"La Création cinéma", d'Alain Bergala
Le dernier ouvrage d’Alain Bergala est un recueil de textes, dont le plus ancien date de 1989. Il ne s’agit pas à première vue d’un regard porté sur la pédagogie du cinéma, ni sur la façon dont le cinéma peut être enseigné dans diverses institutions, avec les questions et les difficultés que cet enseignement provoque parfois.
La forme anthologique est très classique : elle rassemble des textes parfois connus, marque des préférences et montre facilement les œuvres et les auteurs qui n’ont cessé de susciter la réflexion et d’interroger la manière de voir et de penser une image.
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Une profonde cohérence de pensée
Pour autant, cet ouvrage remarquable ne se réduit pas à des exercices d’admiration, ou même à l’exemplarité d’une écriture critique abordable et précise. Les textes ne sont pas seulement réunis, ils sont aussi classés, mis en miroir selon des jeux de correspondances et de répétitions particulièrement heureux et témoignent d’une profonde cohérence de pensée.
La force d’Alain Bergala est de s’être choisi un enjeu à la fois simple et original, dont il n’a cessé de varier l’amplitude et la profondeur. Cet enjeu est non seulement le geste créateur au cinéma, mais plus précisément les conditions du passage à l’acte de création.
Pourquoi avoir envie de créer et comment le dispositif cinématographique peut-il donner la possibilité à un individu, bien qu’entouré par une équipe technique, de rendre concret et visible un obscur objet intérieur qui lui appartient en propre ? Quel est ce désir qui amène le créateur à créer et comment ce désir s’incarne-t-il et se retrouve-t-il dans les images que nous voyons ?
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Guider les élèves vers la spécificité du geste de création
La méthode du critique est double : d’une part il remonte des images produites à une impulsion originelle, d’autre part il prend appui sur le travail en commun au moment du tournage (avec l’acteur, avec l’équipe technique) pour examiner la fascination sur le spectateur d’une image, dès lors qu’elle est mise en récit et en fiction, offerte à tous. Si cet ouvrage paraît indispensable à un enseignant, c’est qu’il permet de mettre au jour des points d’accroche simples qui permettent de guider les élèves vers la spécificité d’un geste de création, qui ne peut jamais se résoudre à la maîtrise ou à la reconnaissance d’un vocabulaire technique.
Bergala dit très simplement où peut se trouver le cœur d’un travail de l’image, et sur quoi se fixe ou achoppe le désir de création. C’est là précisément que les enseignants doivent guider les élèves. On peut objecter que le désir est souvent appréhendé sous son intensité érotique. Mais l’objet de ce désir est moins un corps sexué qu’une expression qui passe par le regard porté sur le monde et sur l’autre – approche qui permet d’intéresser des élèves de tout âge.
Alors, ce livre peut être utilisé comme un recueil de textes dont on pourra assez facilement choisir des extraits en classe, voire comme un bréviaire qui donne des exemples classiques et efficaces (chez Truffaut, Renoir, Hitchcock, Lynch, Kiarostami, Vigo). Une autre lecture est de lire les fondamentaux de l’acte de création selon Bergala comme des objectifs, des orientations, des positions qui obligent l’élève à se poser des questions qui ne pourront être que des questions d’inventions. Cela donnerait, par exemple, ceci.
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Le cinéma comme art impur, le rapport créateur-créature
Le dernier texte de cette section, portant sur la chevelure, est magnifique, et d’une limpidité féconde. Bergala part d’un motif simple, aisément reconnaissable, et tout aussi nettement appropriable, pour montrer comment ses variations, ses choix, ses métamorphoses fixent le désir du cinéaste sur l’actrice qu’il a choisie mais aussi sur cette part imaginaire du désir ou du féminin que l’actrice lui permet de fixer.
Ce n’est pas que la part de Pygmalion que Bergala explore, mais plutôt la relation mystérieuse et dynamique entre la création, le désir et la matière. La chevelure devient un motif qui n’est pas forcément requis par le scénario mais qui, greffé sur la trame du récit, en fait ressortir les effets érotiques et fantasmatiques. La chevelure n’est pas qu’une caractérisation du personnage, elle est aussi la matérialisation d’un désir que l’image permet d’extérioriser.
On peut alors demander aux élèves de partir de ce motif (phase matricielle), de se l’approprier par rapport à un scénario déjà écrit (phase d’imagination) ou encore de faire tourner la mise en scène autour de ce motif (phase d’attaque du plan). Le découpage devient alors une conséquence du motif, et non une opération purement technique ou analytique.
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L’acte cinématographique
Les premières pages de l’ouvrage disent très simplement l’enjeu que recèle l’acte de faire un plan. Il ne s’agit pas d’illustrer, mais de marquer une subjectivité qui se manifeste en trois temps.
• Il y a l’élection, d’un corps comme d’un lieu, qui marque un rapport intime à ce qui est exhibé au spectateur. Chaque choix manifeste ainsi une sensibilité. Cela permet d’éveiller l’élève à la notion de choix : rien n’est accessoire ou anodin dans ce qui est montré.
• Ensuite, vient la disposition, qui permet de structurer l’espace et de placer les corps les uns par rapport aux autres. Le sens du plan se trouve déjà dans ces rapports de distance.
• Enfin, il y a l’attaque qui se rapporte aux choix de la place de la caméra, des axes, de la durée du plan, à ce qui déjà prédétermine le montage.
Cette division en trois temps est schématique, et Bergala explore chez Godard la façon dont le cinéaste dialectise ces moments. Mais cette distinction est précieuse et permet de décomposer le travail de l’élève et de lui faire prendre conscience de ce qu’implique l’acte d’enregistrer des éléments visibles qu’il a choisis et qu’il a placés en toute connaissance de cause. Cela fait quitter une dimension passive pour entrer dans un territoire où les décisions cinématographiques permettent d’instaurer un langage structuré.
