Anatomie d’un mensonge : «L’Imposteur», de Javier Cercas
En mai 2005, alors que le Premier ministre espagnol doit pour la première fois assister à la commémoration de la libération des camps, un scandale éclate. Enric Marco, président de l’Amicale de Mauthausen, révèle que, contrairement à ce qu’il avait affirmé, il n’a jamais été déporté à Flossenbürg.
Il a menti sur cet aspect essentiel de son passé, mais sur d’autres, aussi. L’effet est ravageur. C’est sur cet événement que Javier Cercas revient dans L’Imposteur.
Le romancier espagnol, auteur des Soldats de Salamine et de Anatomie d’un instant s’intéresse aux ambiguïtés de l’Histoire.
Il met en relief sa complexité, ses paradoxes, n’hésitant pas à heurter une certaine bonne conscience et à se confronter lui-même au danger de son entreprise.
Un « roman vrai »
Après avoir hésité, renoncé même, il décide d’écrire l’histoire de Marco. Avant même d’avoir écrit une ligne, il se sentait embarrassé. D’autres écrivains, comme Mario Vargas Llosa et Claudio Magris, voient en Marco un affabulateur génial, un confrère. Certains de ses amis lui conseillent au contraire de laisser Marco sombrer dans l’oubli. Cercas est dans une période de doute, incapable d’écrire de la fiction. C’est pourtant l’écriture d’une fiction, Les Lois de la frontière, qui le ramène à ce roman vrai. La mention générique de « roman » ne saurait en effet tromper. Cercas présente les faits, rappelle qui est Marco, relate le passé qu’il s’est inventé et le confronte à la réalité des faits, et il propose une analyse de cette affaire riche en enseignements divers.
Marco est un enfant issu d’une famille pauvre de Catalogne. Adolescent, il assiste aux prémices de la guerre civile, avec les émeutes de 1934 à Barcelone. Il prétend avoir ensuite fait partie de l’expédition républicaine à Majorque, rentrée défaite de l’île. Il aurait été combattant dans les rangs républicains. Il dit aussi avoir été déporté en Allemagne, de France où il avait trouvé refuge. À son retour, il aurait été militant antifranquiste et aurait connu les geôles et la torture, de ce fait.
Ce passé, il ne le dévoile pas aussitôt, mais dans les années 1960. En fait, et c’est ce que démontre Cercas, ledit héros a vécu en homme ordinaire dans un pays écrasé par la dictature, un pays qui essayait d’oublier la guerre civile et la misère, l’oppression, le silence. Si la situation change au milieu des années 1960, c’est que l’étau se desserre, que la jeunesse espagnole ne se résigne pas et commence à lutter pour la démocratie.
Dans l’Espagne d’après Franco
Marco, qui était un ouvrier mécanicien, a fait des études d’histoire. Il est connu pour ses engagements de jeunesse, se met à incarner l’idéal espéré. Il n’est pas radical, il s’exprime avec aisance, se montre convaincant. Quand Franco disparaît, il est fin prêt.
Il devient secrétaire général de la CNT, syndicat anarcho-syndicaliste à l’immense prestige, puis responsable de la plus grande association de parents d’élèves, la FAPAC. Mais, surtout, il commence à témoigner sur son périple en Allemagne, sous le nazisme, et raconte avec force détails son enfermement dans le camp de concentration de Flossenbürg.
Il est si brillant, si persuasif et parfois si émouvant, qu’il prend la tête d’une amicale qui tombait en déshérence. Il a beaucoup lu, s’est abondamment renseigné et parle en déporté. Il figure même sur les listes d’internés du camp, lequel n’a pas compté beaucoup d’Espagnols, contrairement à Mauthausen…
Cette rareté des témoins est ce qui le sauve, dans cette situation comme dans d’autres. On le voit arriver, on trouve des traces de sa présence, mais personne ne peut attester qu’il a été ce combattant, ce déporté ou ce héros qu’il dit être. Cette rareté le trahit, aussi. Ainsi que sa réticence à établir les faits au lieu de se perdre dans de longs récits.
Bermejo, le jeune historien qui dévoilera l’affaire, aura vainement espéré un échange avec lui. Après avoir hésité à dire la vérité en mai, alors que la cérémonie approche, il oblige Marco à le faire lui-même.
Le mensonge historique caché sous une façade de « sentimentalisme »
L’imposture de Marco en rappelle d’autres. Bien des mythomanes ou menteurs se sont inventé un passé de victime pendant la guerre. Par exemple, Benjamin Wilkomirski ou Micha de Fonseca. Cela tient, explique Cercas, à la sacralisation de la victime et à celle du témoin. Qui ose mettre en doute leur parole ? Si on peut le faire en France, en Allemagne ou aux États-Unis, c’est que la connaissance des faits est assez bien établie. Marco vit en Espagne, pays qui ignore tout ou presque de la déportation, qu’elle résume sous le terme d’« holocauste ».
On distingue mal les camps de concentration des camps d’extermination. La Shoah est largement méconnue. Mais Marco en sait plus que le commun des Espagnols et il peut broder sur cette trame. « Broder » est le mot juste, tant ses récits emplis de pathos s’apparentent au kitsch : ici, le mensonge historique cache tout sous une façade de « sentimentalisme ».
Primo Levi, plus proche en cela d’un historien, montrait les zones grises, rendait la complexité du système ; Marco joue sur les effets et parvient à faire pleurer des députés des Cortes. Et ce parce qu’on est alors en pleine période de révision de l’Histoire, qu’on lui préfère la mémoire historique qui confond les faits vécus et ceux qu’on nous a rapportés, au risque de déformer et de prendre pour argent comptant des faits bruts, jamais analysés.
La question de la vérité dans la fiction et dans la vie
Ce qui est en jeu dans l’imposture de Marco tient pour beaucoup à sa personnalité. C’est un narcissique qui s’est inventé un passé. Ses mensonges le sauvent. Il ressemble beaucoup à un personnage de fiction avec lequel Cercas le met souvent en parallèle : Don Quichotte. Tous deux défendent un « moi héroïque », tous deux préfèrent la vie à la vérité, surtout si la fiction sauve et que la réalité tue.
Le travail de Cercas est exemplaire en ce qu’il pose la question de la vérité dans la fiction et dans la vie, de notre croyance dans la fiction, surtout quand elle touche à des événements tragiques. Cela ne va pas de soi, surtout, et ce n’est pas le moindre paradoxe, parce que Marco est un être attachant, dont on a du mal à ne pas se sentir proche…
Norbert Czarny
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• Javier Cercas, « L’Imposteur », roman traduit de l’espagnol par Elisabeth Beyer et Aleksandar Grujicic, Actes Sud, 2015, 448 p.
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