Camille Laurens, Inventer le désir :
le choix de l’autofiction

La collection « Quarto » chez Gallimard élargit son catalogue d’auteurs contemporains avec notamment Erri de Luca, Christian Bobin et Camille Laurens. L’auteure choisit l’iconographie et peut mettre en avant un objet phare. Pour l’écrivaine, un kaléidoscope, clé de son œuvre.

Par Norbert Czarny, critique

La collection « Quarto » (Gallimard) a décidé d’accentuer son intérêt pour des textes écrits par des auteurs contemporains. Certes, un volume existait déjà pour Patrick Modiano, et ce avant que le romancier ne reçoive le prix Nobel. De même pour Annie Ernaux. Camille Laurens fait partie des nouveaux arrivés avec Erri de Luca et Christian Bobin, et, le 5 octobre, Emmanuel Carrère.

Le grand mérite de « Quarto » est que l’on peut emporter le volume sans craindre de l’abîmer, contrairement à une Pléiade dont il n’a pas la solennité. Mais le « Quarto » a également l’avantage de contenir une riche iconographie, choisie par l’auteur qui peut l’axer sur sa biographie. Les choix de Camille Laurens sont éclairants : la famille, et notamment la filiation côté femmes, les lectures, Racine, Proust, Barthes et Duras, le théâtre et la danse qu’elle a pratiqués, la photo aussi. Et puis les luttes féministes des années soixante-dix, qui trouvent écho dans son roman, Fille (2020). Longtemps, elle s’est voulue écrivain. Sa fille l’a « éduquée » et convaincue d’ajouter un « e ».

Ces « vies » sont accompagnées de citations tirées de ses romans. Un dernier objet apparaît en photo : un kaléidoscope. C’est une des clés de l’œuvre. Elle explique son rôle depuis l’enfance, et maintenant qu’elle a écrit un certain nombre de roman : « […] j’écris toujours le même livre, fait de reflets, né d’un désir de permanence et de changement, de brouillage et de vérité ».

Ce volume contient quantité de textes parus en revue ou dans la presse. Ainsi, un long entretien avec Florian Georgesco, journaliste au Monde des livres, un dialogue avec Annie Ernaux paru dans Le Monde et qui porte sur l’autofiction, genre très discuté, contesté, voire raillé. Quelques articles de Camille Laurens publiés dans des revues de psychanalyse, écrits dans une langue des plus simples, accessibles, montrent quel lien l’auteure établit entre l’analyse et l’écriture.

Être en amour, être en littérature, être en analyse 

Une phrase en ouverture du volume « Quarto » la caractérise. Camille Laurens l’a trouvée chez Julia Kristeva : « Il y a trois façons de se sentir en vie, vraiment vivant : être en amour, être en littérature, être en analyse ». La romancière est donc triplement vivante. D’abord parce que le couple est très souvent au cœur de ses romans, ensuite parce qu’elle consacre tout son temps à la littérature, qu’elle l’écrive, qu’elle la lise pour le jury Goncourt dont elle fait partie, ou qu’elle la chronique, comme pour Le Monde. Enfin parce que la psychanalyse joue un rôle déterminant dans son existence.

Trois recueils ne figurent pas dans ce « Quarto » mais se trouvent rassemblés chez Folio[1]. Le grain des mots, Quelques-uns, ou Tissés par mille témoignent de son goût pour les sens multiples, la réfraction, le miroitement, les échos que peut prendre le plus anodin des adverbes : ce « oui » qui ouvre souvent des séances d’analyse, l’adverbe « jamais », le mot « chagrin »… Son goût pour le « feuilleté » apparaît aussi dans ses romans, dont le premier, Index, ouvre le présent volume. C’est un roman à la troisième personne, une fiction inspirée par un conte de J-L Borges, Le Zahir. Ce Zahir a la propriété de n’être pas oublié. Un personnage du roman ne parvient pas à écrire parce que ses phrases sont autant de citations qui l’en empêchent. Il est envahi par ce savoir. Écrire, c’est d’abord oublier. Et surtout les plus grands. Camille Laurens s’y exerce à sa façon, par le jeu, en citant ceux qu’elle lit depuis toujours.

L’écrivaine emprunte certains codes du genre policier parce que l’enquête suppose un parcours dans un labyrinthe, des hypothèses, des impasses, et ressemble fortement au travail de l’écrivain comme de l’analyste. Le roman commence par la lettre A et s’achève avec le F de fin. On commencera donc à G dans Les travaux d’Hercule, et ainsi de suite jusqu’au Z, depuis Romance jusqu’à L’avenir. Le jeu toutefois s’interrompt en 1995 quand Camille Laurens perd son nouveau-né. Philippe (2008) est le récit à la première personne de ce deuil, ce qui le précède et ce qui le suit, en quatre chapitres : « Souffrir », « Comprendre », « Vivre », « Écrire ».

Comme Philippe Forest, Camille Laurens est de ces auteurs qui mettent la mort de l’enfant au cœur de l’œuvre ou à son origine. « C’est mon enfant qui m’a transmis quelque chose, écrit-elle, il m’a transmis ce geste littéraire, cette quête d’identité, ce besoin de savoir à travers la langue qui j’étais, ce que je faisais là, qui étaient les autres et ce que je faisais, moi, sujet, individu, parmi les autres ».

