Pour comprendre le génocide des Tutsi au Rwanda : la littérature du témoignage (1994-2019)
Le 7 avril 2019 était commémoré le vingt-cinquième anniversaire du génocide des Tutsi au Rwanda [1], le dernier d’un XXe siècle marqué par bien des massacres et des violences à l’encontre de populations civiles. En avril 1994, au lendemain de l’attentat contre l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana débute la mise à mort organisée de la minorité Tutsi et des Hutu modérés sur tout le territoire. Une partie importante de la population prend part aux tueries encadrées par le pouvoir Hutu en place.
La communauté internationale s’avère impuissante, malgré la présence ou l’envoi de quelques contingents de casques bleus pour éviter le pire. Il faut attendre juillet et la victoire militaire du Front patriotique rwandais (FPR – à majorité Tutsi) venu de l’extérieur, pour que cessent les massacres dans les villages, les villes, les collines et les marais où les Tutsi survivants s’étaient pour certains cachés. Ce génocide de cent jours a causé la mort, essentiellement par armes blanches, de plus d’un million de personnes, hommes, femmes, enfants. L’action de la France, soutien au régime d’Habyarimana, fait toujours polémique. L’opération Turquoise qu’elle mène à partir de juin sous couvert de l’ONU facilite la fuite par centaines de milliers de bourreaux hutus au Zaïre avec leurs familles [2].
Il ne sera pas question dans cet article de proposer un décryptage du génocide, inscrit dans une histoire du Rwanda lestée du legs d’un colonialisme européen destructeur [3]. À l’image d’autres anniversaires douloureux, la commémoration du 25e anniversaire du génocide a fait ressurgir les méandres complexes des mémoires de l’événement et leurs usages dans l’espace politique et social, révélant des zones d’ombre, des oublis, des manipulations. Il convient également de souligner que vingt-cinq ans après les faits et malgré la quantité d’informations recueillies, le génocide des Tutsi au Rwanda reste un drame mal connu en Occident, sinon ignoré, associé trop souvent à des stéréotypes racistes fondés sur la prétendue sauvagerie d’une Afrique fantasmée.
La littérature et en particulier celle du témoignage des rescapés ou victimes collatérales permet cependant de contrecarrer ces représentations tenaces. Elle permet de mieux approcher l’événement, en le replaçant dans le processus plus vaste de violence dont d’autres populations, comme les Arméniens ou les juifs d’Europe, ont eu à souffrir auparavant. Elle interroge la mise en mémoire par les acteurs (ou ceux qui se présentent comme des témoins) de l’histoire. Reconnaître, comprendre, dépasser les lieux communs : autant de nécessaires réflexions à porter aujourd’hui en direction du grand public et dans nos classes.
Depuis le génocide, des récits de rescapés ont été publiés notamment en France ou en Belgique, pays qui les ont principalement accueillis. Des romans ont été publiés sur l’événement, rédigés par des Rwandais ou des écrivains étrangers soucieux de témoigner aussi par des mots du génocide. Les dernières commémorations ont été l’occasion de nouvelles publications de récits de victimes qui ont souhaité rendre compte du traumatisme : la mort vue, rencontrée, à laquelle on échappe, la double peine du survivant coupable de n’avoir pas été tué, coupable de porter encore dans les collines la trace vivante du génocide que certains voudraient bien voir disparaître. Cette littérature variée du témoignage, associée parfois à des initiatives étrangères, francophones ou africaines, s’inscrit dans l’économie générale du témoignage, ce « rapport fondamental à l’expérience » sur le mode intime [4].
Nous voudrions ici présenter quelques œuvres marquantes de la littérature de témoignage associée au génocide des Tutsi et souligner les éléments mémoriels saillants qu’elle met en lumière, replaçant cet événement dramatique dans ce que l’historienne Annette Wieviorka a nommé l’« ère du témoin [5] ». Ces éléments de réflexion pourront sans doute soutenir le travail de préparation des enseignants dans le cadre des nouveaux programmes de la classe de terminale.
De quoi, pour qui et pourquoi témoigner ?
Le génocide des Tutsi du Rwanda apparaît comme un événement singulier. Cette singularité en détermine d’emblée la mise en mémoire par ceux qui en furent les premières victimes.
Il se déclenche dans le cadre d’une guerre civile initiée de l’extérieur par d’anciens réfugiés et exacerbée par l’émergence à l’intérieur du territoire d’un mouvement de revendication démocratique. Les tensions militaires et politiques sont alors extrêmement vives entre les Forces armées rwandaises (FAR) du gouvernement hutu et le Front patriotique rwandais (FPR) d’une part, entre le gouvernement de Habyarimana et les nouveaux partis de l’opposition démocratiques d’autre part, le tout baignant dans une ambiance polluée par une propagande nourrie d’une idéologie raciste contre laquelle ont achoppé les accords de paix signés en août 1993 à Arusha (Tanzanie) et dont on attendait la fin de la guerre et l’ouverture politique au multipartisme.
