« Ça raconte Sarah », de Pauline Delabroy-Allard
C’est un premier roman, écrit par une jeune femme de trente ans et il fait tout seul, la rentrée des éditions de Minuit.
Il y a là quelque chose d’audacieux, un pari presque téméraire. Mais ce coup de dé en rappelle d’autres, propres à cette singulière maison et l’on se félicite que tout ne soit pas affaire de calcul ou de gestion.
Les coups de cœur éblouissent.
L’histoire d’une passion
Ça raconte Sarah est l’histoire d’une passion : une rencontre, l’amour fou, le désamour, l’absence. La trame est connue et se suffit à elle-même. Pauline Delabroy-Allard la suit, la respecte et ne cherche pas l’écart, ne donne pas à respirer par des artifices, par une intrigue secondaire ou quelque contrepoint sur une époque. La passion n’a pas d’âge, pas de lieu, et que la scène soit à Césarée ou à Calcutta, qu’elle ait pour cadre un appartement dans lequel une femme est enfermée par celui qui l’aime, c’est indifférent.
On a reconnu la parenté de notre jeune auteure. Mais ne l’écrasons pas sous ces références. Si elle évoque Duras, elle ne l’imite pas. Cela se verrait et rendrait vain son texte. C’est l’auteur d’Hiroshima mon amour que l’on citera parce que ce scénario donne une clé :
« Nous avons voulu peindre les pires conditions de l’amour, les conditions les plus communément blâmées, les plus répréhensibles, les plus inadmissibles. »
On dirait tout cela passé, d’un autre temps, mais cela reste vrai, présent. La romancière raconte l’histoire de deux femmes qui s’aiment. La narratrice vit seule avec sa fille, depuis que son compagnon et père de l’enfant les a quittées. Elle survit plus qu’elle ne vit :
« En attendant, tous les jours se ressemblent un peu, entre mes obligations de jeune mère, mes obligations de jeune professeure, mes obligations de fille, d’amie, d’amoureuse du garçon bulgare. Je m’applique à vivre la vie. Je ne la vis pas vraiment. Mais je suis bonne élève. Je tire la langue avec concentration. Je suis bien habillée, polie, charmante. »
La série presque monotone de phrases déclaratives traduit cet ennui profond et distingué, cette petite vie sans relief qu’un souffle, une tempête va balayer. Elle se prénomme Sarah et elle est l’héroïne de la première partie du roman, celle que l’on ne quitte pas, celle que poursuit la narratrice sur les quais de gare, dans les aéroports, celle qui la fait chavirer, qui transforme un printemps « presque mélancolique » en une promesse de bonheur.
Sarah « sent le cuir bleu et le désir orageux ». Elle surgit quand on ne l’attend pas, elle disparaît, revient. De profession, elle est violoniste et joue dans un quatuor. Elle traverse l’Europe, donne des concerts au Japon. Les portraits, nombreux que dresse la narratrice de son amante disent le mouvement incessant, la vivacité, la vitalité surprenante de cette petite silhouette qui porte du « taille 36, parfois taille 34 », et qui ne semble jamais s’arrêter : « Elle n’a aucune patience pour rien. Elle veut tout, tout de suite. »
Un leitmotiv revient, pour employer le vocabulaire de la musique : « elle est vivante ». Ce leitmotiv volète comme un papillon nocturne, tout au long de la première partie ; il sera inversé dans la seconde par un « elle est morte », répété de façon douloureuse par la narratrice qui laissera planer l’ambiguïté sur cet adjectif. On sait Sarah atteinte d’un cancer ; on ignore si la mort dont il est question est celle de la personne ou de l’amour qui a uni les deux femmes.
Choisir une réponse serait manquer ce qui fait la force de la tragédie. Celle ou celui qui meurt, après qu’on l’a quitté, ou qu’il nous a quitté, c’est l’absent(e) pour toujours. Plus rien n’a de vrai sens et les saisons ne se distinguent plus.
