Comment j’ai créé une collection
« Théâtre jeunesse »
Lire du théâtre, pour soi ou en groupe. Voir du théâtre sur scène. Et parfois en jouer ? Autrice et directrice de la collection « Théâtre » à l’école des loisirs, Brigitte Smadja témoigne de ses propres découvertes comme lectrice, enseignante et éditrice.
Par Brigitte Smadja, autrice et directrice de collection à l’école des loisirs
Lire du théâtre, pour soi ou en groupe. Voir du théâtre sur scène. Et parfois en jouer ? Autrice et directrice de la collection « Théâtre » à l’école des loisirs, Brigitte Smadja témoigne de ses propres découvertes comme lectrice, enseignante et éditrice.
Par Brigitte Smadja, autrice et directrice de collection à l’école des loisirs
« La différence entre un auteur de romans et un auteur de théâtre, c’est que l’auteur de romans, il écrit tout seul, en silence et dans son coin des histoires qui sont faites pour être lues tout seul, en silence et dans son coin. Alors qu’un auteur de théâtre, il écrit tout seul, en silence et dans son coin des histoires qui sont faites pour être lues tout fort, avec d’autres et devant tout le monde. » Philippe Dorin, Dans la vie aussi, il y a des longueurs.
En 1995, j’ai eu l’idée de proposer à l’école des loisirs de créer une collection « Théâtre » à destination du jeune public.
Cette idée a été d’abord accueillie comme une aberration commerciale. C’est comme la poésie, le théâtre : un domaine éditorial sinistré. À l’époque, l’édition de théâtre jeune public était quasi inexistante.
Pourtant, sur la seule foi de mon enthousiasme, l’école des loisirs a accepté de relever ce défi. J’ai eu beaucoup de chance. Celle de pouvoir compter sur une grande maison, d’avoir publié dès la première saison, au printemps 1995, la pièce d’un tout jeune auteur, Olivier Py, La Jeune Fille, le Diable et le Moulin, (un succès rare, cent cinquante mille exemplaires à ce jour), et d’avoir rencontré d’autres passionnés, écrivains, professeurs, bibliothécaires, directeurs de théâtre, metteurs en scène, médiateurs… Tous militants pour une cause : faire accéder au théâtre le plus d’enfants possible, pas seulement au spectacle vivant, mais à l’expérience de la lecture à voix haute de pièces contemporaines à destination des enfants et des adolescents. Et ceci avec l’exigence de créativité et de qualité de cette maison que je connaissais bien, puisque j’y avais été accueillie en tant que romancière.
On peut mesurer le chemin parcouru. De nombreux éditeurs parmi lesquels Théâtrales, Actes Sud, L’Arche, Les Solitaires Intempestifs, Espaces 34, ont suivi le mouvement et créé des collections de théâtre jeune public. De plus en plus de théâtres ont développé une programmation jeunesse. Le festival d’Avignon a inclus des pièces pour la jeunesse dans sa programmation du « IN » (Olivier Py, Joël Pommerat, Nathalie Papin…). Dans ses recommandations de lecture, pour le primaire et le collège, le ministère de l’Éducation nationale a pris en compte non seulement des albums et des romans, mais aussi des pièces de théâtre. Un Grand prix de littérature jeunesse a été créé sous l’égide d’Artcena. Et des auteurs ont relevé le défi et continuent de le faire. Parmi eux, Philippe Dorin, Catherine Anne, Karin Serres, Nathalie Papin, Jean-Claude Grimberg, Claudine Galéa, Philippe Gauthier, Julie Rey, Éric Pessan, Anouch Paré et Sophie Merceron (deux fois de suite lauréate du Grand prix de littérature dramatique jeunesse en 2020 et 2021) et tant d’autres à découvrir.
Mais il reste beaucoup à faire pour que l’objectif que je m’étais naïvement fixé soit atteint : que des pièces de théâtre contemporaines soient partout dans les écoles, les collèges, les lycées.
Je suis venue à la littérature par le théâtre. Par l’expérience proposée par un professeur de lettres de lire ensemble, à haute voix, debout, selon une distribution des rôles qu’elle avait décidée, une pièce de Maeterlinck. Elle prenait cette liberté une heure par semaine de bouleverser les règles du cours. À aucun moment, elle n’a eu la moindre velléité de nous expliquer ce texte, elle se contentait de nous le faire dire et redire, de nous le faire entendre sans se prendre pour un metteur en scène, mais en inventant un cadre minimal de restitution pour un texte qu’elle aimait. Nous n’étions pas assises, elle ne posait pas de questions, nous ne levions pas la main. Elle nous nommait, nous plaçait en groupe, et elle distribuait la parole. Puis tour à tour, nous disions notre texte. « Pensez que c’est aux autres que votre parole s’adresse », disait-elle.
