« Comme si de rien n’était », d’Eva Trobisch
Les propositions de cinéma qui nous viennent d’outre-Rhin font, depuis plusieurs années, plaisir à voir. Et ce, d’autant que le 7e Art allemand revient de loin. Moribond dans les années 1990, il mit près de deux décennies à trouver la voie de la guérison. Et, chose curieuse, le remède qu’il se trouva était lui-même l’expression d’un mal, d’un inconscient collectif miné par les conflits et tensions qui déchirèrent le pays au cours du XXe siècle.
L’histoire allemande, et ce que la fiction en tira, allaient donc rappeler les foules dans les salles. Où l’on put découvrir tour à tour Good bye Lenin ! de Wolfgang Becker en 2003 (longtemps inscrit au programme de Collège au cinéma), La Chute d’Oliver Hirschbiegel en 2004 et La Vie des autres de Florian Henckel von Donnersmarck, Oscar du meilleur film étranger en 2007.
Sans triompher de la forme, ces trois opus remportèrent un tel succès international qu’ils donnèrent envie à la jeune génération de cinéastes, nés pour la plupart dans les années 1970, de relancer le travail. Et de renouveler la cinématographie du pays en s’emparant notamment des problèmes du monde contemporain. De nouveaux noms apparurent alors, que la presse allemande réunit sous l’étiquette « école de Berlin », tels que Benjamin Heisenberg (Le Braqueur, 2010), David Wnendt (Guerrière, 2013), Christoph Hochhäusler (Les Amitiés invisibles, 2015), Christian Petzold (Phoenix, 2015 ; Transit, 2018), Maren Ade (Toni Erdmann, 2016) ou encore Fatih Akin (In The Fade, 2017).
Bien que tous récusent l’idée de mouvement et affichent des styles très singuliers, ces réalisateurs ont en commun le souci de la forme et une profonde rigueur morale dans le développement de leurs sujets ancrés dans le réel.
Avant l’affaire Harvey Weinstein
C’est avec la même sincérité esthétique qu’Eva Trobisch (née en 1983) a décidé de se pencher sur une question qui retient aujourd’hui l’attention : les violences faites aux femmes et, en particulier, le viol dont est victime Janne (Aenne Schwarz, exceptionnelle), une jeune femme éduquée qui, à la suite d’une soirée d’anciens camarades, voit sa vie fracturée après qu’un convive (et futur collègue) abuse d’elle sexuellement. En réaction, et croyant se préserver, Janne s’efforce alors de ne rien changer à sa vie (professionnelle) et opte pour le déni.
Que le scénario de Comme si de rien n’était, premier long-métrage de fiction de son auteure, ait été écrit avant l’affaire Weinstein (2017) et le mouvement #MeToo pose évidemment un certain nombre de questions. Et la première d’entre elles consiste à se demander si l’héroïne du film, informée de ce scandale médiatique et de toute la parole qui s’en est trouvée libérée, se réfugierait dans la même attitude silencieuse, la même honte ravalée.
Comme si de rien n’était ne serait-il dès lors qu’un film anachronique, dépassé par une actualité qui aurait modifié les comportements ? Une telle agression connaîtrait-elle aujourd’hui les mêmes suites, telles que la réalisatrice nous les montre ? Pas si simple, hélas. Le préjudice, la souffrance, la honte, la peur du jugement, le sentiment de culpabilité sont de puissants freins (sociaux, moraux…), et les mauvais agents d’un mutisme souvent préféré à la publicité judiciaire.
Deux victimes
Comme une manière de répondre longuement au titre de son film, la réalisatrice a fait le choix d’une mise en scène dépouillée d’affects et d’effets. La scène du viol est elle-même fortement dédramatisée, quasi escamotée, mais pas moins pénible dans ce qu’elle suggère d’atrocité. Comme le traumatisme, même éteint, ensuite.
Le dispositif de Trobisch, qui vient du théâtre où elle a été assistante à la mise en scène, se fonde en grande partie sur l’occupation de l’espace et l’expression physique de ses comédiens. Où l’on comprend que la prédation sexuelle est d’abord une question de présence corporelle telle que jouée par l’acteur Hans Löw (Martin, l’agresseur). Le corps de l’homme fait ainsi peser une menace sourde, qui presse, détermine, définit des comportements qui sont autant de signes de peur et de faiblesse d’une part, des indicateurs de la jauge du pouvoir et de la force d’autre part.
De l’un à l’autre corps, se joue un rapport de domination qui trouve son point d’équilibre dans le moment d’après. Dans le moment de la honte partagée, où la blessure de l’une le combat à la mauvaise conscience de l’autre. Cet autre, le bourreau que Trobisch perçoit également comme une victime. Un grand corps rongé par la culpabilité, qui s’affaisse, et qu’elle fait bientôt disparaître de la fiction…
Continuer, aller de l’avant, coûte que coûte
Ce qui intéresse Trobisch, c’est le traumatisme intérieur, la brisure physique et morale contre laquelle l’héroïne se bat. Le déni absolu qu’elle affiche, le refus de céder au malheur, le rejet de l’évidence contre quoi son esprit – pas son corps – résiste. La mise en scène, et plus encore le montage du film, s’appliquent à suivre Janne dans une quotidienneté têtue, chez elle, entre amis, en famille ou au travail.
La cinéaste s’intéresse aux murs invisibles que la jeune femme dresse peu à peu autour d’elle, au silence qui cache et qui isole. Car, pas plus qu’elle ne parle aux autres, à sa mère ou à son propre compagnon, Janne semble vouloir se prouver à elle-même, mais aussi à son agresseur qu’elle côtoie sur son lieu de travail, que « tout va bien », pour reprendre le titre original du film (Alles ist gut). Celle-ci transforme sa blessure en combat par le vide ; elle repousse et nie l’évidence de l’hypothèse comprise dans le titre français, et tente de faire des apparences un mensonge qui annule la vérité, qui invente une autre réalité.
Entre le titre, qui affiche l’optimisme, et la solide image de fin (qui contient à elle seule tout l’enjeu du film), c’est une résistante, une combattante qui se révèle peu à peu à l’écran, et qui compte bien ne pas faire de sa misérable expérience une existence de misère. Janne est une femme déterminée à aller de l’avant, à poursuivre coûte que coûte son chemin dans la vie. Elle n’est pas, ne veut en aucun cas être une victime. C’est sa force. Sa capacité à se réinventer. Sa victoire avant tout.
Philippe Leclercq