Les réfugiés demandaient le droit au retour dans leur pays. L’opposition démocratique contestait le monopole du parti unique et réclamait la participation de tous à la gestion des affaires de l’État et l’égalité entre tous. Opposé aux uns et aux autres, l’entourage de Habyarimana opta pour un retour à la confrontation « ethnique » des débuts de la République, ouvrant la voie à une dérive raciste qui a culminé avec le génocide [6].
Entre 1990 et 1994, les Tutsi sont la cible d’une propagande ouvertement raciste qui les stigmatise, les accuse de tous les maux, les affuble de clichés abominables et humiliants. Cette campagne prolonge la longue histoire de racialisation initiée par le pouvoir colonial avant l’indépendance de 1962 et qui, sous le prétexte de libérer le peuple majoritaire de la minorité conquérante, avait été, pendant les premières années de la République, à l’origine de plusieurs épisodes de massacres, de déplacements forcés des populations tutsis à l’intérieur du pays et de départs en exil.
Au tournant de la décennie 1990, propagande et violence sont de nouveau associées. Des pogromes visant les Tutsi sont régulièrement organisés. Ils sont orchestrés par les forces de l’ordre et par les cadres de l’administration locale. Les auteurs de cette violence sont connus mais aucun n’est poursuivi. Dans la perspective d’une confrontation finale sensée régler définitivement le problème Hutu/Tutsi (Intambara rurangiza) le pouvoir hutu s’est doté d’instruments de mobilisation (le journal Kangura d’abord, la Radio télévision libre des Mille Collines, RTLM, ensuite) et d’un bras armé, la milice Interahamwe (littéralement « ceux qui tuent ensemble »), multipliant les livraisons d’armes dont des milliers de machettes.
La déshumanisation de la minorité tutsi [7] favorise la réalisation des massacres après la mort du président Habyarimana, sans doute à mettre sur le compte des extrémistes hutus. Une traque systématique se met alors en place après le 7 avril 1994, orchestrée par les cadres de l’administration aux différents échelons et s’appuyant à la fois sur les forces de l’ordre (Garde présidentielle, armée, gendarmerie), sur des groupes mobilisés, sur les individus appelés aux tueries par différents canaux (dont celui de la radio dite Libre des Mille Collines financée par le pouvoir), mobilisation autour de lieux de regroupement et d’exécution (stades, églises). Les massacres se déroulent dans l’espace public, aux « barrières » dressées partout sur le territoire, sur les collines. Pour certains Tutsi survivants, la traque dure des jours voire des semaines. Ils sont obligés à des déplacements constants ou contraints de se cacher dans les marais.
Dès le déroulement du génocide, des victimes pourchassées par les extrémistes hutus essayent de trouver dans l’écriture une forme de résistance à la folie. Yolande Mukagasana, traquée sur sa colline après l’exécution de son mari à une barrière et le massacre de ses trois enfants au bord d’une fosse commune, trouve un paquet de cigarette vide et rédige une courte chronologie des disparitions :
« Ma vocation d’écrivain s’interrompt provisoirement. Mais je sais qu’un jour j’écrirai quelque chose. Si j’échappe à la mort [8]. »
« L’intensité des sentiments » suscités par l’événement pousse ainsi des néophytes de l’écriture à jeter des mots sur n’importe quels supports afin de mettre en mots l’incompréhension de la violence [9]. Comme les Juifs des ghettos durant la Seconde Guerre mondiale, il est question de conserver la foi dans la vie et tenter d’en écarter la fin probable. L’écriture sert à conserver la mémoire individuelle et collective des événements. Pour les témoins tutsis, elle permet de circonscrire leur « vérité », livrant par la même des documents pour servir l’histoire, celle d’avant et pendant le génocide qui n’est alors pas qualifié ainsi, tellement la réalité vécue dépasse alors toutes les catégories de pensée. Même Dieu ne veut pas s’en mêler sera le titre du récit témoignage d’Annick Kaytesi-Jozan, qui dit l’extraordinaire de l’événement traumatique pour les acteurs, et singulièrement les survivants [10]. Il est présenté comme « une entreprise […] trop folle pour être comprise [11] ».
