Antoine Compagnon, "Une question de discipline"
Il ne faudrait pas que le lecteur distrait néglige d’arriver à la dernière page de ce livre d’entretiens qu’Antoine Compagnon a donné à Jean-Baptiste Amadieu. Il raterait cet aveu étonnant auquel tout amoureux des livres ne peut que souscrire, avec tristesse :
« Pour s’intéresser à la littérature, la lire, l’étudier par-delà toute discipline, il est indispensable de rester un peu bête. »
Bête, Compagnon ne peut pas vraiment être soupçonné de l’être. Pourtant, quand on est fils de militaire, qu’on a passé une partie de sa jeunesse à l’étranger, que l’on est sorti de Polytechnique et qu’après une spécialisation aux Ponts et chaussées on se prépare à devenir ingénieur, se retrouver, quelques années plus tard, à enseigner la littérature française moderne et contemporaine au Collège de France, si ce cheminement ne signale pas forcément une inclination à la bêtise, il conduit néanmoins à se poser des questions.
Et c’est bien la bizarrerie de cet itinéraire qui peut nous retenir d’abord dans ce livre et dans ce personnage.
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Un parcours « hétérodoxe »
Quelle raison majeure peut conduire un homme apparemment sensé à abandonner une brillante carrière dans l’industrie ou dans la banque pour passer sa vie à commenter la mélancolie de Montaigne, les libertés de versification de Baudelaire ou les variantes de Proust dans Sodome et Gomorrhe ?
La réponse pourrait se déduire de l’impression générale qui se dégage de l’ouvrage : Antoine Compagnon est un professeur heureux. Son « parcours hétérodoxe » (sic), la variété de ses goûts, sa liberté d’esprit, son refus des chapelles, son immense curiosité, son ouverture au monde et aux autres, son appétit de savoir, sa rigueur intellectuelle ont trouvé à s’épanouir dans la « discipline » mot présent dans son titre et qui, parmi plusieurs sens, désigne l’action d’apprendre, c’est-à-dire la vocation de l’enseignement.
Quelques rencontres décisives ont contribué à cet aboutissement professionnel : celle de Jean-Yves Pouilloux, professeur exigeant et peu conformiste, celle de Roland Barthes, dont il fut le proche pendant les dix dernières années de sa vie, celle de Jean-Yves Tadié, qui fit de lui un proustien, celle de Marc Fumaroli à qui le lient l’intérêt pour la rhétorique, le souci du beau langage, l’indépendance intellectuelle et le magistère au Collège.
Ainsi que d’autres figures, moins déterminantes malgré leur célébrité, Lévi-Strauss, écouté avec respect, Foucault ou Lacan, suivis avec scepticisme, et des familles de pensée auxquelles les natifs du milieu du siècle n’échappaient pas : le structuralisme un peu, la linguistique beaucoup plus.
Une carrière d’enseignant-chercheur
Car en nous décrivant les diverses étapes de son atypique parcours, Antoine Compagnon nous ressuscite une période riche, bien que déjà lointaine, de la vie intellectuelle française, celle où l’on se passionnait pour le Nouveau Roman et la psychanalyse, pour Julia Kristeva et Roland Barthes, où l’on cherchait à choisir entre Sartre et Aron.
Il nous conduit aussi en des lieux plus lointains, puisqu’il fut lycéen à Washington avant d’enseigner, entre autres, aux États-Unis où il anime toujours un séminaire à l’université de Columbia.
Il décrit enfin les hasards qui guident une carrière d’enseignant-chercheur : son premier livre important sur la citation (La Seconde main ou le Travail de la citation, 1979) qui, naturellement, le conduit à Montaigne (à moins que ce ne soit l’inverse), Montaigne lu d’une certaine manière (et qu’il a relu à la radio comme en rend compte le récent Un été avec Montaigne), et à un certain moment de l’histoire, ce qui l’amène à s’intéresser aux penseurs de la IIIe République, puis aux « antimodernes » (les écrivains qui refusent leur temps, tels Joseph de Maistre, Flaubert ou Baudelaire – et encore Barthes), puis au « démon de la théorie » avant de chercher à remonter son passé dans ce roman à coloration fortement autobiographique que fut, l’année dernière, La Classe de rhéto.
Chemin faisant, l’éminent professeur nous donne son avis sur de multiples questions, parfois techniques (l’illusion référentielle, l’intertextualité, la lecture historique des œuvres, le close reading – lecture qui se limite au seul contenu du texte –, la spécialisation à l’université, le travail du chercheur) ; parfois plus générales (le livre de poche, la lecture aujourd’hui, la révolution numérique, la démocratisation de l’enseignement, la désaffection pour la voie littéraire, l’évolution du roman français). Tout cela sans délivrer de leçon, jaloux de son statut original, de sa hauteur de vue, de sa personnalité complexe.
La mission de l’intellectuel : savoir parler à tous
Dans ce dialogue en forme de bilan, où il parle de son travail et donne son avis sur le monde, Antoine Compagnon, qui déclare avoir toujours privilégié le changement, la nouveauté, la diversité des approches, plaide pour le droit à l’« interface », telle que l’illustrait Thibaudet, modèle du professeur-journaliste, c’est-à-dire la possibilité de passer d’une activité à une autre, d’être, comme le disait le général de Gaulle à propos de Raymond Aron, « professeur au Figaro et journaliste au Collège de France ».
Celui que ses collègues auraient tendance à considérer comme un « saltimbanque », un touche-à-tout, un passe-muraille, un amateur, limite incompétent, aimerait que l’intellectuel du XXIe siècle revienne à la mission qui fait sa dignité : savoir parler à tous.
Yves Stalloni
• Antoine Compagnon, « Une question de discipline. Entretiens avec Jean-Baptiste Amadieu », Flammarion, 2013, 297 p.
• Voir sur ce blog : Un été avec Montaigne, d’Antoine Compagnon, par Yves Stalloni.