Cent ans après sa mort, Franz Kafka brûlant d’actualité
Par Alain Beretta, professeur de lettres.
Inquiets pour l’avenir dans une société qui se déshumanise, de nombreux jeunes se reconnaissent dans les récits de Franz Kafka. Sur les réseaux sociaux, ils s’identifient au pessimisme de l’écrivain, lucide et visionnaire.
Par Alain Beretta, professeur de lettres
Franz Kafka s’est éteint le 3 juin 1924, à 40 ans, au sanatorium autrichien de Kiesling, victime d’une tuberculose laryngée. Il n’a pas connu de son vivant l’étendue de sa renommée car il refusait de publier ses œuvres. Peu avant sa mort, il avait écrit à Max Brod, son ami et exécuteur testamentaire : « Tout ce qui peut se trouver de ce que je laisse (…) doit être brûlé sans restriction et sans être lu. » Après hésitations, Brod a désobéi. La Gestapo, en revanche, a détruit les écrits qu’elle a pu trouver. Les œuvres sauvées de l’oubli par Max Brod ont vite constitué un pilier de la littérature qui trouve de plus en plus d’échos dans notre monde actuel en proie à la déshumanisation.
Les œuvres les plus connues de Kafka, notamment ses trois romans La Métamorphose, Le Procès, et Le Château, sont des récits angoissants et dystopiques où le protagoniste fait l’expérience de la froideur d’un monde dépourvu d’empathie, qui le conduit à la solitude. Le héros du Procès (1925), Joseph K, illustre parfaitement cette souffrance de l’individu seul face à un mode complexe et absurde soumis à l’arbitraire, et où il ne trouve pas d’issue : il est arrêté un beau jour sans qu’il en sache la raison, et va se heurter à un labyrinthe bureaucratique déstabilisant.
Aussi n’est-il pas étonnant que nombre de jeunes, garçons et filles, de la génération dite Z (12-25 ans), inquiets pour leur avenir dans une société ingrate, se reconnaissent dans les récits de Kafka. Ils en témoignent sur les réseaux sociaux en s’identifiant au pessimisme de l’écrivain et de ses personnages. Par exemple Georg Samsa, dans La Métamorphose, qui, après s’être transformé en un insecte immonde, se retrouve isolé et étranger à sa propre famille. Kafka leur parle d’autant plus qu’ils retrouvent dans son écriture un humour noir qu’ils utilisent eux-mêmes pour s’approprier leur sentiment de décalage avec une société qualifiée précisément de kafkaïenne.
« Il voit autre chose et plus que les autres »
Si Franz Kafka nous parle encore tant aujourd’hui, c’est que, non seulement il a décrypté le monde avec lucidité, mais que, sans être véritablement un prophète, il a été une sorte de voyant, dans la lignée d’un Arthur Rimbaud. Ne parle-t-il pas de lui dans son Journal lorsqu’il écrit : « Il voit autre chose et plus que les autres » ? La société déshumanisée qu’il évoque au début du XXe siècle résonne fortement avec l’actuelle à l’ère de l’intelligence artificielle, d’une surveillance croissante, d’un arbitraire considérable. Le Joseph K. du Procès, victime d’une absurde arrestation injustifiée, ne se retrouve-t-il pas dans le défenseur des droits de l’homme Oleg Orlov, arrêté le 27 février dernier et condamné à deux ans et demi de prison par le régime de Vladimir Poutine ?
Franz Kafka se montre particulièrement visionnaire sur quelques aspects du monde, comme la colonisation. Sa nouvelle La Colonie pénitentiaire (1919) ne dénonce pas seulement le système judiciaire à l’œuvre dans un pays étranger, mais plus largement le système de domination qui sous-tend l’idée même de colonisation : contrôle et exploitation des corps et de l’imagination, incapacité du colon à penser sa domination. La colonisation est assimilée à une punition et incarnée par une machine qui grave sur les condamnés la sentence morale qu’ils ont transgressée jusqu’à ce que mort s’ensuive. C’était avant les camps de concentration.
Franz Kafka a également pressenti la chute d’un tel régime, puisque cette machine finit par s’emballer et s’autodétruire : une décolonisation pourrait poindre. La voyance kafkaïenne se manifeste aussi sur un plan politico-religieux, notamment à propos du sionisme. Sur ce point, le texte Chacals et Arabes se révèle symptomatique de l’ambivalence de son auteur, à tel point qu’il apparaît pour certains comme une préfiguration du conflit israélo-palestinien. Dans ce livre, les chacals figurent le peuple juif vivant comme un parasite sur un peuple hôte : les Arabes. Parmi ces chacals se trouvent aussi quelques antisémites, et Kafka n’approuve pas complètement leur occupation.
