« Bande de filles », de Céline Sciamma
Le titre est trompeur. Il y a bien une bande de filles que filme Céline Sciamma : elle est constituée par trois adolescentes, Lady qui en est le centre, Fily et Adiatou. Lorsque Marieme se retrouve seule, désœuvrée, en butte contre l’institution scolaire, elle se décide à les rejoindre.
En même temps qu’un nouveau prénom (Vic), elle s’efforce d’acquérir confiance en soi, agressivité, aisance, féminité. Lady est alors un modèle plus qu’une amie. Marieme, d’ailleurs, ne voit pas dans son amie les parts d’ombre et de vulnérabilité. Elle recherche d’abord un moyen pour conquérir une volonté d’affirmation et d’estime de soi.
Pourtant, cette bande n’est pas l’unique objet du film. Les quatre personnages ne sont absolument pas placés sur un pied d’égalité devant la représentation.
Une mise à distance de l’aliénation sociale
Marieme porte intégralement le récit du film sur ses épaules et quitte finalement assez vite cette bande qui n’aura été un groupe que très peu de temps pour elle. C’est un noyau temporaire. Sa fragilité et son retrait intéressent la réalisatrice, qui essaie de montrer comment cette part de réserve peut se transformer dans une réalité violente qui ne permet pas aux femmes de s’assumer.
Marieme oscille alors sans cesse entre pensivité mélancolique et suraffirmation de soi. La bande de filles représente plutôt une petite société utopique, un instant suspendu, déconnecté d’un destin et d’un espace, qui ne peut pas durer indéfiniment, tant il s’agit d’un moment de bonheur pris sur la réalité.
La bande de filles peut être la seule bande heureuse possible, même si ce bonheur est précaire, presque illusoire, parce qu’elle réussit à mettre à distance l’aliénation sociale. C’est peut-être cela que le film essaie de raconter, les moyens disponibles aujourd’hui à une adolescente pour fuir la domination d’un système dans lequel elle ne peut exister que comme une victime.
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La question des stéréotypes
Il est assez difficile au spectateur d’entrer tout de suite dans le récit. La réalisatrice commence habilement par situer une séquence de football américain : il n’y a que des joueuses et Céline Sciamma essaie d’imposer immédiatement une relecture des codes liés aux sexes. Il s’agit à la fois de s’approprier un territoire, d’enregistrer une énergie et une violence pour qu’elle puisse guider le montage, de retarder le récit et capter d’abord une présence des corps, des gestes qui passent avant tout discours et toute parole.
Mais dans la séquence d’après, dès que Marieme quitte le stade et que le spectateur fait connaissance avec elle, les stéréotypes ne sont plus retournés ou combattus, mais assumés comme tels. Il y a le grand frère dominateur, la mère femme de ménage, l’échec scolaire, le trafic dans les cités, l’énergie des corps comme un remède à la stigmatisation sociale. Ces stéréotypes paraissent pénibles pour deux raisons : ils donnent un argument sociologique qui paraît devenir la clé du récit et surtout la seule possibilité pour représenter la réalité des cités de banlieue.
Le problème ici est que ces clichés ne sont jamais questionnés de l’intérieur. La représentation les emploie et les valide. Ils deviennent des blocs de vérité, l’attestation d’un destin univoque et fermé. La fiction ne sert pas à essayer de montrer comment ces clichés peuvent fonctionner comme des mirages ou comme des trompe-l’œil, ni même la lutte entre un personnage et le stéréotype dont il provient.
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La politisation des espaces et des corps
Le point de vue organisateur est celui de Marieme, et dès que l’on quitte ce personnage, l’avenir des individus qu’elle croise n’existe plus pour le spectateur et les autres personnages disparaissent absolument. Le stéréotype peut être l’occasion de montrer un mécanisme qui s’empare des personnages, de représenter une tension, d’essayer de déplacer le regard. Or la fiction prend en charge assez vite des éléments qu’un spectateur qui ne connaît rien de la réalité des banlieues croit connaître déjà, sans jamais véritablement, sur ce point, faire évoluer le point de vue.
La seconde faiblesse est que le ton du film est assez mesuré et ces stéréotypes auraient pu exploser sous la pression d’un film-tract. Or, le film, avec une finesse certaine, montre plutôt une lente implosion. Il ne veut pas sortir du naturalisme par l’excès, mais par la retenue, par une certaine idéalisation des corps en mouvement, par une façon de laisser la liberté à la parole, aux accents, à une danse des mots comme des corps.