Alors même qu’ils l’appellent « agahomamunwa [12] » (littéralement, « ce qui laisse sans voix »), les témoins s’ingénient à trouver des mots et des formes pour décrire ce qui s’est déroulé, qualifier l’expérience de « ce temps-là », euphémisation de la tragédie. D’autant que certains sont, à l’image de Charles Habonimana, alors âgé d’une douzaine d’années, laissés en vie comme « derniers des Tutsi » et voués au final à la mort, après avoir vu mourir les membres de leur famille et de leur colline [13]. Nous retrouvons cette inscription dans l’ère du témoin, évoquée plus haut, dans cette modernité de l’intime singulier éprouvée par l’histoire démocratisée, à laquelle chaque individu se sent appartenir. Ainsi les soldats de la Grande Guerre, comme les victimes juives européennes de la Shoah, ont souhaité garder des traces dans des écrits au support très différents : carnets de guerre, chroniques quotidiennes, poésies, dessins ou correspondances. Des écrivains confirmés ou nés de ces événements ont élaborés de véritables monuments de papier, à l’image de Maurice Genevoix, auteur de Ceux de 14 [14]. Comme dans ces deux tragédies, les victimes du génocide tentent par l’écriture de donner un sens et de conserver une attache à la vie. Le témoin « cherche à rétablir un continuum humain en pensant le non-sens de cette déchirure [15] ».
Dans ce contexte traumatique, le témoignage apparaît comme un récit assumé et adressé dont l’authenticité est attestée par la présence du narrateur à l’événement raconté [16]. Le témoignage remémoré peut l’être soit ex nihilo, soit à partir de notes rédigées sur le moment. Pourtant, le premier réflexe des survivants est le silence dans l’espace public, même s’ils évoquent constamment entre eux le génocide [17].
Le temps passant, les rescapés ont le souci de conserver la mémoire pour eux-mêmes, leur communauté à différentes échelles (familles, collines, les Tutsi). La peur de l’oubli, donc de la transmission de la mémoire, peut hanter les rescapés. Annick Kayitesi-Jozan écrit bien après le génocide à la fois pour elle, pour acter qu’elle a survécu et pour ses enfants :
« J’écris ce livre pour eux, pour briser les murs qui me retiennent dans cette cuisine où j’attends la mort avec les miens [18]. »
Son premier livre avait un titre sans ambiguïté sur le lien entre témoignage et besoin de proclamer la survie [19].
D’autres ont envisagé la publication du témoignage comme une manière de se libérer de qui les empêchait d’avoir une vie après la survie [20]. La littérature de témoignage de la Shoah s’inscrit pleinement dans cette problématique :
« C’est arrivé, cela peut donc arriver de nouveau : tel est le noyau de ce que nous avons à dire [21]. »
Dans la décennie 1990, deux paradigmes en particulier animent le témoignage des rescapés : celui de la mémoire et de son corolaire, le combat contre le négationnisme ; celui des droits de l’homme et ses trois piliers, la dénonciation, la justice et la réparation. Les rescapés témoignent pour que le monde sache et n’oublie pas et pour que justice soit faite.
Ainsi replacés dans l’économie générale du témoignage, les récits singuliers associés au génocide des Tutsi au Rwanda révèlent toute la profondeur traumatique de l’événement et de l’épreuve endurée par ceux qui ont eu à l’éprouver.
La littérature au service de la vérité
et en mémoire des victimes
Les récits des témoins directs ou indirects prennent en charge la mise en mots sensible du génocide à partir de la fin des années 1990, date à laquelle commence un travail de mémoire continu qui ne cesse de s’amplifier. Les témoignages de première main, écrits ou captés à travers des dispositifs d’interviews, le disputent aux œuvres de fiction, utilisées souvent pour contourner la violence directe du génocide et mieux le (faire) comprendre.
Il n’existe pas de tradition de l’écriture et du livre dans la société rwandaise de 1994 où l’oralité domine. Cependant, le récit autobiographique vrai ou romancé a pu s’avérer une forme de fixation de la mémoire à des fins de transmission.
« Je suis une femme rwandaise. Je n’ai pas appris à déposer mes idées dans des livres. […] Je vis dans la parole »,
écrit Yolande Mukagasana au début de son ouvrage La mort ne veut pas de moi publié dès 1997. Elle déposera son témoignage direct (« son seul ami ») grâce à l’intervention d’un écrivain et pourra ainsi transmettre son expérience douloureuse de la traque et de la mort de ses proches.