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L’art de l’intervalle
Le texte qui ouvre cette partie est essentiel, tant par les idées que par la clarté des exemples aisément exploitables avec des élèves d’âge divers. Il insiste sur la façon de faire varier, à l’intérieur du plan, le rapport entre les figues humaines et la place de la caméra.
Bergala étudie prioritairement la figure de l’élastique : c’est celle qui engendre le mystère, l’interrogation, le suspense ou l’inquiétude, le frisson érotique ou la frustration. Le but n’est pas seulement de placer les corps devant la caméra mais de jouer sur les distances entre un corps qui bouge et une caméra qui est immobile, à l’intérieur d’un plan mais aussi entre plusieurs plans qu’on monte ensemble. C’est essentiel : les élèves apprennent avec cette notion que le sens d’un plan provient des interactions entre ce qui est fait devant la caméra et son emplacement.
Les exemples provenant des films de Kiarostami sont magistraux car ils sont faciles à percevoir et laissent des interprétations très ouvertes. Ils incitent précisément à inventer des exercices simples où dans un premier temps l’élève choisit son cadre et l’action qu’il veut filmer, puis retourne en gardant l’axe qu’il a choisi mais en modifiant ce que son acteur effectue, de façon à jouer à l’élastique pour mieux intriguer et faire fonctionner l’imagination du spectateur. Ils comprennent ainsi que tout tourne autour de l’emplacement de la caméra et que le cadre se travaille non seulement latéralement mais aussi en profondeur.
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Le cube et l’étendue, l’élastique et l’aquarium
L’aquarium constitue une métaphore très éloquente. Il permet de ne plus parler de plan en termes d‘échelle exclusivement, ce qui est un soulagement tant les élèves plaquent des notions toutes faites qui affadissent les récits et leur évite de prendre des risques sur le terrain de la création.
Il s’agit ici de penser le plan comme un contenant. La façon de représenter le groupe devient une éthique de la communauté et celle-ci est inscrite dans la disposition des corps dans le cadre. Il devient aussi le meilleur exemple de ce à quoi servent l’image et les méthodes d’analyse. Les exemples tirés des films de Vigo ou de Cassavetes sont marquants. Il ne s’agit pas de demander à l’élève de placer les corps dans l’espace et de bien les aligner mais au contraire d’oser le désordre, de rechercher la fulgurance et l’énergie de la vie en cherchant la place de la caméra la mieux appropriée par rapport à une idée du groupe.
Le cadre ici permet de faire jaillir le débordement, la liberté, et non de mettre en ordre ou en cage. Cela apprend aussi à l’élève à se rapprocher des corps et des visages et à risquer de remplir le cadre en fonction de son désir et non de règes de composition.
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Le cinéma comme art de l’image absente
Par « image absente », Bergala entend surtout dans cette section l’importance d’un modèle pictural qui n’est pas forcément donné comme tel au spectateur mais qui pourtant permet au cinéaste d’inventer ses images. Le modèle pictural est plus ou moins conscient, mais l’essentiel se trouve dans la reprise constante de ce modèle et dans l’émotion intense qui lui est associée.
En reprenant sans cesse les mêmes formes, le cinéaste livre quelque chose de lui-même, comme une image matricielle ou une scène primitive, qui est ce qu’il possède de plus intime. Certains passages peuvent facilement être distribués aux élèves pour leur réflexion : par exemple, lorsque Jonas Mekas se rend compte, après avoir patiemment filmé son quotidien newyorkais, que ses images évoquent la Lituanie d’où il est parti. Plus il a enregistré les rues de New York sous la neige, plus il a voulu se rapprocher inconsciemment de son village perdu.
Cette notion d’image absente est précieuse dans la pédagogie pour deux raisons : d’abord, sur le plan de l’analyse, elle oblige les élèves à se poser la question de la persistance d’un motif visuel qui n’est pas forcément lié au scénario, et qu’il peut traquer via les captures d’écran (le cinéma d’Hitchcock s’y prête parfaitement) ; ensuite, elle l’incite à chercher son modèle pictural et à le réécrire selon le scénario qu’il a écrit, de préférence après le stade du scénario (puisque le scénario doit être compris comme un moyen pour matérialiser des images et non comme une fin en soi).
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Les films comme autobiographies secrètes du cinéaste
L’idée paraît simple. La fiction comme le documentaire sont des détours qui permettent de parler de soi, de façon plus intime, profonde et vive. Il ne s’agit pas de chercher dans les films une ressemblance directe avec le cinéaste, en accord avec son physique ou son image publique, mais, au contraire, d’être sensible à une parenté secrète entre l’auteur et ses personnages, qui ne s’exprime que voilée.
Les fictions sont parsemées de doubles de cinéastes, sans pour autant placer en étendard des marques simples d’identification. Le récit et les personnages permettent d’explorer une intimité qui ne peut pas se dissocier de masques, de doubles, de stratégies.
L’élève peut à la fois voir dans la création un jeu et un aveu : inventer des figures qui paraissent éloignées de soi pour libérer une sensibilité, un fantasme ou une position morale. La fiction comporte alors des figures imposées liées par exemple au genre mais aussi des personnages porte-parole, double ou recréations imaginaires de soi par lesquels, au détour d’un dialogue, d‘un geste ou d’une situation, l’élève pourra confier ce qui lui tient à cœur et l’insérer dans un récit.
Jean-Marie Samocki
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• Alain Bergala, « La Création cinéma », Yellow Now, « Coté cinéma / Morceaux choisis », 2015, 271 p.
• Voir sur ce site l’entretien d’Alain Bergala avec Jean-Marie Samocki : Vers une expérience de la création cinématographique.