"Anquetil tout seul", de Paul Fournel, adapté et mis en scène par Roland Guénoun
Cinquante ans après ses adieux au Tour de France en juillet 1966, Anquetil revient en piste et hante la scène du Studio Hébertot, grâce à l’adaptation et à la mise en scène par Roland Guénoun du récit Anquetil tout seul de Paul Fournel. Jusqu’au 13 novembre 2016.
Mais comment mettre en scène le sport ? Le cyclisme est rarement représenté et a priori peu théâtral : l’effort y est trop individuel, trop solitaire pour un jeu d’acteurs.
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Mise en scène d’une idole
Le metteur en scène Roland Guenoun a lui aussi eu Anquetil pour idole sportive. Il met un Anquetil en selle, pédalant de bout en bout, dans la réalité physique de l’effort, s’essoufflant et nous faisant partager la course en temps réel. Il est au centre du plateau, entouré de Janine, son épouse et complice, de Geminiani, son directeur sportif, qui interprète aussi parfois un journaliste ou un médecin, Poulidor, le rival devenu ami, et surtout le narrateur, celui qui dit « il » pour parler d’Anquetil, « je » pour évoquer son enfance.
Le récit est complexe : Paul Fournel fait aussi parler Anquetil à la première personne et il joue parfois de la confusion des identités grâce aux pronoms, s’identifiant Anquetil, dans des paragraphes où le je et le il se mêlent : c’est aussi un récit de construction d’une identité.
Une autre dimension théâtrale et autobiographique s’ajoute : un homme pédalant de bout en bout sur une scène de théâtre, cela n’est pas sans rappeler Samy Frey en Avignon disant en 1988 le Je me souviens de Georges Perec : 480 souvenirs de l’après-guerre, de 1946 à 1961, qui évoquent avec une « impalpable nostalgie » nos mémoires communes et collectives.
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Portrait d’un champion
Le récit de Paul Fournel est d’abord le portrait d’un héros, d’un champion, d’un prodige, d’un homme « pas comme les autres », d’un cycliste d’exception. Est-il héros sportif, héros d’un récit, exception et surhomme, idole, champion, mystère ou tout cela à la fois ? C’est une énigme, un homme de contradictions, « pas comme les autres ».
Dans les années 1920 et 1930, l’engouement pour le sportif en tant qu’homme qui se dépasse est vanté par la littérature : Cocteau, Montherlant ou D.H. Lawrence font l’apologie de la vitalité et du corps. En 1942, le roman de Georges Magnane, Les Hommes forts, s’ouvre sur cette phrase : « Le premier héros que je rencontrais hors d’un livre était coureur cycliste. » Sorti de l’univers fictif, le héros devient un homme du réel. Mais l’homme fort de Magnane semble aussi avoir un devenir héroïque et surhumain.
Après-guerre, le sport vu comme moyen de franchir les limites de l’humain et d’accéder à une « surhumanité » n’est plus d’actualité. Sartre dissimule son goût du sport, Camus sera parfois méprisé pour sa passion du football. Pourtant le sport garde les valeurs de l’effort, du combat, du dépassement, de la souffrance acceptée et de la persévérance. Les Trente Glorieuses retrouvent le goût de la victoire sans les arrière-plans sinistres que les notions de « surhumain » ou de « dépassement » ont eu sous les régimes totalitaires.
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Une figure énigmatique
Anquetil détonne par rapport aux autres athlètes : il a des airs d’aristocrate (Blondin le surnommera d’ailleurs ainsi). C’est une figure différente dans le monde du sport. Il est élégant, presque féminin, et pourtant réalise des exploits que l’on pourrait presque qualifier d’inhumains. Geminiani, son directeur sportif, le dira à l’occasion de l’enchaînement réputé impossible du Dauphiné et du Bordeaux-Paris : 800 km de course en deux jours en dormant à peine entre les deux.
Il détonne aussi par ses façons de déroger aux régimes alimentaires sportifs qu’il ne suit pas, par ses défis, par son amoralité, et parce qu’il gagne encore et toujours. Anquetil est surprenant, énigmatique. Ses exploits sont certes prodigieux mais sa personnalité ne lui permet pas d’emporter vraiment l’adhésion du public. « Célèbre sans être populaire », constatait Robert Chapatte.
Héros de l’enfance et du récit, c’est un champion, sans nul doute. Mais un champion défend une cause, c’est même à l’origine du mot : quelle est alors celle de ce cycliste ? L’auteur questionne : quelles sont ses motivations : l’argent ? la gloire ? le dopage ? Pour l’auteur, qui rétrospectivement cherche à percer le mystère de la personnalité du coureur, celui qui lui avait été « évident » « devint indéchiffrable ».
Il n’eut jamais la popularité de Poulidor, son grand rival adoré du public. Paysan comme lui, homme de la terre, Jacques Anquetil est en effet réservé, introverti. Il fuit le contact avec le public, s’écarte du peloton, bref, il n’aime pas « se mélanger ». C’est pourtant un homme d’amitié, qui sait aussi faire de la compétition un jeu. C’est ainsi que Poulidor et lui deviennent amis.
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Fin de parcours
Il semble faire ce qu’il veut et se lance des paris fous, comme courir sans prendre de substances stimulantes, ou gagner le Tour de France de 1961 en arborant le maillot jaune du début à la fin de la course. Cet exploit lui vaudra d’ailleurs la désapprobation du public.
Lorsqu’il avoue se doper, il fustige par la même occasion l’hypocrisie de la presse. Le dopage est nécessaire, c’est une obligation du métier de cycliste qui ne saurait être évitée, compte tenu des extraordinaires efforts demandés. Pour les coureurs professionnels, les « stimulants » sont une simple nécessité: « Il faudrait être idiot pour croire le contraire », lance Anquetil à la presse. Il fait alors scandale.