Scholastique Mukasonga est rwandaise mais installée en France lorsqu’éclatent les premiers massacres. Chassée de son pays en 1973 après avoir été avec sa famille exilée dans la province aride du Bugesera comme des milliers de Tutsis, elle se réfugie au Burundi avant de devenir assistante sociale en Normandie. « Je n’étais pas parmi les miens quand on les découpait à la machette », écrit-elle dans son premier témoignage littéraire Inyenzi ou les Cafards. Ni rescapée, ni témoin, elle se place pourtant dans la peau d’une survivante, l’écriture servant à « mettre en terre ceux qui n’ont pas eu de sépulture [22] ». Son œuvre largement autobiographique sert par la littérature à retrouver un avant dans lequel les victimes, dont les corps ne peuvent trouver de tombeau, seraient de nouveau en vie.
Gilbert Gatore, écrivain rwandais réfugié en France après le génocide, publie en 2007 Le Passé devant soi qui reçoit un très bel accueil auprès de la critique et du public. Les deux personnages du roman, Niko-le-singe et Isaro Gervais, l’un bourreau, l’autre victime, apparaissent comme les deux facettes d’une histoire du génocide qui n’est jamais directement énoncée.
L’œuvre d’Annick Kayitesi-Jozan composée de deux volumes est celle d’un témoin direct. L’auteur avait 14 ans en avril 1994. Sa mère est tuée, comme son petit frère et une grande partie de sa famille. Elle vit plusieurs jours parmi les bourreaux : « Le corps de ta mère est mangé par les chiens », lui assène celle qui la recueille et qui participe à la légitimation des massacres. Annick Kayitesi-Jozan, devenue mère, doit répondre aux questions de ses enfants, et surtout offrir une sépulture à ses proches par l’écriture, moyen ici de résilience.
Aucun des deux témoignages n’affirme une volonté historiographique. Il s’agit de conjurer la mort par-delà le massacre et l’absence des corps. Le génocide et ses conséquences ont ainsi pu faire naître des vocations littéraires qui dépassent le seul témoignage brut. Dans Petit Pays, le musicien et écrivain franco-rwandais Gaël Faye raconte une enfance éprouvée par la rivalité entre Tutsi et Hutu au Burundi, pays limitrophe du Rwanda et le génocide qui bouleverse le quartier résidentiel de Bujumbura [23]. À travers le retour sur son passé, le héros dénommé Gabriel (comme un écho au prénom Gaël de l’auteur) évoque l’engagement dans le FRP, une mère rwandaise exilée marquée par les massacres en cours des membres de la famille restés au Rwanda, la violence qui rattrape jusqu’aux enfants amenés à tuer ou être tué… À travers ce roman et ses productions musicales, Gaël Faye participe à témoigner du génocide et à transmettre la mémoire traumatique des « survivants ».
L’écrivaine rescapée Beata Umubeyyi Mairesse, choisit également la forme romanesque après des recueils de nouvelles pour évoquer l’expérience directe du génocide. Son premier roman publié en 2019, intitulé Tous tes enfants dispersés, permet selon elle de transcender son seul témoignage pour le rendre audible au plus grand nombre :
« Je ne voulais pas être réduite à ma biographie, bien qu’il soit dit en quatrième de couverture que je suis une survivante. Dans le roman, je ne suis pas tenue de raconter l’histoire exacte, même si j’ai vérifié des dates, écouté des documents radiophoniques. Et je ne veux pas passer pour une pilleuse d’histoire. »
Il s’agit ici, à distance de l’événement qui reste si prégnant, de porter une parole vraie d’apaisement, si sensible à entendre chez nombre de rescapés.
La mise en récit a pu être sollicitée par l’extérieur. Ce sera d’ailleurs de là que viendra la première vague de témoignages littéraires. Le projet d’inspiration francophone Fest’Africa, festival de littérature africaine, est lancé par l’Association Arts et Medias d’Afrique (AMA). Il s’intitule « Rwanda : écrire par devoir de mémoire ». À l’initiative, entre autres, de Nocky Djedanoum et Wole Soyinka, des écrivains se réunissent au Rwanda en 1998. Participent à ce festival le Sénégalais Boubacar Boris Diop, le Tchadien Koulsy Lamko, le Guinéen Tierno Monénembo, le Malgache Jean-Luc Ragarimana, le Djiboutien Abdourahman Waberi, l’Ivoirienne Véronique Tadjo, la Burkinabée Monique Ilboudo et deux dramaturges Rwandais, Jean-Marie Vianney Rurangwa et Vénuste Kayimahe, ce dernier survivant du génocide, abandonné par les employés français de l’ambassade aux tueurs.
