée par l’acharnement d’une patronne française, mais le destin d’Amin échappe au drame. C’est une façon d’associer l’idéalisme à une vision très sombre de l’exploitation occidentale contemporaine.
Jean-Marie Samocki