« City Hall », de Frederick Wiseman
Aux questions liminaires que se pose le maire démocrate de Boston, Martin J. Walsh, au sujet de la gestion du budget de sa ville et de la manière d’en rendre clairement compte à ses administrés, le cinéaste Frederick Wiseman, Bostonien lui-même, répond de la meilleure des manières. Des mois durant, il a promené sa caméra dans les salles de réunion de l’hôtel de ville, et partout ailleurs où s’exerce le pouvoir municipal, où se concrétisent les idées et les projets de l’édile et de ses équipes. Le résultat est édifiant. Et, si l’on devait céder au démon du raccourci, on affirmerait volontiers que la politique conduite dans la capitale du Massachusetts, troisième État le plus prospère du pays, se situe aux antipodes de celle, destructrice et éminemment clivante, que l’actuel locataire de la Maison Blanche mène depuis quatre ans au niveau fédéral.
L’anti-Trump
Dès le début du film, on voit un homme soucieux de dialogue et d’écoute, de rencontres et d’explications. Martin (ou « Marty », son diminutif affectif) Walsh est un être de mots et d’actions, un humaniste convaincu que la parole engage, lui qui en use constamment dans le cadre de sa fonction, mais également dans les réunions d’Alcooliques anonymes où il se rend régulièrement à titre personnel. Buveur repenti, qui sait ce que la résilience veut dire, il connaît l’importance des mots et du temps d’attention qu’on leur doit accorder pour faire naître la confiance et le courage chez les individus. Il sait la capacité de l’être à se dompter, à se relever, à puiser en lui les ressources propres à continuer à aller de l’avant. Il sait, lui à qui les médecins ont diagnostiqué une forme rare de cancer durant l’enfance (le lymphome de Burkitt), la force gagnée à se rassembler, à se battre collectivement, à bâtir le présent dans l’unité, dans l’esprit du débat délibératif dont il a fait le cœur de sa politique.
Martin Walsh parle donc, discourt, discute avec passion. Sa présence intermittente à l’écran en fait le personnage principal de City Hall. L’homme est passionnant. Même quand il aborde les détails techniques de quelque projet, car il mêle en permanence à sa parole éloquente une voix intérieure, simple et sincère. Martin Walsh parle avec son cœur et son corps ; il parle des profondeurs de son être, animé par l’envie de convaincre et de transmettre son sens des valeurs morales et son humanisme, son goût de la rencontre et de l’échange entre toutes les cultures qui composent la famille nombreuse de sa ville, une marqueterie sociale et multi-ethnique dont il dit sans démagogie se nourrir. Car il n’a pas oublié d’où il vient. Il le dit, le fait savoir. Il n’hésite pas à se raconter, faisant du storytelling le meilleur usage, délesté de ses intentions narcissiques ou roublardes.
Son histoire familiale rejoint, dans le souvenir de la peine et du rejet, celle des premières heures du peuplement de la côte est américaine, dont l’actuelle ville de Boston et ses environs représentèrent l’étroite porte d’entrée dans les années 1620-1630. Les murs de la mairie, tapissés de tableaux historiques, témoignent du douloureux passé sur lequel s’est édifié le pays – le long combat des peuples migrants pour gagner leur place, s’intégrer, survivre à l’adversité. Conscient de cela, cet homme d’ascendance irlandaise (le groupe ethnique le plus important de Boston) a mis en place un programme de protection des immigrés illégaux, en même temps qu’il s’applique à n’oublier aucune des minorités sociales, culturelles ou sexuelles qui habitent sa commune.
« Le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » (Abraham Lincoln, discours de Gettysburg, 1863)
Martin Walsh, élu pour la première fois en 2013, développe une politique ambitieuse en matière de justice sociale, d’accès au logement, de lutte contre l’exclusion et d’action pour le climat. L’inspirant portrait que le film nous en livre s’élargit à intervalles réguliers aux murs de la ville vers lesquels Wiseman a la bonne idée de tourner sa caméra. Et de parcourir les rues comme un nonagénaire (l’âge du cinéaste) venu rechercher les traces d’un ancien souvenir, l’indice du temps passé, d’une enfance disparue. Ou, à l’inverse, venu adresser aux lieux du début un discret adieu.
Les élégants plans fixes sur les immeubles, en contrepoint des images des hommes et des femmes dans l’action de leur métier, interrogent le repos des façades ; ces plans offrent au récit de respirer et au spectateur de cheminer dans la ville et de méditer en silence. La dureté patiente des lignes et de la pierre figée, sans s’opposer aux bâtisseurs auxquels elle renvoie dans une large acception du mot, nous rend par contraste leur humanité plus émouvante, l’acharnement de leur travail quotidien plus admirable. L’image de la façade de l’hôtel de ville, reprise en boucle au cours des quatre heures trente de film, apparaît comme la figure du retour au même, le symbole de la volonté acharnée et têtue des hommes à construire leur destin, à remettre inlassablement l’ouvrage sur le métier pour ériger une société meilleure.
D’autres images se détachent de la grande fresque urbaine, qui évoquent la fragilité des choses, le monde éphémère, en particulier lors des séquences en compagnie des éboueurs, des services de la voierie, et des préposés aux espaces verts avec leur monstrueuse machine à dévorer les arbres malades. La ville au quotidien, fascinante dans sa diversité et les activités qu’on y mène, constitue l’essentiel des images de Wiseman, où se glissent également les difficultés de l’existence, notamment par la voix d’une Cap-Verdienne qui, au cours d’une réunion collective, déplore le sentiment de relégation durable de la communauté qu’elle représente.
Tout n’est évidemment pas parfait à Boston. Mais la politique inclusive mise en place par le maire s’efforce d’accroître le dialogue et de prendre en compte la plus grande variété d’opinions possibles dans un esprit de consensus. La richesse foisonnante, mais aussi la durée et la complexité contradictoire des échanges, constituent de formidables moments de démocratie participative. Le débat qui associe divers représentants de la mairie, un officier de police et un panel d’habitants d’un quartier au sein duquel des investisseurs ont le projet d’implanter un centre de distribution de cannabis est un cas d’école. Au même titre que celui au cours duquel les délégués d’une commission scolaire « négocient » l’augmentation du nombre d’élèves d’un lycée en concertation avec un ensemble de professeurs et de parents. Wiseman capte là des visages, des expressions, des échanges comme témoignage direct de la citoyenneté au service de la chose publique, comme démonstration de la parole politique à l’exercice circulant des uns aux autres et se réalisant sous nos yeux.
Il s’agit pour le réalisateur de montrer comment de la différence (des intérêts, des opinions, des origines) émerge une unité, un compromis qui réunit et fait société. Une société que Martin Walsh a érigée en sanctuaire des droits élémentaires (à l’alimentation, aux soins, au logement), en modèle, donc, contre le monde trumpien qui rugit dans le hors-champ haineux des images. Une société tolérante, soucieuse d’égalité envers la communauté homosexuelle, les minorités raciales, les mal-logés, les sans-papiers, les démunis de toute espèce. Une société enfin voulue par un homme qui, à l’image de son homonyme et cinéaste hollywoodien Raoul Walsh dont l’œuvre a brossé le portrait riche et varié de l’Amérique, s’efforce de faire du cadre de sa mandature un espace entièrement dédié aux gens, espace que redoublent ici brillamment les images de City Hall.
Philippe Leclercq
Voir sur ce site :
• « Monrovia, Indiana », de Frederick Wiseman, par Jean-Marie-Samocki.
• « National Gallery », de Frederick Wiseman, par Anne-Marie Baron.