Revenus en 2000 au Rwanda, pendant dix jours, ces écrivains, en majorité francophones, ont présenté leurs œuvres au public. Certains relèvent l’incongruité d’écrire des romans sur le génocide des Tutsi du Rwanda et usent de différentes techniques narratives. L’engagement des écrivains est multiple. Pour Boubacar Boris Diop, auteur de Murambi, le livre des ossements, il est autant question de proposer une œuvre littéraire, esthétique que politique. L’ouvrage présente une suite de récits de plusieurs personnages acteurs ou témoins du génocide « qui n’est pas une histoire comme les autres ». Il se veut un hommage aux disparus et à leurs ossements laissés nus, un monument de papier, mais aussi un moyen de témoigner du silence de l’Afrique sur le génocide et de son élite désintéressée de sa propre histoire [24] comme de la nécessaire alerte face au danger de la fiction d’un double génocide. Il s’agit d’« essayer grâce à nos livres, de faire connaître leurs souffrances au monde entier [25] ». L’écrivain endosse alors une fonction de témoin indirect et militant :
« Ils nous ont si souvent avoué n‘avoir rien compris à ce qui leur était arrivé qu’on pouvait parfois les soupçonner de compter sur nous pour percer le mystère d’une haine aussi radicale et ravageuse [26] . »
La force du conteur et de la formation de journaliste, comme l’analyse Boubacar Boris Diop, permettent ensemble une mise à distance salutaire de l’objet traumatique et des faits bruts, sans en affadir la portée. L’écriture au contraire agit comme une caisse de résonance profonde.
Jean Hatzfeld, journaliste et écrivain d’origine malgache, a tenté à travers quatre ouvrages successifs de rassembler et de confronter la parole des bourreaux et celle des victimes à travers une œuvre commentée de collecte de témoignages oraux couvrant plusieurs années et séjours au Rwanda. L’œuvre d’Hatzfeld est celle d’un conteur et d’un passeur, à la fois récit structuré et interviews de témoignages oraux traduits du kinyarwanda, accompagnés de réflexion personnelles sur l’événement. Son travail de mémoire vise à mieux faire comprendre les mécanismes à l’œuvre dans ce singulier « génocide au village [27] », mis en miroir de la Shoah.
Il n’hésite pas pour cela à interviewer les membres d’une bande de tueurs des collines de Nyamata dans la Bugesera, un des points paroxystiques des mises à mort :
« Est-il moral, non pas de parler avec de tels tueurs, mais de les encourager à s’exprimer ? […] Est-il moral de publier des entretiens de gens emprisonnés, privés de liberté physique ? »,
s’interroge-t-il dans Une saison de machettes. Pour lui, un long travail de compagnonnage avec les protagonistes du génocide peut permettre d’accéder à un certain niveau de vérité à travers des témoignages même contrôlés ou falsifiés par leurs auteurs, de faire sortir les bourreaux de leur « bulle imaginaire » et trouver derrière leur parole à la fois la « banalité du mal » entrevue par Hannah Arendt à la suite du témoignage du nazi Adolf Eichmann [28] et les facteurs sociologiques et psychologiques qui ont transformé durant le génocide l’acte de tuer en « activité habituelle [29] ».
Dans un cinquième opus, Un papa de sang publié en 2015, il entreprend de travailler sur la parole de la deuxième génération, les enfants tutsis et hutus nés après le génocide de 1994. Il souligne à travers leurs expériences la volonté d’un droit à l’oubli qui mettrait fin au « brouhaha des tueries ». Les enfants dont les pères sont en prison ont envie de comprendre. Pour eux, seule la parole du père pourrait stopper le brouhaha et apporter l’apaisement. Sauf qu’ils n’osent pas lui poser la question. Et quand ils le font, la réponse est bien vague [30]. À l’école, les professeurs enseignent l’extermination, mais sans porter d’accusations. Et la plupart du temps, les jeunes Hutu et Tutsi cohabitent vaille que vaille :
« Je ne sais combien de générations s’useront avant que des jeunes Tutsi et Hutu puissent rire sans crainte d’une gêne soudaine »,
souligne Ange Uwase, fille d’un rescapé tutsi. En collectant la parole des protagonistes et en compilant des dizaines de témoignages, Hatzfeld fait œuvre mémorielle. L’intérêt littéraire rejoint ici la valeur documentaire et ouvre la voie à la transmission par l’art du récit de la puissance anthropologique de l’événement.
La singularité du génocide des Tutsi au Rwanda marque la littérature du témoignage qui lui est associée. La question centrale de la proximité entre les bourreaux et les victimes, l’impossible deuil des survivants face à l’absence mais aussi à la présence agressive des corps, insoutenable dans leur amoncellement et enchevêtrement, souvent difficiles à identifier, apparaissent ainsi comme deux problématiques centrales du rapport testimonial à l’événement.
De quelle réconciliation est-il question ?
