« Bordeaux-Vintimille », de Jean-Baptiste Harang. Les "tueurs d'âme"
Le récit s’ouvre sur la description d’un visage. Celui qui figure sur la carte d’identité de Rachid Abdou, jeune Algérien venu en touriste à Bordeaux pour rencontrer la jeune fille avec laquelle il correspond. Au moment de repartir, elle l’avertit : « Faites attention à Marseille, c’est dangereux. »
Il n’arrivera jamais à Marseille. Trois candidats à la Légion étrangère en route pour Aubagne le précipitent du train, non loin de Montauban, après l’avoir brutalisé, puis poignardé.
Ce fait-divers authentique sert de point de départ au roman, ou récit, de Jean-Baptiste Harang qui, en 1986, a suivi le procès des assassins aux assises de Toulouse. Harang a changé les noms, imaginé quelques éléments de dialogue. Pour le reste, tout est vrai, sinistrement vrai.
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Densité, sécheresse du ton et puissance du style
Le roman paraît dans une collection consacré au fait-divers, dont on sait combien il est porteur de romanesque, au meilleur sens du mot. Les grands écrivains l’ont compris et, de Capote à Carrère, en passant par Giono, Modiano et Chessex, on peut en dresser une belle liste. Sans compter les auteurs classiques qui ont puisé dans cette réalité.
Mais, si un roman nous vient à l’esprit quand on lit Harang, c’est Un Juif pour l’exemple, superbe récit de Jacques Chessex qui raconte comment des nazis suisses et leurs acolytes ont assassiné un marchand de bestiaux à la fin des années 1930 : même densité, même sécheresse du ton, même puissance du style. Chez Chessex comme chez Harang, on va droit au fait, on décrit au scalpel, et les conclusions effraient. Et surprennent.
C’est même pourquoi on dira peu de chose du dénouement incroyable de ce récit qui prend une tournure policière dans le village de Rieux-en-Val, au lieu-dit Verdier. Et on ne dira pas grand-chose non plus du sort qu’a choisi Alberto Cela della Cruz, le seul accusé qui assume pleinement son crime, le châtiment infligé, et qui cherche une forme de rédemption. Ce qui n’est le cas ni des autres protagonistes, ni de la Légion étrangère.
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Tout commence à la gare de Bordeaux…
Tout commence donc à la gare de Bordeaux. Rachid Abdou est dans le train qui le mène à Marseille. Della Cruz, Santini, Roussel et Le Tallec, tous désireux d’entrer dans la Légion, ont fait provision de packs de bière et de whisky avant de monter dans ce même train. Avec eux, le caporal-chef Kassel, chargé de les conduire et de les encadrer, ce qu’il fera sans trop de zèle. À la buvette de la gare, on peut voir la télévision. Dans Borsalino & Co, il est question d’une vengeance ; on jette un ennemi du train…
La situation dégénère assez vite, une fois le train parti. Santini ne supporte pas les Arabes. La description du personnage donne à se le figurer : « Il a derrière lui le parcours complet, solide, de l’échec scolaire, CM2 redoublé, sixième interrompue par un accident de voiture, cinquième allégée, allégée de tout programme pour insuffisance intellectuelle, recalé au CAP de menuiserie. » Le portrait physique est à l’avenant, et sa force brute jouera son rôle en diverses circonstances, après le meurtre et lors du premier procès.
Il est aussi le seul à lever les bras en signe de triomphe quand on l’arrête. Et ne comprend pas que, ayant avoué, il ne soit pas aussitôt libéré. Les comparses sont moins bruyants. Lors de la reconstitution, ils chercheront à se défausser sur Santini. Quant à Le Tallec, ivre mort, il dormira « dans la bave d’un profond sommeil qui lui sauvera la mise ».
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La question du crime raciste
L’enquête et le procès tourneront autour de la question du crime raciste. Et Harang en montre bien les limites. À l’évidence, les injures proférées contre Rachid Abdou témoignent de cette haine. Lors du procès, les associations antiracistes jouent sur des ressorts usés : « Ces parties plus concurrentes que solidaires produiront huit plaidoiries convenues, parfois déplacées, et quelques interventions intempestives. Elles ont fait leur devoir militant, et leurs avocats ont justifié leur dévouement et / ou leurs honoraires. »
En cette même année 1986, un film de Roger Hanin, Train d’enfer, raconte le même fait-divers en imaginant que les assassins sont manipulés par l’extrême droite. Quelques semaines plus tard, le Front national entre à l’Assemblée.
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Un « arbre arraché »
Harang ne tranche pas vraiment quant aux mobiles de cet assassinat. L’histoire de Santini est plus complexe qu’il n’y paraît. L’alcool, le sentiment d’impunité lié à cet engagement dans une Légion étrangère peu regardante et peu bavarde sur ses hommes jouent leur rôle.
L’absence de réaction des passagers qui, à l’exception d’une vieille dame, n’entendent ni ne voient rien est aussi mise en question. Des contrôleurs essaient de protéger le jeune homme, mais un seul dira au tribunal toute sa douleur devant cette mort et, écrit Harang qui l’entend, « le silence fait une boule dans notre gorge ».
La dignité des parents de Rachid, qui ont « planté un arbre » que l’on a « arraché » bouleverse tout autant. Sinon, rien ou presque. En cassation, la peine de Santini a été réduite à vingt ans. Quant au fameux Bordeaux-Vintimille, il n’a eu, cette nuit-là, que treize minutes de retard.
Norbert Czarny
• « Bordeaux-Vintimille », de Jean-Baptiste Harang, Grasset, 2013.
ce fait divers restera toujours grave dans nos coeurs
le caporal qui etait charge de conduire les futurs legionnaires n’a t’il pas une responsabilite ?
je tiens a remercier M. HARANG pour son hommage