« Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? », de Pierre Bayard

Publié dans la collection « Paradoxe » des Éditions de Minuit, l’essai de Pierre Bayard y trouve bien sa place. Professeur de littérature à l’Université, l’auteur y montre que l’on peut aisément parler d’un livre que l’on n’a pas lu, à des gens qui ne l’ont pas lu non plus, et que le résultat n’est pas pire que si les deux personnes connaissaient très bien l’ouvrage en question.
Lire, comme le montre Pierre Bayard, ce peut être parcourir, entendre parler de, voire oublier. Ne pas lire, on le sait, suscite des sentiments mêlés : la honte souvent l’emporte, la peur d’une infériorité face à quelqu’un qui sait et qui peut user de ce savoir. C’est le cas dans des situations mondaines ou intimes, c’est surtout le cas dans le cadre scolaire et universitaire.
Comment s’en sortir ? Quels sont les enjeux de la lecture et de la non-lecture, ces questions, nous avons voulu les poser à Pierre Bayard, dont l’essai amuse et dérange, quand il ne remet pas en cause tout ce qu’un lecteur quasi boulimique, professeur de lettres de surcroît, pourrait penser.

Entretien avec Pierre Bayard

• Revenons sur une sorte de présupposé au début de votre essai. Vous évoquez trois contraintes : celle de lire, de tout lire et de tenir un discours sur ce qu’on a lu. Qui, hormis les professeurs de lettres et des élèves qui passent l’épreuve orale du bac ou des examens, est tenu de tenir ce discours ?
Une précision, d’abord, si vous permettez. Le livre, comme les autres que j’ai écrits, est porté par une voix qui n’est pas la mienne, mais celle d’un personnage avec qui j’ai certes des points communs (comme tout personnage en a avec son créateur), mais auquel je ne m’identifie pas. La théorie est donc ici prise à l’intérieur d’une fiction. Il est alors nécessaire de relativiser les énoncés qui sont tenus, même si je me retrouve en certains… Pour dire les choses autrement, le livre n’est pas à prendre entièrement au premier degré.
Pour ce qui est de cette triple contrainte, je la crois à l’œuvre bien au-delà de l’école, mais très différemment selon les milieux d’origine. Savoir qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu un livre pour en parler est le signe de l’appartenance à une catégorie culturellement privilégiée. Et je suis frappé, depuis que mon livre est sorti, par le nombre de témoignages qui me sont donnés de manière spontanée – par exemple par des journalistes – sur ce que j’appellerais des « blessures culturelles », c’est-à-dire des souffrances dues à ce que mes interlocuteurs se sont trouvés arrêtés, et parfois pour longtemps, dans leur désir de lire par la représentation un peu effrayante qui leur avait été donnée de la lecture, sous la forme d’impératifs comme « il faut lire tout (ce livre, cet auteur…) ». Et c’est malheureusement souvent l’école qui produit ce genre de blessure culturelle.
• Vous insistez sur la honte qu’éprouve encore le non-lecteur. On pourrait vous rétorquer qu’au collège ou au lycée, c’est souvent l’inverse qui se produit : le lecteur est un « intello », le terme est négatif, et celui qui lit est souvent celui dont on se moque.
On pourrait même ajouter que c’est à l’intérieur d’une société en train de disparaître que cette honte existe – ou a existé. Un ami d’Amérique du nord me disait récemment que nous avions bien de la chance en Europe de vivre encore dans une société où l’on peut se culpabiliser de n’avoir pas lu tel ou tel livre, et où l’on est donc contraint de faire semblant de l’avoir lu.
Pour en revenir au collège – où j’ai enseigné avant de le fréquenter aujourd’hui par l’intermédiaire de mes enfants – , je ne suis pas sûr que l’« affichage » anti-intello ne dissimule pas la souffrance plus secrète d’être exclu d’une certaine forme de culture. Car ce n’est pas seulement avoir lu ou non tel ou tel livre qui est en cause, c’est la capacité à se débrouiller dans la culture et dans la communication, bref à parler, y compris de ce que l’on ne connaît pas.
• Vous avez écrit cet essai après des années de lecture (même si ce sont des lectures partielles, comme vous le montrez). Vos lecteurs, par exemple les professeurs, ont fait le même parcours. Un tel ouvrage vous paraissait-il possible sans ce parcours ?
