« Chained » et « Beloved », de Yaron Shani
Le cinéaste israélien Yaron Shani n’avait plus guère donné de nouvelles depuis Ajami, son premier opus, Caméra d’or au Festival de Cannes en 2009, dans lequel il auscultait, avec son co-réalisateur d’origine palestinienne (!) Scandar Copti, l’âme déchirée d’un quartier cosmopolite de la ville de Jaffa à travers le destin croisé de plusieurs de ses habitants. Nous nous étions résolu à accorder notre patience au temps lent du travail de l’artiste (sept années de gestation pour la ci-devant réalisation).
C’est alors que l’on apprit le tournage au long cours (une année entière) du diptyque Chained et Beloved, dont le premier volet sort ce mercredi 8 juillet sur les écrans (le second est programmé pour le 15).
Si notre attente fut longue, elle est aujourd’hui hautement récompensée tant impressionnent la qualité de la mise en scène, l’intelligence du montage, la force d’écriture des protagonistes et le talent de l’interprétation (des acteurs non-professionnels choisis à la manière de Ken Loach, dont Yaron Shani est un admirateur, pour leur proximité avec la vie de leurs personnages).
Deux en un
Rashi (Eran Naim) et Avigail (Stav Almagor), mari et femme, vivent à Tel-Aviv avec Yasmin, la fille de treize ans d’Avigail, issue d’un premier mariage. Rashi est policier et son épouse, infirmière dans un EHPAD. Les efforts du couple, menés en vain depuis deux ans pour donner naissance à un enfant, commencent à peser sur son entente, par ailleurs rudement éprouvée par les fréquentes disputes opposant Yasmin à son beau-père. Tout dégénère quand celui-ci, mis à pied et injustement accusé de pédophilie suite à une fouille abusive de quelques jeunes soupçonnés de vendre de la drogue, est prié de quitter momentanément le domicile conjugal par sa propre femme, désireuse de faire le point avec sa fille…
Un couple, deux possibilités. Chained et Beloved, visibles à l’unité ou dans l’ordre de son choix, sont des œuvres-miroir qui se reflètent l’une dans l’autre, se répondent et s’opposent, se combattent et se complètent. L’avers et l’envers d’une même pièce, autonomes et solidaires à la fois ; chacun des deux films éclairant l’autre, l’enrichissant, le donnant à voir différemment, selon un autre angle de vue.
Le dispositif « en abyme » de Chained / Beloved creuse les perspectives de lecture, allonge les lignes d’interprétation, en valide ou non les hypothèses. On est ici conjointement placé au cœur du couple et dans l’intimité respective de l’homme et de la femme qui le composent, au plus près des comportements et motivations personnelles qui conduisent au délitement de leur union.
La place du masculin
Un examen de gynécologie commun aux deux films sert de point d’attache et de départ à la double trajectoire – masculine et féminine – de l’intrigue. La diffraction narrative, qui s’ordonnait dans Ajami en cinq chapitres autour d’une même scène tragique vue par autant de personnages différents (à la manière d’Amours chiennes d’Alejandro Iñarritu ou de Pulp Fiction de Quentin Tarantino), est en l’occurrence davantage portée au questionnement des ressorts moraux et psychologiques qu’à l’analyse des déterminismes sociaux menant à la crise.
Dans Chained, articulé essentiellement autour de Rashi, le réalisateur interroge la place tenue par l’homme dans la société contemporaine (fût-elle israélienne), à l’ère de l’après-#MeToo. Comment celui-là, fruit d’une longue éducation traditionnelle et patriarcale, trouve-t-il à s’exprimer face au désir d’émancipation de la jeunesse et à l’exigence d’équité des femmes ? Quelle attention accorde-t-il à l’injonction de virilité de ses pairs et au diktat masculin de la réussite sociale ? Quels rôles, quels repères, quelles angoisses, quelles faillites pour lui ?
Pouvoirs en question
Rashi est un policier, un (beau-)père, un fils, un ami, un mari. Un homme surtout, dont le parcours se heurte tour à tour à des figures de résistance, dont le pouvoir est soumis à diverses formes de contestation. Face à une poignée de jeunes gens un peu récalcitrants mais parfaitement inoffensifs, l’officier de police fait la démonstration de son autorité jusqu’à l’excès et l’humiliation quand il leur ordonne de baisser pantalons et caleçons pour contrôler s’ils ne dissimulent pas de drogue. Son exigence, dépourvue de légalité à leurs yeux, est rapidement et sévèrement punie en retour par l’influent père de l’un d’entre eux qui s’applique à le calomnier et à ordonner des poursuites dans le but de le briser. Deux formes de pouvoir sont alors mises en cause pour leur tyrannie où se mêlent le goût du zèle, l’orgueil du « mâle » et le plaisir de la puissance.