Après avoir remporté pour la 9e fois le Grand Prix des nations, il quitte le cyclisme, à son apogée. Il se consacre alors à sa famille, devient père, vit aux « Elfes », un château entouré de 700 hectares de terre qui avait appartenu à Maupassant. Revenu à ses origines paysannes il observe souvent le ciel et les étoiles, comme s’il ne voulait plus regarder le sol ou la route.
Il meurt en 1987 sans jamais avoir retouché à son vélo. Pour lui, le cyclisme était un métier, pas une passion, nous dit l’auteur : un paradoxe de plus pour ce champion hors normes :
« Il porte en lui tous les caractères et toutes les contradictions qui font qu’un champion est radicalement différent des autres hommes. […] Parmi les champions, […] Anquetil est sans doute le plus abouti et le plus complexe. Celui qui dans un sport de groupe a toujours su rester le grand modèle du singulier. » (Paul Fournel, Anquetil tout seul.)
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L’étoffe des rêves
En 1953 Paul Fournel a 6 ans quand Anquetil embrasse la carrière professionnelle, et 22 ans lorsqu’il la quitte en 1969. L’idole sportive plane sur tout ce temps de construction et d’apprentissages.
Ces années coïncident avec une période optimiste, celle des Trente glorieuses ; il en reste un parfum de nostalgie autour d’un sport d’essence populaire, d’un Tour qui traverse la campagne française, chroniqué par des grands noms de la presse comme celui d’Antoine Blondin, ami d’Anquetil. Même si l’on s’intéresse peu au cyclisme, le Tour de France de ces années est resté dans nos mémoires communes.
Dans le décor sobre, Roland Guenoun use de projections vidéo qui placent la pièce dans des perspectives : la route qui défile à l’infini, le son et la musique, des publicités d’époque— les débuts des sponsors — ou encore des unes de journaux qui restituent l’événement dans son époque. Il utilise un rideau de scène en voile transparent sur lequel l’image d’Anquetil est projetée avant que la pièce ne commence.
Sur scène, l’acteur qui l’incarne, Matila Malliarakis, est cadré par un panneau où se projette l’image de la route qui défile aussi vite que la courte vie de ce champion mort à 53 ans. De chaque côté de la scène, des panneaux composent également des lignes de fuite, un champ de profondeur. Des temporalités se superposent, auxquelles s’ajoute le regard du spectateur lui aussi confronté à des images, comme le narrateur.
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« Anquetil cachait un peu de la fibre dont sont tissés mes rêves »
La construction de ce décor et la mise en scène suggèrent très habilement la coexistence de ces strates de présent et de passé mêlés : l’enfance, monde d’images, les Trente Glorieuses et l’histoire du cyclisme, le temps du souvenir raconté par le narrateur, celui des recherches pour écrire sur Anquetil. Le défilé de la route sur les images vidéo prend une autre dimension, figurant aussi le passage du temps.
Le narrateur questionne Anquetil et déchiffre cette image qui fut un modèle et un héros. Mais c’est à son sujet qu’il trouve tout au long de cet exercice d’admiration des réponses ou plutôt des acceptations de ce qu’il est et n’est pas, même si ses nouveaux horizons font écho à la vie privée d’Anquetil aux « Elfes » : Anquetil et Maupassant sont « les deux costauds qui s’affrontaient à l’intérieur de moi ».
On ne racontera pas l’anecdote qui clôt ce parcours avec une si belle ironie. Mais elle est éblouissante et constitue l’enseignement du récit.
Anquetil fut pour le narrateur l’image d’un héros, et l’image opère avec force. Il y a des « illusions vraies », comme le dit Georges Bataille, et celles-ci peuvent se passer d’une actualisation avérée des faits. Le théâtre, monde d’images lui aussi, en fait partie.
« L’image d’Anquetil sur la piste du Vél d’Hiv de Saint-Étienne m’a accompagné pendant plus de 50 ans, elle a fondé ma “passion-Anquetil”, et ce n’était qu’une image. […] Anquetil cachait un peu de la fibre dont sont tissés mes rêves. » C’est d’une quête de soi dont il s’agit aussi, et de sa médiation.
Anquetil tout seul livre une paradoxale et juste vérité du rôle fondateur des idoles et des rêves dont nous sommes tissés et qui nous fondent : « Nous sommes faits de l’étoffe de nos rêves. » Du « mystère Anquetil », il reste donc une possible définition d’un rêve et d’une idole : « Peut-être son grand secret était-il, en fin de compte, de se trouver partout où il n’était pas. »
Élodie Gillibert
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• Paul Fournel, « Anquetil tout seul », Éditions du Seuil, 2012. Récit adapté et mis en scène par Roland Guenoun au Studio Hébertot, jusqu’au 20 septembre. Avec Matila Malliarakis (Jacques Anquetil), Clémentine Lebocey (Janine Anquetil), Stéphane Olivié Bisson (Le narrateur/Geminiani/Poulidor). Scénographie : Marc Thiébault ; Musique : Nicolas Jorelle ; Lumières : Laurent Béal ; Son : Yoann Perez.
• Studio Hébertot, 78 bis, boulevard des Batignolles, 75017 Paris. Tél. : 01 42 93 13 04.
• Pour une histoire du vélo, voir l’album
documentaire d’Olivier Melano « Sur deux roues », dans la collection « Archimède »,
par Olivier Bailly.
• Le théâtre dans l’École des lettres.