Kafka a poussé loin l’imagination d’un corps mutant, aujourd’hui très sur le devant la scène. Dans La Métamorphose (1915), le héros à corps d’insecte cloué dans son lit sur le dos peut préfigurer une époque qui, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, est fascinée par des mutations fictionnelles de toutes sortes (zombies, superhéros…) C’est l’annonce de la figure du mutant, cet individu victime de son identité hors du commun et pourchassé par la masse des gens normaux : Gregor Samsa serait ainsi le premier des X-Men, ces personnages d’une bande dessinée née dans les années 1960 et que l’on a vus au cinéma dans les différents opus X-Men ou Le Règne animal de Thomas Cailley (2023).
L’absurdité et la solitude
Si Franz Kafka est bien ancré dans les problèmes propres à son pays, il les dépasse en s’interrogeant sur la condition humaine, ce qui lui confère une sorte d’universalité. Écrivain austro-hongrois de langue allemande, il est né le 3 juillet 1883 dans le quartier juif de Prague, alors capitale de la province de Bohême, donc partie intégrante de l’Empire austro-hongrois. Il a eu deux frères morts très jeunes, et trois sœurs déportées. La dernière, Ottla, est morte à Auschwitz. Il a étudié le droit à l’université et a fréquenté des cercles anarchistes. À l’âge de 36 ans, il a écrit une lettre à son père sous forme de réquisitoire contre la toute-puissance paternelle, rappelle un article paru sur le site de France culture :
« Il décrit comment toute sa vie cette figure toute puissante du père, figure fantasmatique, l’a dominé et aliéné, comment elle l’a maintenu dans un sentiment constant de culpabilité et de honte. Elle est à l’origine du manque de confiance, du sentiment de peur, d’inaptitude, d’empêchement, dont souffre Kafka et d’où dans le même temps il puise la matière de son œuvre. »
France Culture, 3 octobre 2020
Sa vision, certes pessimiste, peut se résumer en deux thèmes essentiels : l’absurdité, la solitude. Oui, la vie n’a aucun sens, et il ne peut en être autrement. L’exemple le plus parlant est à nouveau celui du héros (anti-héros plutôt !) du Procès : on peut estimer que le seul tort de Joseph K. est d’exister. L’aliénation de l’homme est telle que sa quête d’un sens s’avère stérile.
Dès lors, sans pouvoir véritablement communiquer avec autrui, l’homme demeure incapable de nouer une relation affectueuse, d’amitié ou d’amour. Kafka en fait l’expérience. Celui que son biographe de référence Reiner Stach appelle « le grand célibataire de la littérature mondiale » s’est lié temporairement à différentes femmes, sans jamais aboutir à une relation durable. Il se fiance deux fois à Félice Bauer, à qui il a dédié sa nouvelle Le Verdict, en 1914 puis en 1917, puis s’esquive. En 1919, il se fiance avec Julie Wohryzek, une secrétaire de Prague. Il entretient ensuite une complicité intellectuelle et épistolaire avec la journaliste et écrivaine Milena Jesenska. Finalement, en 1923, donc un an avant sa mort, il rencontre Dora Diamant, la seule avec qui il partagera un appartement. Sous son influence, il lit le Talmud et commence à apprendre l’hébreu. Il envisage de partir vivre en Palestine, mais sa santé l’en empêche finalement.
Face à de telles difficultés, l’écriture constitue une nécessité vitale. Le style kafkaïen est unique, à la fois clair et déroutant, il crée une atmosphère de malaise et de tensions, qui n’en est pas moins fascinante. Souvent, la découverte d’une œuvre de Kafka ne s’oublie pas. Ainsi, la romancière Chantal Thomas se souvient encore, à 79 ans, de la première phrase du Journal, qu’elle a lue lorsqu’elle était étudiante : «Les spectateurs se figent quand le train passe ». Elle confie, dans L’Obs du 30 mai dernier : « Cette phrase, qui m’arrivait comme une flèche qui traverse le temps, m’a figée ; j’ai eu l’impression que la barrière entre le quotidien et le fantastique tombait ».
Une identité composite
Kafka échappe aux certitudes, « il vivait hors du champ de l’expérience ordinaire », affirme son biographe allemand Reiner Stach. De fait, le Kafka du quotidien, travaillant dans le bureau d’une compagnie d’assurances, importait moins que sa vie imaginaire, sa vraie vie : il y a au moins deux Kafka.
Bien des aspects du personnage restent troubles, à commencer par son identité, composite. Tchèque, plus précisément pragois, par ailleurs juif, mais écrivant en allemand par volonté paternelle, il se trouve déchiré, comme l’a bien montré Marthe Robert dans son étude Seul, comme Franz Kafka (1969). En effet, il ne considère pas l’allemand comme une langue maternelle mais plutôt comme une langue volée qui engendre un profond sentiment de culpabilité. Kafka se sent tout autant déchiré par sa judéité, à la fois cachée et revendiquée : il se passionne pour le théâtre yiddish et apprend l’hébreu, mais peut écrire à Milena des horreurs antisémites comme le fait qu’il souhaiterait parfois « bourrer tous les juifs dans le tiroir de l’armoire à linge, puis attendre, pour ouvrir un peu ce tiroir pour voir s’ils sont déjà tous asphyxiés ». Raison pour laquelle la notion d’ambiguïté revient souvent à son égard.