Livre sur, livre de

Ce récit est aussi le point de départ d’une violente polémique avec Marie Darrieussecq. L’entretien avec Florian Georgesco en rappelle les tenants et les aboutissants. Dans un article critique, Camille Laurens reprochait à sa consœur d’écrire une fiction à partir de la mort d’un enfant. Non que cette thématique soit interdite : professeure de lettres pendant vingt ans, elle n’est pas assez obtuse ou sectaire pour nier que la littérature peut s’emparer de tout ou presque. Mais c’est une affaire d’écriture, et Camille Laurens prend appui sur le psychanalyste Paul Mathis pour s’en expliquer : « Il distingue ‘‘écrire depuis’’, ‘‘écrire de’’ et ‘‘écrire sur’’ ». Elle reproche au livre de Marie Darrieusecq, Tom est mort, d’être « un livre sur le deuil, et non un livre de deuil ». Ce conflit a provoqué le départ de Camille Laurens des éditions P.O.L. auxquelles elle était liée depuis toujours, mais qui lui a préféré Marie Darrieusecq. Le présent lui donne souvent raison ; bien des romans portent sur des sujets, des thématiques, et l’on oublie d’où ils viennent, quels mots les fondent.

Ensuite, la romancière n’écrira plus qu’à la première personne du singulier, ce que l’on appelle depuis les travaux (et les romans) de Serge Doubrovski : l’autofiction. Un dialogue avec Annie Ernaux lui permet de définir comment elle entend ce genre. Ce n’est pas pour elle l’écriture du moi, mais celle du soi : ce en quoi elle réfute les adjectifs égotiste ou narcissique. L’autofiction est recherche de vérité, comme s’en explique l’auteure avec Annie Ernaux : « Dans mes livres, les faits sont vrais, les choses sont arrivées. Il existe un pacte de vérité auquel je tiens énormément. C’est l’idée du ‘‘livre intérieur’’, tel que le conçoit Proust : ce qu’il faut chercher, c’est ce que la réalité a imprimé en vous. Mais le résultat est une fiction. Il y a une différence que faisait très bien Proust, entre justesse et vérité. Dans un roman, les choses peuvent être justes, mais nous ne savons pas si elles sont vraies. Ce qui m’importe, en vérité, c’est de me connaître pour mieux comprendre les autres et vice-versa. »

Aujourd’hui, en un temps qui préfère afficher les portraits des écrivains plutôt que creuser leurs écrits, la confusion entre narrateur et auteur est constante, voire entre auteur et personnage. Camille Laurens joue subtilement avec ces catégories qui dérangent les lycéens, comme une partie du public.

Écrire sans nuire, nommer sans blesser

Camille Laurens est un personnage puisqu’elle est le pseudonyme de Laurence Ruel. Mais c’est Camille qui évoque sa vie avec les hommes dans son roman Dans ces bras-là, ou sa famille dans L’amour, roman. Avec Fille, enfin, sa dernière parution, la narratrice est plus que jamais proche de l’auteure. L’autofiction selon Camille Laurens est plus juste que l’autobiographie. Dans ce dernier genre, en effet, la condensation et l’ellipse empêchent le fameux « pacte », supposant sincérité et vérité absolues d’exister. On ne peut ou ne veut tout dire. Dans autofiction, le mot « fiction » a le mérite de souligner la part de jeu. Reste un point commun entre les deux genres : la frontière entre ce que l’on peut écrire sans nuire à autrui, sans blesser celui que l’on nomme. A priori, le choix du roman devrait préserver les proches de cet écueil ou blessure. Ce n’est qu’un a priori. Les débats sont vifs, les polémiques plus encore, les procès se multiplient. Annie Ernaux déclare : « Toute écriture de vérité, qu’elle appartienne ou non à l’autofiction, déclenche les passions. » Et des réactions misogynes également, puisque cette écriture de l’intime, du désir ou du moi ou soi dérange plus quand elle est le fait d’une Camille Laurens ou d’une Christine Angot, plutôt que celui d’un Emmanuel Carrère, Philippe Sollers ou Philip Roth.

Inventer le désir dit le titre de cette sélection faite par l’auteure. C’est le cœur de son travail et de sa vie, c’est son engagement pourrait-on dire. Dans ces bras-là comme L’amour, roman ou Fille montrent une femme aux prises avec le sentiment amoureux, avec les hommes. Une femme dont l’existence pourrait être le titre du beau cycle de lieder de Schumann, L’amour et la vie d’une femme, ou bien conclure avec ce propos d’Antonioni que la romancière fait sien : « L’amour c’est vivre dans l’imagination de quelqu’un. » En somme, c’est un roman qui a son début et, souvent, sa fin.

N. C.

Camille Laurens, Inventer le désir. Œuvres choisies, collection « Quarto », Gallimard, 1024 p., 26 €.

Ressources École des lettres

– L’École des lettres, « Camille Laurens : Encore et jamais », mars 2013
– Frédéric Palierne, Écrire après, pour, sur, contre ?, juillet 2016

Notes

[1] Camille Laurens, La trilogie des mots. Quelques-uns – Le grain des mots – Tissé par mille, collection « Folio », n° 7135, Gallimard.

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