« Dans le faisceau des vivants », de Valérie Zenatti
Dans un taxi qui la conduit à Jérusalem en ce mois de janvier 2017, Valérie Zenatti se voit corrigée par un chauffeur de taxi. Pour parler de Aharon Appelfeld qui vient de mourir, elle emploie le présent, au lieu de l’imparfait.
Le chauffeur n’est pas grammairien mais sa logique (et son obstination) sont imparables. Enfin presque : Dans le faisceau des vivants, écrit un an après la disparition du romancier israélien, montre un homme au présent.
Le livre se constitue de deux parties : dans la première, l’auteure parle de celui qu’elle a découvert en 2004 en traduisant son récit le plus impressionnant, Histoire d’une vie. Appelfeld raconte son enfance et son adolescence, une existence confrontée à la haine, au danger, mais aussi à des solidarités mystérieuses.
Qui a lu Adam ou Thomas, De longues nuits d’été, tous deux parus à l’École des loisirs, ou La Chambre de Mariana, l’un de ses romans les plus singuliers, savent que le jeune Erwin, devenu Aharon, a côtoyé des criminels (qui l’étaient toutefois moins que les nazis), une prostituée généreuse l’ayant hébergé là-même où elle recevait ses clients, toutes sortes de vagabonds, puis d’errants, de réfugiés, une fois que les armes se sont tues en Europe. Il était devenu un « animal aveugle ».
Dans la seconde partie, Valérie Zenatti se rend le 16 février à Czernovitz, la ville dans laquelle est né ce jour précis de février, Appelfeld. C’est l’hiver, la nuit est dense, obscure, elle va des bords du fleuve à la cathédrale, visite un minuscule musée juif qui ne saurait rendre compte de ce que fut cette forte communauté dans la ville désormais ukrainienne, mange le banoush, plat dont son écrivain de chevet lui parlait avec gourmandise. Elle cherche des traces, lues, éparpillées dans les romans, elle reste surtout au présent, ce temps que lui déniait le chauffeur de taxi. Elle « est » Appelfeld, sans jamais cesser d’être sa lectrice, sa traductrice et son amie.
« Je suis né à Czernovitz en 1932 »
Par ces mots commençaient les rencontres, causeries et entretiens avec Appelfeld. Sa voix douce, presque enfantine, faisait le reste. Et qui a eu la chance de le rencontrer, de lui parler, sait quel homme il était : à la fois doux et ferme quant à ce qu’il pensait, croyait (ou pas). Il l’était sur l’usage de la langue, sur l’esthétique du roman, sur la place ou le rôle de l’écrivain. Il l’était sur l’hébreu, langue qu’il avait d’abord refusé d’apprendre parce qu’on lui enseignait des slogans, des mots d’ordre et qu’il cherchait son essence :
« C’est une langue concrète, les phrases sont courtes, vont droit au but, sont dénuées de décorations linguistiques. Il n’y a pas de sophistication, peu d’adjectifs, c’était une langue qui correspondait exactement à ce que j’avais vécu. On ne peut écrire sur de grandes catastrophes avec des mots trop grands. »
Et Valérie Zenatti d’élargir le propos, en rappelant que comme lui elle a appris cette langue en émigrant un temps en Israël :
« Puis nous nous sommes mis à parler cette langue dans laquelle nous n’avions pas vécu, c’est-à-dire une langue dans laquelle nous n’avions pas découvert le monde ni été aimés, dans laquelle nous n’avions pas souffert non plus, et surtout dans laquelle n’étaient pas inscrits les silences de l’enfance. Nous nous sommes glissés dans l’hébreu comme dans des draps rugueux […] »,
écrit-elle, et la métaphore est parlante.
Pendant cette période de deuil qui s’ouvre avec le décès de l’écrivain le 4 janvier 2017, l’auteure s’entoure des livres qu’elle a traduits, et recherche dans les enregistrements vidéo de la télévision israélienne ce qu’il a dit. Elle le voit donc sur l’écran, à partir des années soixante-dix, quand il n’est pas encore célèbre. Certes, Philip Roth a écrit sur lui, les jeunes Israéliens le connaissent, mais les traductions éparses n’ont pas permis que sa réputation s’étende.
