Ann d’Angleterre, de Julia Deck : reine sans couronne
Par Norbert Czarny, critique littéraire
Dans ce sixième roman en partie autobiographique, l’écrivaine retrace la vie de sa mère alors que celle-ci est hospitalisée après une grave chute. Réel et fiction alternent autour d’un lourd secret de famille.
Par Norbert Czarny, critique littéraire
Un soir d’avril 2022, la mère de Julia Deck fait une chute suivie d’un accident cérébral. Sa fille se dit que la fin est possible, qu’elle pourrait être bientôt orpheline. Mais sa mère, Ann, survit et commence alors une autre histoire, telle que bien des familles en connaissent, dans un système hospitalier à la dérive. En évoquant cette épreuve, Julia Deck retrace aussi le chemin de sa mère, née un peu avant la Seconde Guerre mondiale, dans l’Angleterre industrielle, industrieuse et fière de ses valeurs ouvrières, puis venue en France, le pays de tous les possibles, au milieu des années 1960.
Le mot roman figure sur la couverture de ce sixième livre de l’écrivaine. Un « je » domine, mais la troisième personne apparaît quand la narratrice devient Julia : « Pour ma part, j’ai choisi mon camp il y a longtemps : le roman romanesque à personnages et à intrigue », pose Julia Deck avant de préciser : « Sauf que, depuis quelques temps, je caresse l’idée d’un récit où je pourrais enfin dire LA VÉRITÉ. Comme si je savais ce qu’est la vérité ». Tout au long du roman, cette vérité, qui tient à un secret de famille, crée une tension.
Le glissement du « je » au « elle » fait écho à Viviane Elisabeth Fauville, premier roman très remarqué de la romancière dans lequel la folie de l’héroïne se disait aussi à travers ces changements de pronom. Julia Deck ne pratique pas l’autobiographie, mais son œuvre en porte des traces, presque à son insu. Son troisième roman, Sigma, était déjà l’histoire d’Ann et de sa sœur Betty, aux choix de vie si différents.
L’enfance ouvrière
Ann est né à Billingham, une cité du nord de l’Angleterre, qu’une entreprise de nitrate, ICI, a longtemps fait vivre et a enrichi. C’est le cas pour la famille de la jeune fille qui a pu étudier à Manchester avant son départ très jeune pour la France. Elle a grandi dans une maisonnette équipée et dans un milieu structuré par des valeurs ouvrières, rigoristes, voire puritaines. Betty, la sœur d’Ann, les a pourtant transgressées pour mener une existence cahoteuse auprès de son mari Jack Johnson, un séducteur porté sur l’alcool. Dans les années 1970, le modèle économique s’est effondré.
À dix-sept ans, Ann part terminer ses études en France et vivre sa vie de jeune femme à la fois rebelle – on la surnommait « la rouge » et soucieuse de son charme, ce qui lui aurait valu les couvertures de magazine. Elle avait foi en l’avenir, contrairement à Betty, plus âgée qu’elle et encore marquée par l’après-guerre dans un pays en ruine. Lucide sur la société, Ann était aussi cette rêveuse qui aimait Grégory Peck et qui était fascinée par Brando dans Un Tramway nommé désir.
La fiction comme langue commune
Le roman suit le parcours biographique d’Ann en alternance avec son séjour à l’hôpital. Elle apparaît dans sa continuité comme dans ses contradictions. Ann n’est pas facile à débusquer, elle se cache ou se tait. Elle a détruit des papiers qui auraient permis à sa fille d’en savoir plus : « Je ne rencontrais d’ordinaire aucun problème pour évoquer les sujets désagréables avec ma mère. Parce qu’elle excellait à mettre les choses sous le tapis, je m’illustrais dans le grand déballage ». Lequel n’aura jamais vraiment lieu. Mère et fille vivent longtemps ensemble, et la littérature leur permet de se parler. Elles aiment Dickens, Brontë et surtout Thomas Hardy.« Je ne rejoindrai jamais ma mère parmi les Anglais. Je la rejoins dans les livres. La fiction est une langue que nous parlons couramment toutes les deux. »Ann sait raconter, caractériser les personnages, enchaîner les péripéties et conclure à l’anglaise sur une morale ironique. De quoi inciter sa fille à poursuivre le récit.
Dans cette langue commune, un roman de Maupassant met Julia sur la piste du secret de famille : Pierre et Jean. Elle le lit après avoir entendu sa mère dire à une aide-soignante qu’elle a deux filles. On devine son trouble, elle qui s’est toujours pensée unique. La lecture de Ruth Rendell, et notamment les romans qu’elle signe sous le pseudonyme de Barbara Vine, ouvre également des portes à la narratrice, qui se définit comme extra-lucide voyant « plus gros ce que les autres ne voient pas, le voyant aussi plus gros qu’il n’est ». Au risque de se tromper.
Des représentants de l’Ehpad rodent dans les couloirs
La verve de Julia Deck et son sens de la formule caustique, émise l’air de rien, s’exercent à plein pour raconter le parcours d’Ann entre les institutions hospitalières et un Ehpad. Les médecins portent justement des noms qui auraient pu apparaître dans le théâtre de Molière ou chez l’auteur de Knock. Le docteur Egal est polie et réservée, le docteur Ficace, « amène, souriant », « délivre un monologue médical parfaitement incompréhensible puis laisse planer le silence, le temps pour nous d’admirer l’artiste ». Quant au docteur Astral, « égarée dans des pensées cosmiques », elle songe surtout à « regirer » la vieille dame devenue handicapée. La narratrice l’écoute, secouée par les conclusions, et résume : « Son travail ne consiste pas à pratiquer la médecine mais à faire tourner les lits ».
Ce sinistre trajet dans les institutions médicales se déroule sur fond de résurgence du Covid, devenu prétexte à tout et à rien, et surtout au désordre. Les assistantes sociales cherchent à placer la malade, on parle « projet », et la narratrice enrage : « Rien de ce qui se joue ici n’excite de près ou de loin mon désir. Ce qui se joue ici a trait à la vie et à la mort, et ne relève en aucune façon d’un fantasme entrepreneurial. » La colère est d’autant plus compréhensible que des représentants d’Ehpad privés rôdent dans les couloirs en proposant des réductions.
« Dans cette famille, les filles tuent leurs mères, quand ce ne sont pas les médecins. » Julia Deck fait tout pour ne pas répéter les erreurs de sa tante Betty avec sa grand-mère, et empêche les médecins d’agir trop précipitamment. Elle en vient d’ailleurs à reconnaître à la médecine française son excellence en décrivant les « conditions spécialement hostiles » dans lesquelles elle s’exerce. « Depuis longtemps, j’avais observé que mes romans débrouillaient le passé, prédisaient l’avenir. Ma mère finirait dans le château de Monument national, après avoir été la jeune sœur de Sigma et que ne s’accomplisse la prophétie de la fille changée en statue de lierre de Viviane Elisabeth Fauville. Architecte apparente du récit, j’étais en fait leur objet. Les catégories du réel et de la fiction ne sont pas disjointes. Et c’est au croisement de ces axes qui se tient LA VÉRITÉ. Le roman est l’instrument de la connaissance. Il dit au-delà de celui qui parle, de ce qu’il sait ou croit savoir. »
N. C.
Julia Deck, Ann d’Angleterre, Le Seuil, 254 pages, 20 euros.
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