Au rythme des saisons
Or ces saisons, elles jouent un rôle dans le roman. Elles scandent les instants amoureux. Ce sont les glycines de Milan, les magnolias qui fleurissent aux Lilas, petite ville de banlieue qu’habite Sarah, et qui est un des lieux de l’amour. Ce sont les fruits très mûrs qu’elle sort d’une pochette en papier et offre à la narratrice, ce sont les couleurs : le noir sur blanc d’une encre vénitienne dans lequel est écrit je t’aime, le bleu ciel d’un banc, à Paris. Ce sont des pains au chocolat achetés à six heures du matin, tout juste sortis du four et savourés avec délectation. Et la saison sur laquelle s’ouvre ce roman, c’est un été à la chaleur écrasante, étouffante, le dernier que passent les amantes, quand Sarah, malade, dort, immobile, comme une statue :
« Si ne pas renverser le château de sable de son sommeil signifie mourir de chaud alors je veux bien mourir de chaud ».
Le corps de Sarah, fougueux, puis blessé, la narratrice le décrit sous forme de blasons réduits à l’essentiel. Il semble que nommer les parties, c’est, de façon paradoxale, tenter de dire l’invisible, l’impalpable, dans un désordre qui correspond au désir : « Son parfum. Son odeur. Sa nuque. Ses cheveux. Ses mains. Ses doigts. Ses fesses. Ses mollets. Ses ongles. […] » C’est aussi brûler d’impatience, l’une de ces expressions sur lesquelles la romancière aurait pu jouer, comme elle le fait avec « cœur gros », « identités remarquables » ou bar aperto, entendu « a peur tôt ».
Un roman impétueux et hors du temps
À certains moments, on s’arrête : une définition, une présentation comme tirée de l’encyclopédie permet de prendre de la distance. Ou, pour reprendre l’un des termes souvent définis, donne de la latence. Mais ce sont des pièges, des allusions. Ainsi, la chanson de Piaf, « Mon manège à moi » réunit-elle Sarah qui craint les manèges qui mettent « la tête en bas », et sa compagne qui les aime.
Dans ce roman tempétueux, rythmé par les verbes, les anaphores ressemblent à des prières, des invocations, des vœux qui s’exauceront, ou pas. La vitesse est constante, rendue parfois par de longues phrases comme des errances, souvent illuminées, quelquefois plaintives, douloureuses. Dès la première partie, les excès de Sarah, sa violence aussi, poussent la narratrice à bout, lui donnent envie de rompre, de s’en aller. Mais rien ni personne ne l’éloigne de celle qu’elle aime, avec qui elle semble se détruire, heureuse et défaite à la fois.
Il faudra qu’elle parte à Trieste, nom dans lequel on entend triste, pour qu’elle retrouve de sa gaieté, qu’elle s’affranchisse. Elle connaît une forme de paix dans cette ville qui l’a émerveillée, qui est « comme un cadeau », « miroitante de doré », « aveuglante de beauté », « avec ce soleil pas possible ».
Apaisée ? Libérée ? Un peu, pas vraiment. Des cartes postales écrites à Sarah, des airs de Beethoven et Schubert écoutés en boucle, les airs de leur amour rappellent qu’elle est morte, qu’elle est devenue la statue dont elle avait la phobie, comme elle l’avait des papillons de nuit.
C’est un roman hors du temps, un roman dans lequel on ne se passe pas de coup de téléphone, un roman sans ces dialogues insipides et modernes qu’on trouve trop souvent, qui sont si faciles, si inutiles. Il est plein et entier.
« Ça raconte Sarah, imprévisible, ondoyante, déroutante, versatile, terrifiante comme un papillon de nuit. »
Norbert Czarny
• Pauline Delabroy-Allard, « Ça raconte Sarah », Éditions de Minuit, 2018, 192 p.