Art et utopie au pays des Soviets
La Révolution d’Octobre de 1917 suscite en Russie un vent d’espoir, celui en particulier de pouvoir créer une société nouvelle fondée sur la liberté. Les artistes russes s’emparent de l’événement dans un pluralisme et un éclectisme tourbillonnant, autorisé voire encouragé par les bolchéviks.
Devenu l’Union des Républiques socialistes soviétiques, le pays de la révolution socialiste qui vit à partir de la fin des années 1920 sous la coupe stalinienne, connaît dans les décennies suivantes un « grand tournant » artistique totalitaire.
Ces deux périodes bien différentes, fondées sur deux utopies radicalement opposées, forment le découpage chronologique de la très belle et riche exposition présentée jusqu’au 1er juillet au Grand Palais.
Celle-ci va de 1917 à 1953, l’année de la mort du camarade Staline. Elle permet de mettre en lumière le rapport plus complexe entre les artistes et le pouvoir en URSS.
Ce sont plus de quatre cents œuvres graphiques, peintures, objets dont des maquettes de projets d’immeuble ou de décors de théâtre, extraits de films ou sculptures, qui sont montrées au public au Grand Palais jusqu’au 1er juillet. La muséographie retenue d’une belle clarté, qui ne multiplie pas les objets et les textes trop denses, nous aide à pénétrer dans l’univers artistique du pays des soviets.
Une première période euphorique : « L’art dans la vie »
Le bouleversement de l’ordre social imposé par la révolution bolchévique d’octobre 1917 se répercute sur la création artistique. De nombreux artistes adhèrent au projet communiste qui s’appuie en retour sur l’« armée des arts » pour porter la bonne parole auprès des masses. Des poètes futuristes comme Vladimir Maïakovski ou des théoriciens de l’art comme Ossip Brik appellent à la naissance d’un art nouveau rejetant les canons bourgeois de la production et de la consommation artistique.
Les constructivistes investissent le théâtre, la peinture, le design, l’architecture ou le cinéma pour une démocratisation des arts (décret n° 1 de mars 1918 rédigé par Maïakovski). L’exposition invite à un parcours dans cette utopie d’un art nouveau : aquarelle de propagande signée par Maïakovski, dispositifs scéniques et projets de costumes associés au théâtre de Meyerhold, lieu d’expérimentation de nouvelle forme de vie sociale et de la biomécanique (incroyable extrait de jeu d’acteur fondé sur ce rapport nouveau à l’espace et au corps).
Objets du quotidien, architecture (lieux de vie comme des « condensateurs sociaux »), imprimés, sont gagnés par la révolution artistique. Les arts visuels en particulier, autour du collage et des photomontages, doivent donner à voir au plus près du « fait » et servent les grands chantiers du socialisme (industrialisation, collectivisation). La reproduction mécanisée permet de toucher le plus grand nombre et de véhiculer l’image positif et héroïque du chef.
La peinture n’échappe pas au mouvement, tout en conservant autour de la Société des artistes de chevalet (1925), la tradition du tableau. Les thèmes portés par les constructivismes et la révolution sociale imprègnent les œuvres d’artistes présentées dans l’exposition comme Deïneka, Samokhvalov ou Rodtchenko.
Une deuxième période marquée par le réalisme socialiste
La prise totale du pouvoir par Staline à partir de 1929 met fin au pluralisme libertaire culturel soutenu par une partie de la classe dirigeante. En 1932, les groupes artistiques cèdent la place à des unions professionnelles au service du stalinisme.
L’exposition nous permet de prendre la mesure de ce tournant à travers différentes thématiques présentées au premier étage, dans des espaces moins volumineux et moins lumineux, à l’image de l’écrasement du monde artistique par le totalitarisme propagandiste.
Le « Grand Tournant » politique s’impose comme une révolution culturelle : les arts dénoncent les « ennemis de classe », les « saboteurs » alors que certains artistes connaissent l’expérience de l’emprisonnement ou sont victime de la « Grande Terreur » (Meyerhold en 1940). Le culte de la vigueur et de l’optimisme se développe autour du corps-machine de l’athlète, à l’image de ce que produit dans les années vingt le national-socialisme (cf. l’œuvre cinématographique de Leni Riefenstahl, Les Dieux du Stade). Le sport devient un vecteur explicite du message politique socialiste. En 1933, Maxime Gorki appelle les artistes à produire des peintures « joyeuses, contagieuses », annonçant l’avenir radieux du communisme.
Alors que la photographie manipulée permet de réécrire l’histoire, la peinture mythifie le passé et le présent, mettant à l’honneur Lénine, Staline ou les nouveaux héros de la modernité et du réalisme socialiste (aviateurs, parachutistes). Les mises en scènes picturales réinvestissent les codes iconographiques des peintres réalistes russes de la deuxième moitié du XIXe siècle, contribuant à construire un récit conforme au pouvoir stalinien. L’exposition présente en particulier des tableaux impressionnants d’académiciens soviétiques comme Alexandre Guerassimov ou Vassili Efanov. Leur reproduction sur d’autres supports (comme la carte postale) permet une très large diffusion, alors que les « artistes révolutionnaire », soviétiques ou venus d’autres nations se rallier au réalisme socialiste, sont encadrés par le pouvoir en servant à l’extérieur la propagande soviétique.
Dans les années 1930, le national-socialisme devient l’ennemi et mobilise les artistes dans un large mouvement de contre-propagande. Dans ce face-à-face et dans les représentations collectives attachées au socialisme, l’exposition met bien en avant la place des femmes soviétiques, tantôt jeunes athlètes, tantôt mères courages, paysannes radieuses ou ouvrières au service de l’économie collective. Elles réussissent par là à tirer leur épingle du jeu pour un certain traitement politique et social égalitaire (utopie communiste), au final plutôt mis en scène que bien réel.
Après l’espoir suscité par la révolution, l’imposition du réalisme socialiste signe l’échec libertaire en Union soviétique. L’utopie stalinienne, à l’image du plan de reconstruction de Moscou, la « troisième Rome » socialiste dans les années 1930, remplace l’utopie révolutionnaire. Le suicide de Maïakovski en 1930 témoigne du passage à ce réalisme au service non plus du peuple mais d’un seul homme, vidant la création artistique de toute substance.
Le catalogue de l’exposition réalisé avec grand soin permet de retrouver l’ensemble des œuvres présentées. Elles pourront utilement nourrir notre connaissance de ce monde soviétique peu à peu réinvesti après des années de mise à distance, ainsi que nos cours en histoire, lettres ou histoire des arts. La librairie du Grand Palais offre de plus la possibilité de se constituer une solide bibliothèque artistique, littéraire et historique sur la Russie d’avant 1914 et après 1991, l’Union soviétique et l’utopie communiste (voir les ouvrages de Nicolas Werth ou d’Alexandre Sumpf sur le cinéma).
Alexandre Lafon
• Voir également sur ce site : Le Grand Palais voit Rouge : art et utopie au pays des Soviets, par Pascal Caglar.