« Parce que je vois bien que l’avenir est mangé par ce que j’ai vécu. » Jean Hatzfeld dans la Stratégie de l’Antilope, qualifié de « récit », revient après plusieurs années sur les collines du Rwanda et retrouve la parole des protagonistes, bourreaux (sortis du pénitencier) et survivants, tous tentant de retrouver le cours normalisé d’une vie partagée [31]. Comment continuer à vivre, poursuivre ensemble après un tel événement, qui pour les contemporains, dessine un avant et un après qui ne peuvent se comparer ? L’évitement, qui permit à quelques rares Tutsi de sauver leur vie en courant toute la journée, se reposant la nuit, échappant ainsi aux tueurs, n’est souvent pas possible de retour au village. D’autant, que comme Claudine qui a vécu plusieurs semaines dans les marais avec la peur constante de la mort, il faut se reconstruire « en ayant un peu perdu l’amour de [soi] ».
La particularité d’un génocide « au village » tel que celui des Tutsi soulève des enjeux politiques de taille. À la suite de la victoire militaire du Front patriotique rwandais de Paul Kagamé (juillet 1994), près de deux millions de Hutu quittent le pays, des milliers de bourreaux meurent au Congo ou dans les prisons au Rwanda après leur retour. Mais le gouvernement fait le choix d’une politique de pardon/réconciliation qui se rapproche du modèle de l’Afrique du Sud de Nelson Mandela et Desmond Tutu dans sa perspective, à savoir promouvoir la vérité, le pardon et le vivre ensemble ; mais s’en distingue dans la pratique parce que l’État a fait le choix de juger et de punir. Marqué profondément par l’Apartheid, l’Afrique du Sud organise une Commission vérité et réconciliation (CVR) au niveau national à la suite de l’adoption de la loi dite « Promotion de l’unité nationale et de la réconciliation » du 28 juin 1995. Cette instance n’est pas un tribunal mais poursuit un double objectif : mettre fin à l’impunité et promouvoir à le vivre ensemble entre victimes et auteurs d’exactions.
Le gouvernement rwandais a parié sur la ressource culturelle, d’où la réactivation des tribunaux gacaca ou tribunaux traditionnels populaires. Ces derniers fonctionnent au plus près des communautés. Lancés dès 2001, ils sont censés juger les auteurs présumés du génocide de proximité [32]. Ils ne sont pas compétents pour juger les accusés relevant de la catégorie de la planification. Le système repose alors essentiellement sur le plaider coupable : les aveux de coupables (et leur demande de pardon), lorsqu’ils étaient complets, permettent de reconstituer le déroulement des tueries. En échange, les bourreaux pouvaient obtenir pardon complet et remise de peine. De nombreuses fosses communes ont pu ainsi être découvertes grâce aux témoignages des suspects devant les victimes, contribuant ainsi au travail de deuil. Ce système de « transparence » et de parole libérée, avec toutes ses limites, a permis de multiplier les témoignages, notamment des survivants. Non sans susciter la colère des rescapés devant l’amnésie des bourreaux, leur manière de minimiser leur peine ou face au « retour des tueurs sur les collines [33] ».
À la différence du « pacte d’oubli » mis en œuvre lors de la transition démocratique de l’après Franco en Espagne, le Rwanda fait donc rapidement le choix de la commémoration, de la conservation de sites mémoriels et de la parole libérée au risque de procédures juridiques critiquables. Les rescapés deviennent des témoins aux yeux du pays qui construit un récit collectif acceptable par tous. Ce nouveau pays s’appuie sur les témoins, certes, mais dans un consensus injonctif du pardon, au risque de diluer les responsabilités et les souffrances, d’oublier par exemple le rôle des deux premières Républiques du Rwanda dans la stigmatisation des Tutsi. Les lieux de mémoire entretenus, fondés sur une monstration directe des massacres et des corps suppliciés, parsèment le pays, la médiation étant prise en charge souvent par les rescapés eux-mêmes. Le travail de mémoire s’oriente lentement vers un devoir d’histoire, non sans susciter des polémiques, au Rwanda comme en France [34]. Dans cette perspective, la collecte de témoignages apparaît centrale, inscrite dans un processus vertueux de critique historique : ne pas refuser de savoir sous peine d’instrumentaliser, relativiser, voire nier l’événement.
Les cérémonies officielles laissent place à de nombreuses lectures de témoignages qui inscrivent durablement le génocide dans la mémoire collective du pays. Pourtant, encore aujourd’hui, des rescapés restent en danger sur leur colline, dans leur communauté à majorité hutu. Des assassinats sont perpétrés pour que certains épisodes ne soient pas sus. L’oubli vaut parfois mieux que la vérité… C’est pour lutter contre cet oubli que des survivants continuent d’écrire.
