« Aragon, la confusion des genres », de Daniel Bougnoux
Trente ans après sa disparition, Aragon respire encore, Dieu merci.
Ce n’est pas le cas de tous les écrivains du XXe siècle, même parmi les plus importants.
Une fois oubliées les outrances datées des années surréalistes, une fois dépassés, les soubresauts de l’Histoire aidant, l’absurde fidélité à l’Union soviétique et aux errements du communisme, une fois pardonnées les coquetteries du dandy vieillissant, il nous reste la figure d’un acteur majeur de la vie intellectuelle et la réalité d’un immense créateur, vaguement graphomane, qui donna naissance à quelques-uns des plus beaux poèmes de notre langue, à d’éblouissants textes théoriques – pas toujours limpides toutefois – et à une œuvre romanesque suffisamment abondante pour remplir cinq volumes de la « Pléiade ».
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« Attirer tant d’amour et de haine à la fois est plutôt bon signe »
Pour retrouver ce verbe éloquent, cette phrase tranchante ou modulée, ces alexandrins rythmés qui s’impriment dans la mémoire et séduisent les compositeurs-interprètes, cette parole entée sur le monde et ses contradictions, nous pouvons nous replonger dans ses livres qui, à de rares exceptions près, nous réservent toujours de merveilleux moments de plaisir.
Nous pouvons aussi nous intéresser aux publications de circonstance. Parmi celles-ci, retenons la première partie de la biographie rédigée par Pierre Juquin, Aragon. Un destin français, 1897-1939 (La Martinière), ou encore le petit mais brillant essai de Daniel Bougnoux, paru chez Gallimard dans la collection « L’un et l’autre » dirigée par J.-B. Pontalis, Aragon, la confusion des genres.
Apprécions d’abord le titre de cet ouvrage écrit par un auteur qui a codirigé l’édition des romans dans la « Pléiade » et qui commence, en avant-propos, par s’adresser à son « cher Louis » pour poser « qu’attirer tant d’amour et de haine à la fois est plutôt bon signe ». Avant la confusion des genres, la confusion des sentiments. Mais l’idée importante est qu’Aragon réconcilie les contraires et abolit les cloisonnements. La contamination générique la plus visible est d’abord littéraire, l’ancien surréaliste ayant toujours eu en horreur les étiquettes.
Poème ou roman ?
Un de ses plus beaux recueils poétiques s’appelle Le Roman inachevé ; un de ses textes en prose le plus accompli, Le Paysan de Paris, est à lire comme un vaste poème ; pour parler d’un peintre qu’il affectionne, il exhibe une catégorie inattendue : Henri Matisse, roman ; et un autre livre s’appelle Théâtre / roman. Aragon n’est jamais là où on l’attend et il s’accommoderait bien, si l’on en croit l’auteur, de « la multiplication des leurres et des quiproquos ».
Dans une lettre à Jacques Doucet, en 1923, le jeune poète déclarait : « Tout m’est également parole. » Refusant les frontières, l’universel homme de plume s’installe dans la zone mixte du « mentir-vrai » où se mêlent les produits de l’imagination, les confidences sincères, les discours critiques, les bribes de philosophie et même – pourquoi pas ? – les messages militants.
Dans sa vie, l’auteur d’Aurélien aime aussi à rompre les barrières pour fréquenter les marges. « Il cultive pour cela, nous dit Bougnoux, trois postures qui se rejoignent étroitement, celle du flâneur, du romancier réaliste et du directeur de presse. » Constat qui doit nous rappeler l’importance de son œuvre de journaliste et de directeur des Lettres françaises – dont les articles attendent toujours d’être réunis et republiés. Ceci sans hypothéquer son activité de poète qui lui permit de dépasser cette « bagarre quotidienne de la vérité ».
Aragon s’est rêvé androgyne
L’autre exemple de glissement générique est grammatical, voire sexuel. Il et elle : Aragon s’est rêvé androgyne. Dès ses débuts, plusieurs textes, précise Bougnoux, « constituent des tentations assez éblouissantes pour s’approprier les prestiges du féminin ». Les figures de femmes de ses romans sont admirablement campées. L’odor di femina le poursuit : « La toilette, ses détails infinis, j’en ai toujours chéri le spectacle » (Le Paysan de Paris). Sur le tard, le veuf d’Elsa n’hésitera pas à se glisser dans la peau d’un Charlus moderne, l’homosexualité ayant pour fonction de conjurer le deuil.
L’obliquité de l’homme se vérifie encore dans son engagement politique ou affectif. L’adhésion fusionnelle et inconditionnelle au Parti communiste est une façon pour le bâtard sans nom de retrouver une famille. L’amitié pour le « témoin élu », André Breton (Bougnoux préfère parler d’« amour »), le complice et rival, est nourrie d’une suprême admiration qui se mue en volonté délibérée de lui déplaire.
Sa vie de couple avec Elsa est vécue comme une immersion : se perdre dans l’autre, dans ces grands yeux qui le reflètent. Jusqu’au rapport à lui-même, fait de duplicité et d’incertitude, le poète cherchant dans le miroir « la propre image de (s)oi-même », avant de la brouiller, mélangeant allègrement Alfred et Anthoine, Edmond et Armand, Louis et Medjnoûn…
« L’homme de gauche le plus insulté avec Hugo et Jaurès »
Manifestement touché par la grâce artistique de celui dont il parle, Daniel Bougnoux nous donne un livre qui n’est ni une biographie, ni un essai critique, ni une variation philosophique, ni une réflexion sociologique – mais un peu tout cela à la fois. Contagieuse confusion des genres. Le tout agrémenté, pour notre bonheur, de quelques belles pages personnelles racontant sa rencontre avec l’œuvre d’Aragon, le magistère de Derrida – plus conséquent que celui d’Althusser – à la rue d’Ulm, au milieu des années 1960, le passage de la philosophie à la littérature, un spectacle autour d’Aragon à Dublin en 2010…
Faut-il regretter que l’ouvrage se trouve amputé d’un chapitre encore plus personnel qui se serait appelé « Pour ne pas oublier Castille », dans lequel on voyait le jeune professeur de philosophie au lycée de Toulon être reçu à la Résidence du Cap-Brun par un Aragon entouré de petits marquis et vêtu d’un simple « cache-sexe rouge » ? Au nom de la détestation pour Tante Anastasie et ses redoutables ciseaux, on ne peut que déplorer cet acte de censure imposé par l’éditeur.
Au nom de l’intérêt du livre, on modérera notre indignation, ce chapitre supprimé, pourtant encore plus remarquablement écrit que les autres, aurait pu avoir pour effet de jeter un trouble supplémentaire sur l’image de cet immense écrivain qui fut, selon Pierre Juquin, « l’homme de gauche le plus insulté avec Hugo et Jaurès1 » (interview de Pierre Juquin, Le Nouvel Observateur, 29 novembre 2012, p. 127).
Les monuments de la littérature ont droit à l’indulgence et, comme l’écrit Bougnoux apostrophant le « cher Louis », nous connaissons « les charges qui pèsent sur vous, sans partager la sévérité de vos juges dans ces procès qu’on vous intente ».
Yves Stalloni
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• Daniel Bougnoux, « Aragon, la confusion des genres », Gallimard, « L’un et l’autre », 2012.