Le stéréotype est alors un destin qui aliène le personnage de Marieme, ils ne sont que des symboles d’une aliénation sociale générale et leur poids alourdit extrêmement le film pour lui donner une très forte voix, revendicatrice et résolument politique. Du coup, la politisation des espaces et des corps, reliée à cette nécessité de revendication, empêche par moments de voir un beau portrait d’adolescente, un apprentissage assez classique dont l’enjeu n’est plus de faire partie d’un camp mais d’accepter de se retrouver écartelée entre plusieurs, quitte à se retrouver nulle part et seule.
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L’adolescence entre rapprochements et séparations
Le film insiste très fortement sur sa légitime ambition réaliste : donner forme à des personnages que l’on ne voit pas beaucoup dans le cinéma français et faire d’un personnage de jeune Noire de banlieue un personnage romanesque. Cette attraction par le romanesque fonctionne très souvent pourtant et rend le film attachant. Ce n’est pas alors l’observation sociologique qui l’emporte, mais plutôt une tension psychologique qui caractérise souvent l’adolescence.
Sciamma montre au spectateur un personnage qui cherche absolument à s’intégrer dans un groupe, pour pouvoir apprendre à s’affirmer tout autant que pour pouvoir se sentir protégée et aimée. Mais plus elle recherche cette intégration, plus elle est confrontée à l’exclusion ou à la séparation. La demande d’affection a comme corollaire une solitude toujours plus creusée, et toujours plus douloureuse. Le film raconte moins l’histoire d’un groupe que celle d’une adolescente qui se voit contrainte de passer d’un groupe à l’autre pour finir seule, n’appartenant à aucun groupe, mais peut-être aussi appartenant difficilement à elle-même.
De fait, les moments de groupe sont souvent inspirés par la référence à un genre cinématographique : le film sportif, la comédie musicale, le film de gangsters, des genres perfectionnés par le cinéma américain qui sait montrer la prégnance du mouvement comme beauté, excès et présence. Mais l’émotion particulière qui naît de ce film provient surtout du décalage entre ces séquences et celles qui montrent la solitude de Marieme dans l’espace.
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Défaite ou difficile apprentissage ?
La fin du film est très éloquente : Marieme retourne chez elle, appuie sur l’interphone, ne répond pas, s’en va. On la suit grâce à la profondeur de champ, puis la réalité environnante devient floue, les espaces de la cité ont perdu toute netteté, Marieme sort du cadre qui reste vide quelques secondes pour réapparaître, de profil, le regard plus dur et plus conquérant. Le plan reste ambigu, mais la moralité du film est entièrement supportée par son cadre.
Est-ce une défaite ou un apprentissage difficile mais au final bénéfique ? Marieme est-elle encore une victime ou a-t-elle acquis une force qui lui permet de revenir dans le cadre alors que le système social la prédisposait à en sortir définitivement ? Les questions restent ouvertes et chaque spectateur peut apporter ses réponses et ses craintes à l’égard de la réalité contre laquelle Marieme se bat. Mais ce plan dit extrêmement bien la position vacillante de Marieme et la particularité de sa trajectoire où l’affirmation de soi se fait toujours sur un fond d’exclusion.
Le drame de la non-acceptation de soi
Pour Marieme, le groupe n’est jamais une garantie de stabilité, ni même de force véritable. Elle rentre dans des groupes aussi facilement qu’elle en sort. Céline Sciamma pose de façon plus juste le drame d’une non-acceptation de soi que celui du rejet par la société. On pense beaucoup à la fin de La Vie d’Adèle, avec son personnage féminin qui quitte le milieu de la galerie d’art, où elle n’a jamais trouvé sa place, et s’en va, seule, pour un destin incertain, mais qu’elle s’est appropriée et qui passe par l’enseignement, le rapport aux enfants et à l’enfance, par la transmission et l’énergie qui la traverse.
La fin du film de Kechiche est certainement très désillusionnée et le réalisateur aura beaucoup questionné la rigidité des classes sociales, mais la marche solitaire d’Adèle n’est pas si dramatique. Le regard que pose Sciamma à ce moment-là sur son personnage est plus angoissé, et plus troublant, car l’optimisme et la réintégration dans le champ ressemblent davantage à un pari, à un acte de croyance.
L’émancipation de Marieme n’est jamais présentée comme une victoire programmée, ni comme un état de fait mais plutôt comme une question sans réponse tout autant que comme une nécessité. S’émanciper pour quitter le rang des victimes, certes, mais que permet l’énergie de l’émancipation ? L’émancipation devient-il un acquis ou au contraire est-ce un rapport à l’existence qui est sans cesse reposé et transformé ? Bande de filles ne se situe pas tant du côté de la fusion à un groupe que de la nécessité de s’en désenchaîner, volontairement ou non.
Jean-Marie Samocki
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• Voir sur le site de « l’École des lettres » : « Tomboy », de Céline Sciamma, un film de plain-pied dans l’enfance – Sélection École au cinéma et Collège au cinéma 2013-2014, par Patricia Delahaie.
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