«Beckomberga. Ode à ma famille», de Sara Stridsberg. Un regard en héritage
À la fin de Beckomberga, Sara Stridsberg rend hommage aux malades qui, de 1932 à 1995, ont traversé le parc de cet hôpital dans la banlieue de Stockholm. Parmi eux, Olof, avec qui s’ouvre le roman. Il a passé là soixante-trois ans et quand il s’entretient avec le médecin qui met fin à cet internement, il dit sa peur par rapport aux « gens », dans la ville : « Ils filent droit vers l’avenir. Et là-bas, dans l’avenir, il n’y a strictement rien pour moi. »
Beckomberga était une utopie, le lieu emblématique d’un État à la fois soucieux de contrôler la santé mentale de ses citoyens, et de leur offrir les meilleurs soins. Mais, écrit Jacky, la narratrice, « ce lieu est effrayant dans la mesure où il représente ce qu’il y a de plus imparfait en nous : l’échec, la faiblesse, La solitude ».
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« Un sourire au dessus du gouffre »
Les personnages que l’on croise dans le parc ou le bâtiment ont en effet cette imperfection en eux : Olof est seul à jamais, Paul a tué sa compagne et perdu tout contact avec son fils Bennie, Sabina, la belle amante de Jim est toujours près de s’effondrer. Et Jim, père de la narratrice, va et vient entre Stockholm, Cariño en Galice et l’hôpital. Parmi les images que sa fille donne de lui, retenons celle-ci :
« Jim a toujours flotté avec un sourire au-dessus du gouffre, ivre et invincible, il a toujours réussi à faire rire les gens. C’est son cadeau, Le cadeau qu’il nous offre à tous. »
On lira le roman comme le cadeau que la narratrice lui fait, ainsi qu’à nous, lecteurs. Ceci dans le présent des visites qu’elle lui rend adolescente, comme dans celui d’aujourd’hui, alors qu’elle est devenue adulte et que l’ambivalence des lieux lui apparaît :
« Ici, dans cet hôpital désaffecté, il y a Jim et la nuit, il y a quelque chose d’insaisissable que j’ai pourtant toujours tenter de maintenir la distance : une violence et un grand amour. »
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Un roman lumineux
Un roman aussi lumineux que les ténèbres de la maladie obscurcissant les existences, aussi aérien que le bâtiment décrit est massif. Un roman comme la « zone habitable » dont on parle en astronomie et que Jim et Jacky observent. La construction du roman repose sur des fragments, annoncés par des titres qui éclairent ou ouvrent de façon poétique.
Dialogues, récit, rêves ou visions, les chapitres ne s’enchaînent pas. Ni le lien de causalité, ni la chronologie ne font loi. Sans doute parce que l’organisation comme le fonctionnement quotidien de l’hôpital psychiatrique exigent un ordre, une rationalité. « Palais pour les démolis et les irrécupérables », l’hôpital suppose une architecture rigoureuse, un cadre. Or ce cadre, Jim ne cesse de s’en affranchir. « Beaucoup de tenue malgré une apparence négligée. Existence marquée par l’anxiété et la tension intérieure permanente », lit-on dans son dossier médical.
Comme Olof, comme Sabina et beaucoup d’autres, Jim ne s’imagine pas âgé. Lone, son épouse, mère de Jacky l’a quitté et ne cesse de voyager pour témoigner du monde tel qu’il ne va pas. Blenda, sa seconde épouse, est partie avec leurs deux fils. Seule la narratrice lui rend visite, maintient le lien. Elle a cru en l’avenir, a eu un fils, Marion, comme une promesse. Mais, comme Jim, elle a fait ce qu’elle a voulu, est restée libre, seule avec Marion. Et ce, malgré une peur certaine :
« Lone dit toujours que Marion a le même regard que moi, que le regarder dans les yeux revient à voir mes yeux d’enfants. Je me suis demandé s’il est réellement possible de recevoir un regard en héritage, si les ténèbres se transmettent. »
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Entre le désir, l’anesthésie et le vide
À considérer ce qu’en dit Jim, ils ne se transmettent pas. Tous les échanges avec Jackie montrent au contraire la confiance, la foi qu’il a en elle. Lui a hérité de sa mère Vita la sensation du vide, l’impossibilité de vivre et de construire. Jackie n’a pas subi cette perte d’un objet encore ignoré qui conduit à cela, et à l’absence au monde, comme lui explique Edvard, le singulier médecin :
« Le Nouveau Monde se referme sur nous comme une cage. Nous sommes bringuebalés entre le désir, l’anesthésie et le vide. Et la maladie absorbe même les événements les plus monumentaux et les plus monstrueux. Hiroshima. Les grandes guerres. »
Les médecins et autres personnels de cet hôpital pas comme les autres travaillent contre l’anesthésie et le vide. Edvard emmène ses patients en ville, dans sa voiture, une fois par semaine, pour qu’ils sortent et voient le monde. Ces sorties ne sont pas toutes bien conformes, mais elles ont le mérite de rompre un isolement. Inger, l’infirmière, rayonne auprès de ses patients : sa beauté, sa présence, rompent avec l’image de la « chef » qui souvent fait la loi dans l’institution psychiatrique.
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Un poème dédié au père
La narratrice elle-même est transformée par Beckomberga. Sa liaison avec Paul, le géant brisé, modifie sa perception du monde et des valeurs que l’on suppose « normales ». Ainsi du bonheur :
« Je me dis parfois que Paul m’a sauvée du bonheur, puisque aujourd’hui encore je crois que j’aurais été incapable de m’en débrouiller. Autrefois, nous le frôlions, les après-midi dans la Kammakargatan, quand nous étions seuls au monde dans la lumière du soleil, étendus sur le grand lit de Lone. C’était comme une douleur chevillée au corps, comme si j’allais déborder et inonder, faire des tête-à-queue et des tonneaux intérieurs. »
Beckomberga, cette « Ode à ma famille » est un poème lumineux dédié à un père toujours sur le fil au-dessus de l’abîme, et à un fils promesse d’avenir. C’est une construction cristalline, à la fois fragile et solide, contre la ruine d’un lieu, contre l’oubli des êtres qui vivaient en marge du monde.
Norbert Czarny
• Sara Stridsberg, « Beckomberga. Ode à ma famille », traduit du suédois par Jean-Baptiste Coursaud, Gallimard, 2016, 382 p.