Le travail de Valérie Zenatti, et d’Olivier Cohen, son éditeur passionné, changera tout. Son usage de la langue est moins minimaliste qu’économe de ses effets. Peu de mots suffisent à dire beaucoup, et le creux est aussi parlant que le plein, comme dans la typographie. Appelfeld n’écrit pas sur la Shoah :
« On a besoin d’une nouvelle langue pour exprimer le froid à Auschwitz, la chaleur à Auschwitz, et comme nous n’avons pas de nouvelle langue, nous utilisons les anciens mots, et les anciens mots, quand ils entrent à Auschwitz, n’ont plus de sens […]. C’est une autre température, vous avez besoin d’autres mots, il existe des températures dans lesquelles les mots se consument tout simplement. »
Ainsi parle-t-il à des étudiants, butant sur les mots, cherchant la formulation exacte par tâtonnement. Ces hésitations ne sont pas plus que chez Modiano le signe du flou, de l’incertain : elles disent au contraire le désir d’être très précis, de ne pas galvauder la parole.
Appelfeld, face à cette « consumation du langage » raconte l’avant, la menace sourde qui s’amplifie, l’après, celui des êtres abîmés, détruits, en reconstruction. Dans les années cinquante, il travaille comme professeur de danse auprès de rescapés :
« Le soir, après leur journée de travail, ils venaient dans la salle commune et je devais leur apprendre à danser. Ils avaient peur de s’approcher les uns des autres, de se toucher. Ils transpiraient, leurs corps ressemblaient à des pantins désarticulés qui s’entrechoquaient, se heurtaient […]. »
L’écriture, le silence en soi qu’elle crée, les espaces qu’elle ouvre, c’est une forme de réponse à cette expérience du corps fragilisé.
Il part de l’enfance, des certitudes sensibles, de la servante Victoria qui le cajolait, de son père qui lisait Proust le jour de Yom Kippour, de sa mère, surtout, qui pleurait en entendant la musique de Bach dans une obscure chapelle, qui lui donnait des fruits rouges, partageait avec lui une complicité unique : « Pour connaître un homme, il faut savoir comment il aime ses parents, et comment il a été aimé d’eux », dit-il. Et beaucoup tient, dans son œuvre, à ce qu’Olivier Rolin dans un beau livre a appelé les « paysages originels ».
« […] c’est comme si la neige se trouvait en moi, […] je la sens, elle a une odeur, elle a une couleur. Je suis né dans la neige, j’ai poussé dans la neige, un être transporte avec lui cet héritage, il ne peut pas s’en défaire […]. »
Valérie Zenatti a d’abord connu l’écrivain par ses traductions en français. Quand elle l’a rencontré, il y a eu Histoire d’une vie, sans doute le choc. Après quoi, elle a choisi ce qu’elle lirait, rendrait en français :
« Je voulais que chaque traduction soit une découverte, une surprise, je voulais une plongée première, une expérience qui me transformerait, je voulais – je veux – je voudrais – traduire ses livres comme j’écris les miens, dans la conscience aiguë que c’est le bon moment, qu’il y a une adéquation entre les mots et le temps, comme deux matériaux distincts entrant soudain en fusion. »
Dans le faisceau des vivants donne envie de lire et relire Appelfeld, il nous éclaire sur ce qu’est la création littéraire, les choix de cet homme singulier, à la fois européen et israélien, juif de tradition et universaliste, mais on ne saurait oublier ce qui fait le cœur de ce récit : l’histoire d’une amitié entre deux personnes.
Si l’on s’attache à un détail, très matériel, pour clore, c’est ce répondeur qui, chez Valérie, préserve la voix de son ami Aharon.
Norbert Czarny
• Valérie Zenatti, « Dans le faisceau des vivants », L’Olivier, 2018, 160 p.
• « Aharon Appelfeld, le kaddish des orphelins », documentaire d’Arnaud Sauli, par Antony Soron.
• Toutes les vies d’Aharon Appelfeld, par Norbert Czarny.
• « Jacob, Jacob », de Valérie Zenatti, prix du livre Inter 2015, par Norbert Czarny.
• Aharon Appelfeld, « Adam et Thomas », traduit par Valérie Zenatti, illustré par Philippe Dumas, par Norbert Czarny.
• Entretien avec Aharon Appelfeld à propos de son premier livre pour la jeunesse, « Adam et Thomas », par Valérie Zenatti.
• « Mensonges », de Valérie Zenatti. Un exercice d’admiration, par Norbert Czarny.
• Aharon Appelfeld, « Adam et Thomas », traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti et illustré par Philippe Dumas, l’école des loisirs, 2014.
• Aharon Appelfeld, « De longues nuits d’été », traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti, l’école des loisirs, 2017.