Il était question dans cette pièce de bonheurs multiples et d’une scène incroyable où des enfants bleus, pas nés, discutent avec deux vivants qui leur rendent visite. En sixième, arrivée de Tunisie depuis deux ans, j’étais éblouie que la langue puisse ouvrir sur des mondes si mystérieux. Le temps de l’heure de théâtre, j’appartenais à une communauté d’enfants (à l’époque, nous étions quarante-deux filles en sixième), attentive à restituer le mieux possible la parole d’un poète. Lire cette pièce de théâtre, en classe, à haute voix, c’était retrouver le groupe, le collectif, la force d’une parole énoncée, répétée, répercutée, interprétée, réinterprétée, c’était apprendre à dire et à écouter, c’était sortir immédiatement de la solitude.
J’ai gardé la trace de cette expérience. Elle a infléchi mes choix éditoriaux, affermi cette idée que le théâtre ne peut pas rivaliser avec l’image, celle de la télévision, du cinéma, du jeu vidéo. Son langage n’est ni celui de la rue, ni celui des médias, il n’est pas non plus un bavardage. Le théâtre se pose d’emblée comme décalé, il ouvre sur un comme si. On va faire comme si cette chaise et cette table constituaient toute ma maison, on va faire comme si la vie et la mort pouvaient se résoudre en quelques minutes. On va faire comme si on pouvait dire le plus naturellement du monde : « Il s’éloigne, le fracas de ma vie. La nuit tombe sur moi. Je ne dors pas, je ferme simplement les yeux. » Olivier Py, La Jeune Fille, le Diable et le Moulin, scène 1.
Une deuxième expérience a été déterminante. À quinze ans, je n’étais jamais allée au théâtre. Ça ne m’avait pas manqué. Je lisais Sophocle, Shakespeare, Corneille, Molière, Racine. Mais, lorsque la mère d’une amie m’a proposé de les accompagner au théâtre voir Bérénice, j’étais survoltée. J’adorais cette pièce, je m’en récitais des passages, j’étais cette princesse juive, et plus que tout, j’adorais Titus… Sami Frey, acteur ô combien charismatique, jouait le rôle Titus. Mais ce soir-là, ce n’était pas lui qui l’incarnait, mais Roger Planchon. Il était physiquement… très différent. J’ai eu un fou rire et j’ai dû sortir de la salle. Plus tard, j’ai relu la pièce en essayant de me débarrasser de cette incarnation embarrassante. Il y a parfois un gouffre entre un texte et sa représentation.
Lorsque j’ai fondé la collection « Théâtre » à l’école des loisirs, il était clair pour moi que je choisirais des pièces dont je pouvais me dire qu’elles survivraient longtemps à leur représentation, qu’elles auraient une écriture suffisamment riche, singulière, pour ouvrir sur des mises en scène très différentes. Cela a été le cas, par exemple, pour Le Pont de pierres et la peau d’images, de Daniel Danis, ou Le Pays de rien, de Nathalie Papin. Je voulais des pièces qui pourraient être lues dans l’intimité d’une chambre ou bien, mieux encore, à haute voix avec d’autres, en classe, dans une cour de récréation, sur une scène ou ailleurs.
Professeure en collège, j’ai toujours réservé une heure par semaine pour vivre avec mes élèves cette expérience. Et j’ai continué au lycée et au-delà. Moment particulier que cette heure-là, ludique et sérieuse à la fois, toujours si attendue par les élèves. Rester dans le cadre de la classe et interroger ce dernier, prendre le risque de cette interrogation, découvrir ensemble que le réel est souvent déceptif, que la classe peut devenir soudain enchantée, qu’un tapis peut devenir une forêt, un tas d’anoraks, doudounes, blousons, un monticule de patates. Partir à la conquête de l’imaginaire avec trois fois rien. Vivre des émotions rares, comme ce matin où un de mes élèves, bègue, trop souvent raillé par les autres, dans un silence sidérant, s’est mis soudain à dire le monologue d’Argan, parfaitement, avec, çà et là, une trace bouleversante d’hésitation. En quelques minutes, par la révélation de sa propre voix et du silence qu’elle imposait, il avait changé de place dans la classe.
En ces temps perturbés où l’échange s’avère si difficile, la pratique du texte théâtral aurait un rôle important à jouer. Prise de parole au sein d’un groupe, nécessité de me faire entendre/comprendre, elle m’oblige aussi à écouter ce que l’autre aurait à répondre, m’autorise par le truchement des mots d’un écrivain à nommer des émotions, des sentiments, à donner quelque sens à ce qui me demeurait confus, de m’ouvrir à des territoires inconnus. Elle m’apprend que la parole échangée est déjà une promesse d’entente.
Vingt-sept ans de direction de la collection « Théâtre », et ma conviction est toujours aussi forte que le théâtre, en tant que genre littéraire, en tant qu’écriture spécifique, différente de celle de l’album et du roman est un formidable outil d’éveil à une conscience poétique et politique.
B. S.
Retrouver les articles du dossier « Tous en scène » sur ecoledeslettres.fr et dans le numéro 4 de la revue L’École des lettres 2022.
L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.