Écrivain de l’Europe centrale et de l’enfermement, Kafka n’a cessé d’imaginer des portes pour en sortir, notamment celle des États-Unis, où il ne se rendra pourtant jamais. Dans son roman L’Amérique, ce pays souhaité se trouve évoqué avec désenchantement. Le jeune protagoniste, Karl Rossmann, y est accueilli par une statue de la liberté qui ne brandit pas une torche, mais un glaive. Après une série de chausse-trappes et d’espoirs déçus, le rêve américain ne cesse d’échapper au jeune homme.
Kafka est constamment à hésiter, même à propos de ses écrits. En 1919, il rédige sa fameuse Lettre au Père, mais elle ne parvient jamais à son destinataire, son auteur craignant ce père incarnant la force, la santé, le contentement de soi et qui ne pouvait donc guère comprendre le tempérament inquiet de son fils. Pourtant, quelques mois plus tard, il envoie cette lettre à Milena, afin qu’elle la garde, car « il se pourrait que je veuille tout de même la lui donner un jour ». Un Kafka en cache toujours un autre, et c’est peut-être ce mystère qui attire.
Un centenaire diversement célébré
Le centenaire de la mort de Kafka est l’occasion de publications et de bien d’autres manifestations dans toute l’Europe. Pour (re)découvrir cet immense écrivain reparaissent en poche, chez Folio, plusieurs textes dans de nouvelles éditions et traductions (Le Procès, Le Château), ou en version bilingue (Lettre au Père, La Métamorphose). Sur Kafka, l’événement est la parution du troisième et dernier tome de sa biographie, Les Années de jeunesse (succédant à Le Temps des décisions, et Le Temps de la connaissance) par Reiner Stach, ouvrage traduit en français (Le Cherche Midi). On peut lire aussi : J’irai chercher Kafka. Une enquête littéraire, de Léa Veinstein (Flammarion) et La vie après Kafka de Magdaléna Platzova (Agullo éditions), ouvrages tout récemment parus, ainsi que le Hors-Série du Monde : Une vie, une œuvre : Kafka l’insaisissable, juin 2024.
Outre ces lectures, un hommage sera rendu en France lors d’une série d’événements (1). À Paris, le Centre culturel tchèque, le Goethe-Institut et le Forum culturel autrichien s’associent pour présenter l’Année Kafka du 1er février au 5 décembre. Hormis des lectures, des rencontres avec des auteurs et des ateliers de traduction, ces manifestations proposent : du cinéma (Le Château de Michel Haneke, Le Procès d’Orson Welles), deux grandes expositions (Komplett K de l’auteur de BD autrichien Nicolas Mahler, et Monsieur K de l’artiste germano-tchèque Rut Kohn), et des concerts, avec notamment la carte blanche donnée au compositeur Vojtech Saudek, petit-fils d’Ottla Kafka, une des sœurs de Franz. Cerise sur le gâteau : l’avant-première sur Netflix de la série télévisée germano-autrichienne Kafka (6 épisodes), centrée sur la vie si difficile de cet auteur intranquille, œuvre de Rut Kohn. La radio n’est pas en reste, avec Kafka, la grande traversée de Christine Lecerf (podcast sur le site Radio-France, voir aussi son entretien dans Télérama : « Métamorphoser notre regard sur Kafka, c’est cesser de penser qu’il était seul, sombre et tout le temps malade »).
Kafka, qui n’avait pas voulu publier ses œuvres, ainsi que l’affirmait son testament, se réjouirait-il ou pas de ces célébrations ? Quand il écrivait dans son Journal en 1921. « Il est mort de son vivant, et le seul vrai survivant », parlait-il de lui-même ? En tout cas, cent ans après sa mort, Kafka survit et nous parle encore, peut-être même plus que jamais.
A. B.
(1) Regroupés sur la plateforme : www.kafka-2024.fr
Franz Kafka, Journaux et lettres, Éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de La Pléiade, 1800 p. chaque volume, respect. 68 € et 72 €.
Kafka, biographie de Reiner Stach, traduite de l’allemand par Régis Quatresous, éd. Le Cherche Midi, 3 volumes : 1. Le Temps des décisions (2023), 2. Le Temps de la connaissance (2023) et 3. Les Années de jeunesse (2024).
Ressources :
« J’irai chercher Kafka », l’enquête captivante de Léa Veinstein, Télérama, 1er juin 2024.
« Franz Kafka, l’insaisissable », hors-série Le Monde, mai 2024.