« Cuban Network », d’Olivier Assayas
Martin Ritt, un metteur en scène américain un peu oublié aujourd’hui, réalise en 1965 L’espion qui venait du froid, et offre avec ce film d’espionnage (non moins délaissé), une relecture du genre alors en plein âge d’or. Négligeant le cahier des charges auquel est assigné l’agent bondissant 007, Ritt tourne son film à la lueur d’un noir et blanc superbement austère et préfère explorer les tourments psychologiques de son personnage principal (oppressante interprétation de Richard Burton).
Avec Cuban Network, Olivier Assayas n’envisage pas, pour sa part, de renouveler le genre, mais son propos autant que son traitement offrent de faire un pas de côté, et de porter sur ses protagonistes (des espions cubains castristes) et leur mission un regard compréhensif qui ne manquera pas d’attirer quelques reproches à son auteur. Pour autant, anticipant la polémique (l’espion castriste comme héros), Assayas a pris le parti d’une certaine neutralité d’écriture, ce qui n’est, en revanche, pas sans nuire à la lisibilité de ses intentions et, par conséquent, à la puissance dramatique de Cuban Network, le dix-huitième long-métrage de fiction de son auteur.
Film d’action et d’histoire
Nous sommes au début des années 1990, peu après l’effondrement de l’URSS. Des Cubains continuent par tous les moyens de fuir la dictature et de trouver refuge aux États-Unis. Parmi eux, des hommes, bientôt rassemblés dans un réseau secret dont le but consiste, non à fuir le pays, mais à infiltrer les groupes anti-castristes implantés en Floride et à déjouer leurs projets d’attentats sur le sol cubain. Il y a là notamment René Gonzalez (Édgar Ramírez, déjà apprécié sous les traits du héros éponyme de Carlos d’Assayas en 2010), qui est parvenu à atteindre Key West aux commandes de son biplan, et Juan Pablo Roque (Wagner Mouro), qui a rejoint, quant à lui, à la nage les côtes de la base navale américaine de Guantanamo (pas encore le centre de détention que l’on connaît). Tous se rassemblent autour de l’agent de liaison, Gerardo Hernandez (Gael Garcío Bernal). Ensemble, ils montent des coups, y compris avec le soutien du FBI (!) quand il s’agit de démanteler le trafic de drogue de l’une des organisations cubaines anti-castristes (le PUND).
Inspiré de faits historiques, Cuban Network est un film d’action qui prétend témoigner et faire œuvre de mémoire. Il raconte l’histoire « vraie » de la Red Avispa (le « réseau Guêpe » en espagnol), composée d’une trentaine de membres qui comptèrent, pour reprendre le titre du livre du Brésilien Fernando Morais dont s’inspire le film d’Assayas, comme « les derniers soldats de la guerre froide ». Engagés dans une guérilla à distance qui, durant la période, fit quelque 3 500 morts selon les autorités cubaines (débarquement de la Baie des cochons en 1961 compris), ces combattants de l’ombre furent appréhendés par le contre-espionnage américain et sommés de coopérer. Cinq s’y refusèrent. Cinq hommes, que Cuba connaît aujourd’hui comme les « cinq héros » (« Cuban Five ») et qui, après avoir écopé de lourdes peines d’emprisonnement, ne furent libérés qu’au début des années 2010, à l’occasion du « dégel » engagé par Barack Obama.
Des hommes de résistance
Cuba Network emprunte aux codes du genre – action, politique et duplicité des forces en présence –, mais n’en fait qu’un usage distrait, au mieux décoratif de film d’aventures. Sitôt l’identité des transfuges cubains et leurs intentions dévoilées, le suspense retombe d’autant. Les deux héros principaux, René González et Juan Pablo Roque, ne cherchent pas à fuir leur pays, comme le scénario le laisse accroire durant son long prologue, mais à gagner la confiance des traîtres cubains qui l’attaquent pour mieux le protéger. Et très vite, bien que le film use des bonnes ficelles du film d’espionnage avec quelques passages obligés, on constate que les héros n’ont rien que de très ordinaire, usant de moyens d’actions rudimentaires. Davantage Pieds nickelés que James Bond. Car ce qui intéresse Assayas n’est pas tant la cause défendue que ceux qui la défendent.
Les êtres impliqués dans le grand désordre politique et qui, leur seul courage chevillé au corps, sont les rouages d’une idéologie qui les dépasse, d’une machine qui les broie. Assayas n’en fait pas les héros à la cause que leur pays a érigés ensuite ; il ne prend pas parti, que celui des hommes et des femmes engagés dans un combat politique – des femmes comme celle de René, Olga (Penélope Cruz, admirable), modèles d’abnégation, restées au pays dans l’ignorance sinon la certitude de la double traîtrise de leurs maris, partis sans prévenir. Il ne s’interroge pas ou peu sur leur motivation, que la simple loyauté qui les anime.
Si le désordre du monde (Désordre, titre du premier film d’Assayas en 1983), la confusion des systèmes et de ceux qui les font et défont, est un sujet d’inquiétude qui traverse son cinéma, l’engagement politique est au cœur de la réflexion du réalisateur comme objet de conflit, de déchirement et de regrets pour tous les idéaux dont celui-ci, enfant de (en) 1968, a été porteur, et qui sont aujourd’hui à l’arrêt. Cuban Network appartient à cet esprit de lutte et de résistance, comme traversé d’une sourde volonté de révolte.
La dictature, évidemment condamnable, n’est au fond ici qu’un prétexte cinématographique. Elle est d’ailleurs invisible, abandonnée au hors-champ des images (seules des images d’archives montrent Fidel Castro, en contrepoint de celles de Bill Clinton, pour légitimer sa stratégie de défense face aux attaques, américaines comprises). L’enjeu politique du film est ailleurs, dans le regard de ses protagonistes et les « énergies contradictoires » qui divisent aujourd’hui Assayas, le rappel des rêves et des idéaux, des utopies qui font grandir, fussent-elles pavées d’erreurs.
Philippe Leclercq