Révérien Rurangwa dans Génocidé, publié en 2016, écrit :
« Mon existence a soudainement basculé dans une horreur inexprimable dont je ne comprendrai probablement jamais les raisons ici-bas. »
Il est l’unique survivant de la tuerie de 43 membres de sa famille, miraculeusement sauvé à 15 ans de blessures corporelles très profondes. Pour lui, l’incompréhension et l’injustice déterminent son acte d’écriture et de témoignage. La littérature dénonce ici.
En parlant d’Anita, survivante du massacre de l’église de Nyamata et de ses environ (50 000 morts), Annick Kayitesi-Jozan souligne :
« Ses voisins ne sont pas seulement les trépassés du mémorial, ce sont aussi, ce sont surtout les tueurs et les enfants des tueurs. Les bourreaux de ses parents. Tous les matins, avant d’ouvrir le mémorial, elle les salue et leur demande des nouvelles de la famille [35]. »
On voit ici que les enjeux du travail de mémoire sont prégnants et malaisés : comment reconstruire un pays sur une résilience partagée ? Nommer, reconnaître, dépasser (ou unir les mémoires [36]).
Cette question centrale peut être évoquée avec les élèves et comparée à d’autres périodes et d’autres exemples, comme ceux de l’Espagne ou de l’Afrique du Sud, mais aussi de l’Argentine, de la France après la Seconde Guerre mondiale et de sa politique de jugement/oubli en parallèle d’une conservation des témoignages de la Résistance.
Cette question des mémoires douloureuses peut être également abordée à travers la guerre d’Algérie. Toutes s’inscrivent notamment dans le thème 3 des nouveaux programmes de l’enseignement de spécialité Histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques de la classe de terminale.
Plus largement, et dans le cadre des parcours citoyens, derrière ces choix juridiques, sociaux et politiques, une question centrale peut être posée aux élèves : comment refaire société après un tel drame ? Comment faire surtout pour l’éviter ? En premier lieu, en tenant à distance les représentations stéréotypées de l’Autre qui permettent trop souvent la stigmatisation. Stigmatisation qui cache toujours une volonté de puissance fondée sur de la rancœur et de la bêtise. Elle conduit à la haine, à la déshumanisation et parfois, quand tous les facteurs sociaux et politiques sont réunis, à la mort de masse. D’une manière singulière, le Rwanda offre le modèle de la difficile équation « mémoire et vivre ensemble ». Le témoignage de Révérien Rurangwa illustre parfaitement la hauteur du défi.
Le génocide des Tutsi du Rwanda, à travers la littérature de témoignage qui nous dit au ras du sol l’expérience des protagonistes, bourreaux ou survivants, est à placer légitimement dans cette réflexion panoramique, entre permanence de la violence du meurtre de masse et singularité d’un événement dont il faut continuer à comprendre l’histoire et qui nous rappelle que nous devons constamment préserver et en cas de besoin reconstruire les bases du vivre ensemble. L’histoire des faits et leur interprétation juridique appuyée sur le texte de la convention ne suffisent pas à dire ce qu’est un génocide. Il faut lire ou entendre le témoignage du survivant pour se faire une idée des processus de déshumanisation et de destruction qui sont à l’œuvre : déshumanisation de la victime mais aussi de l’assassin, un homme qui devient inhumain.
Enfin, le témoignage repose sur le souvenir et il s’adresse à nos émotions. Au regard de l’histoire qui s’appuie sur les archives et parle à la raison, le témoignage peut apparaître comme une contribution fragile à la connaissance. Pourtant, cette photographie du local donne corps, réalité et intelligibilité au projet global pensé et initié au sommet de l’État. En dépit de sa vulnérabilité, la mémoire garde dans ses replis mais dans leur fraicheur les marques de la violence faite aux corps et dans les cœurs des victimes. L’historien doit exploiter les sources écrites – les archives, explorer le temps en amont de l’évènement –, mais il a besoin de savoir comment, sur le terrain, les acteurs se sont appropriés l’événement et l’ont mis en œuvre en suivant les instructions reçues d’en haut ou en faisant appel à leur propre imagination. Quant à l’émotion qu’il provoque et au sentiment qui lui est associé, ils constituent les indispensables aiguillons au travail de recherche et de transmission.
Alexandre Lafon
[1] Je remercie infiniment Marcel Kabanda, président d’Ibuka France, pour son amicale et précise relecture.
[2] L’opération Turquoise est une opération militaire mobilisant 2500 hommes organisée par la France et autorisée par la résolution 929 du 22 juin 1994 du Conseil de sécurité de l’ONU pendant le génocide des Tutsis au Rwanda. Elle avait pour mission de « mettre fin aux massacres partout où cela sera possible, éventuellement en utilisant la force ».