À travers Rashi, le film scrute les limites de l’exercice de l’autorité, les zones d’ombre morales séparant loi et liberté, droit et devoir. L’attachement scrupuleux du personnage à faire respecter les règles qu’il représente et l’arbitraire avec lequel il en use questionnent la virilité dont il se prévaut et qu’il refuse aux jeunes gens en entamant leur dignité. Une virilité qui, rappelons-le, se dérobe au fonctionnement de son couple et qu’il extorque (par défaut) en la surjouant dans le cadre de son métier.
De même, Rashi tente de combler son échec de paternité par un surcroît d’autorité paternelle envers sa belle-fille. À treize ans, Yasmin est une pré-adolescente éveillée que sa mère permissive ne surveille guère ni n’interdit de sortir le soir avec ses amis. Flic averti, Rashi n’y voit que dangers et possibles dévoiements auxquels il tente de mettre fin. La longue scène chez le photographe de clichés sexy, qui épuise quelques-uns des degrés du difficile rapport d’autorité entre parent et adolescent, révèle le niveau d’incompréhension entre l’un et l’autre. Entre la fermeté légitime de Rashi et les caprices d’ado précoce, le lien est rompu, la crise ouverte. Rashi perd peu à peu pied, ne raisonne plus, exige, espionne, s’entête. Et use même de la force physique pour restaurer un pouvoir et une fonction qui lui échappent (interdiction de sortie de Yasmin, violente exfiltration de la jeune fille lors d’une de ses soirées dans un parc, expulsion d’un de ses camarades du domicile familial).
Ce faisant, Rashi ouvre une seconde ligne de tension entre lui et Avigail dont il déplore l’irresponsabilité maternelle. Le mécanisme de sape du couple est alors en marche. Celle qu’il aime pourtant profondément se détourne de lui et tente de vider la querelle de sa fille et de son mari, en expulsant ce dernier de la zone de conflit (qu’elle déserte elle-même), faisant ainsi naître en lui un cuisant sentiment de jalousie et d’humiliante régression (son retour chez ses parents). De doute, de torture que la séparation bientôt définitive avive encore…
Utopie féminine
Beloved lève le voile sur la vie intérieure d’Avigail et la manière dont celle-ci apprend à se connaître elle-même et à se libérer de ses chaînes conjugales. Après la scène liminaire de gynécologie, le second volet du diptyque nous offre de suivre la jeune femme, comme Rashi dans le premier film, sur son lieu de travail. Où elle fait la connaissance de deux demi-sœurs, Yael (Ori Shani) et Na’ama (Leah Tonic), venues placer leur vieux père « en maison ». Na’ama, enfant autrefois adoptée et adulte intranquille, vit de la prostitution. Yael est une sage-femme, travaillant selon des méthodes traditionnelles et cultivant un hédonisme new-age et résolument féministe. C’est cette dernière qui va accoucher Avigail de ses secrets de femme, de ses peines et frustrations. De ses habitudes ancrées et de son incapacité à s’en extraire, à formuler son ennui et son désamour. À la fois par crainte, timidité, lassitude, servitude, oubli de soi et manque d’assurance.
Cette confiance, Yael va la lui restituer au moyen d’une douce affection et de soins destinés initialement à lui assurer la nouvelle maternité que son corps lui refuse. Leurs longues conversations, puis un week-end, passé à la campagne en compagnie de quelques copines de Yael, vont sceller leur amitié et surtout conduire Avigail à la conscience de son aliénation, de l’incommunicabilité de son couple et de la nécessité de renouer avec sa fille.
Là, au milieu de l’espace minéral du désert et de sa puissante lumière, tout lui devient plus clair, plus évident, plus brutal, plus désolé. Le coup de téléphone empli de reproches, qu’elle reçoit alors de Rashi, exacerbe sa déchirante solitude et, par contraste, souligne le bien-être de ses nouvelles amies réunies, heureuses du moment partagé, de leur corps épanouis, offerts au vent et à la chaleur bienfaitrice du soleil. Les images débordent alors de chair, de sensualité et de la joie de se savoir en vie et de s’appartenir. De cette scène-manifeste, on regrettera néanmoins l’usage intempestif du floutage de certaines parties du corps des femmes qui se voient ainsi dépossédées de leur belle et libre nudité. Si le procédé vaut pour sa valeur documentaire lors des scènes au sein de l’ÉHPAD ou de l’interpellation policière de Rashi, il est ici illisible sinon contradictoire avec le point de vue féministe développé par le film (à l’image également floutée du corps de Na’ama).
Le voyage d’Avigail, à l’écart de la ville et de ses problèmes, agit comme un révélateur menant à la réappropriation de son être et de sa fille avec laquelle elle reconstruit des relations pacifiées sans la présence inflexible de Rashi. Un amour chaste unit Avigail et Yael, laquelle en concrétise la beauté et la force quand elle décide d’adopter un nourrisson. L’utopie féminine qui se construit enfin ne résout certes pas tous les problèmes, mais elle oppose au masculin toute la violence dont elle ne veut plus, tout le vieux pouvoir qu’elle lui conteste, et le dialogue et la réflexion auxquels la structure du diptyque l’invite obligeamment. Fatalement…
Philippe Leclercq