Un simple feuilletage du livre montre de toute manière qu’il repose sur de nombreuses lectures ! Là encore, je ne me reconnais pas dans ce narrateur inculte et pressé. Le plus difficile a été, comme pour mes autres livres, de trouver les exemples dont j’avais besoin (onze en littérature et un au cinéma), ce qui a impliqué une intense activité de lecture, souvent sous forme de parcours, c’est vrai. Il y a même des auteurs dont j’ai lu les œuvres complètes en vain (j’étais persuadé qu’il devait y avoir une scène de non-lecture), et qui ne figurent pas dans le livre.
• Une des idées communes – on pourrait dire un cliché – est que la lecture d’une œuvre peut changer le cours d’une vie. Est-ce une pure idée reçue selon vous ?
Je ne sais pas si elle est reçue ou pas, mais en tout cas elle me paraît toujours juste. Mon livre ne va nullement à l’encontre de cette idée, bien au contraire. Ce que je prône, au rebours d’une certaine tradition scolaire de la lecture rectiligne, c’est la diversité des parcours de lecture. Il faut savoir lire de la première à la dernière ligne, mais aussi apprendre à se promener en bibliothèque, à feuilleter un livre, à commencer par la fin, toutes pratiques que les vrais lecteurs connaissent. Un livre a d’autant plus de chance d’être déterminant qu’il a été choisi parmi de multiples autres.
• Un des aspects intéressants de votre essai est le lien que vous établissez entre lectures et originalité. Anatole France a tellement lu qu’on ne reconnaît pas son style. Et vous citez Wilde en épigraphe : « Je ne lis jamais un livre dont je dois écrire la critique ; on se laisse tellement influencer. » Pouvez vous développer ce point ?
Je pense, comme Valéry, qui critique Anatole France sur ce point, comme Wilde, et comme beaucoup d’autres auteurs, que l’idéal est une lecture active et créatrice, qui ne s’arrête pas à l’œuvre, mais y cherche ce qui peut permettre au lecteur de devenir lui-même un créateur. Il y a donc corrélativement un mauvais usage de la lecture, surtout pour celui qui veut écrire, celui où la lecture, en nous enfermant dans un univers autre que le nôtre, nous éloigne de nous-même et de nos possibles.
• À diverses reprises, et par exemple lorsque vous évoquez le bibliothécaire dans L’Homme sans qualités, vous développez une conception très intéressante de la culture, une conception qui d’une certaine façon décomplexe. Pourriez-vous préciser ?
Le bibliothécaire de Musil se vante de ne jamais ouvrir le moindre livre dans le souci de les connaître tous. Ce qui compte pour lui est d’avoir, sur sa bibliothèque, une vue d’ensemble. Cette notion de « vue d’ensemble » me paraît tout à fait essentielle pour comprendre la culture. Celle-ci est largement – mais seuls les gens cultivés le savent – une affaire d’orientation. Par exemple, la personne cultivée connaît souvent moins ce qu’il y a dans tel ou tel livre que sa place générale dans l’ensemble des livres. Dès lors, telle ou telle ignorance ponctuelle a peu d’importance, puisqu’elle est en mesure de la combler aisément si besoin est. Autre manière de dire que pour la personne cultivée, l’important est moins de lire les livres que de vivre avec… C’est à cette vie avec les livres que mon essai invite, certainement pas à la non-lecture !
Même si cela n’apparaît qu’au début et à la fin de votre essai, la dimension autobiographique est très forte, voire touchante. Et votre livre se présente comme un ouvrage pratique, dont vous êtes le premier expérimentateur. Pouvez-vous expliquer l’emploi de ce « je » ?
Là encore, il importe de ne pas confondre l’auteur et le narrateur ! Ce dernier est complètement allergique aux livres et se porte d’autant mieux qu’il en lit moins ! Je vous rassure, ce n’est pas mon cas…
Pour ma part, j’ai eu la chance de naître dans un milieu qui m’a transmis l’amour des livres et j’en suis infiniment reconnaissant à mes parents. Cela dit, ma famille n’était pas une famille d’intellectuels, et quand je me suis retrouvé dans l’enseignement supérieur, il me manquait beaucoup d’éléments pour m’orienter dans la culture. Tout n’est donc pas inventé.
• Le dernier mot de votre essai est le verbe « écrire »…
Apprendre à écrire, ou, plus largement, à créer, quelle plus belle mission peut-on imaginer pour l’enseignement ?

Propos recueillis par Norbert Czarny

 
• Pierre Bayard, « Comment parler des livres que l’on n’a pas lus », Éditions de Minuit, 2007, 198 p.
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Norbert Czarny
Norbert Czarny

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