[3] Pour un point récent et complet : Florent Piton, Le Génocide des Tutsi du Rwanda, La Découverte, 2018.
[4] Philippe Roussin, « L’économie du témoignage », dans Communications, 2006, n°79, pp. 337-363.
[5] Annette Wieviorka, L’Ère du témoin, Plon, 1996.
[6] Jean-Pierre Chrétien, Marcel Kabanda, Rwanda, racisme et génocide. L’idéologie hamitique, Belin 2013.
[7] Appelé Inyenzi (cafards) ou serpents. Titre d’un roman de Scholastique Mukasonga, Inyenzi ou les Cafards, Gallimard, 2006.
[8] Yolande Mukagasana, La mort ne veut pas de moi, Fixot, 1997, p. 127.
[9] Écrits des condamnés à mort sous l’occupation nazie, « Folio », 1996.
[10] Annick Kayitesi-Jozan, Même Dieu ne veut pas s’en mêler, Seuil, 2017.
[11] Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais, Seuil, 2000, p. 9.
[12] Adélaïde Mukantabana, L’innommable. Agahomamunwa. Un récit du génocide des Tutsi, l’Harmattan, 2016.
[13] Charles Habonimana, Moi, le dernier des Tutsi, Plon, 2019.
[14] Maurice Genevoix, Ceux de 14, Flammarion, 1949-2013.
[15] Catherine Coquio, « L’émergence d’une « littérature » de non-écrivains : les témoignages de catastrophes historiques » https://www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2003-2-page-343.htm
[16] Renaud Dulong, Le témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle, Éditions de l’EHESS, 1998.
[17] Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie, op. cit., p. 8.
[18] Annick Kayitesi-Jozan, Même Dieu ne veut pas s’en mêler, op.cit. [Dans ce cas cependant le témoignage prend une autre forme. Kayitesi fait le récit du génocide mais l’accompagne de contenus culturels [ « ntaye akanigi kanjye ». Le propos va au-delà de l’épisode du génocide].
[19] Annick Kayitesi, Nous existons encore, Michel Lafon, 2004.
[20] Berthe Kayitesi, Demain ma vie, éd Laurence Teper, 2009.
[21] Primo Levi, Les Naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz, Gallimard, 1989, p.196.
[22] Sylvie Brodziak, « Mémorial romanesque pour un génocide : Scholastique Mukasonga », dans Diacritik, 22 décembre 2016.
[23] Gaël Faye, Petit pays, Grasset, 2016. Prix Goncourt des lycéens.
[24] Boubacar Boris Diop, Murambi, le livre des ossements, Éditions Zulma, 2000, p. 198.
[25] Ibid., postface, p. 195.
[26] Ibid., p. 197.
[27] Hélène Dumas, Le Génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda, Seuil, 2014.
[28] Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, Seuil, 1963.
[29] Témoignage de Pio dans Jean Hatzfeld, Une saison de machettes, Seuil, 2003, p. 259.
[30] Voir le film Rwanda, le génocide en héritage, d’André Versailles, 2019.
[31] Jean Hatzfed, La Stratégie de l’antilope, Seuil, 2007.
[32] Hélène Dumas appuie ses travaux sur de nombreux témoignages issus des tribunaux gacaca, dans Le Génocide au village, op. cit.
[33] Florent Piton, Le Génocide des Tutsi, op. cit., p. 220.
[34] Voir la récente polémique autour de la composition de la commission d’enquête sur les archives concernant le rôle de la France au Rwanda : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/04/05/rwanda-la-bataille-des-archives-entre-historiens-et-militaires-francais_5446155_3212.html
[35] Annick Kayitesi-Jozan, Même dieu, op. cit., p. 220.
[36] Olivier Wieviorka, La Mémoire désunie. Le souvenir politique des années sombres, de la Libération à aujourd’hui, Seuil, 2010.
Voir également sur ce site :
• Enseigner l’Afrique : pour un nouveau paradigme scolaire, par Alexandre Lafon.
• Contre les idées reçues. L’Afrique entre au Collège de France, par Alexandre Lafon.
• Gaël Faye : « Petit Pays » – et grands soucis.
• « Un papa de sang », de Jean Hatzfeld, par Norbert Czarny.
• « Englebert des collines », de Jean Hatzfeld, par Norbert Czarny.
• « Wrong Elements », de Jonathan Littell. Réflexion sur les exterminations de masse et le devenir des enfants-soldats, par Philippe Leclercq.
• Colloque : Enseigner le génocide des Tutsi au Rwanda, du collège à l’université.
• « La Paix avec les morts », de Rithy Panh et Christophe Bataille, par Norbert Czarny.