« De l’autre côté du pont », de Padma Venkatraman ou le courage des laissés pour compte
Comment réagir aux violences du père (Appa) qui tous les soirs rentre ivre et s’en prend à la douce Amma, la mère ? Un soir il va même jusqu’à lui casser le bras. Viji, onze ans, assiste impuissante aux colères de son père jusqu’au jour où il s’en prend à Rukku, sa sœur aînée. Rukku souffre d’une déficience mentale et Viji ne saurait accepter qu’on s’en prenne à elle.
Comprenant que leur mère ne trouvera jamais le courage de s’opposer à son mari, elle décide de fuir avec Rukku et de gagner la grande ville la plus proche Chennai – anciennement Madras, dans le sud de l’Inde.
Leurs débuts dans la métropole sont laborieux, les deux sœurs proposent leur aide à l’épouse d’un marchand de thé qui, en échange, leur donne un peu à manger. Elles s’installeront ensuite sur un pont et feront la connaissance de deux orphelins Muthu et Arul qui leur montrent comment gagner quelques roupies en récoltant de la ferraille et des bouteilles de verre dans les décharges.
Un camp de fortune s’improvise fait de bâches et de matériaux de récupérations à l’entrée du pont. Mais la rue est impitoyable et les enfants sont repérés pas l’un de ces marchands de verres qui manifestement convoite les deux fillettes. Le petit groupe doit s’enfuir dans la nuit et finit par trouver asile dans un cimetière.
De l’autre côté du pont de Padma Venkatraman est une réussite, un roman poignant qui, sans excès de pathos, met en lumière la condition des plus pauvres d’entre les pauvres. La petite Viji, du haut de ses onze ans, est d’une rare clairvoyance, elle comprend très vite l’engrenage de violence dans lequel son père précipite la famille. Elle se bat pour survivre mais ne considère aucunement ce combat comme une fin en soi et n’abandonne jamais son rêve de devenir institutrice.
Le roman est écrit sous la forme d’une lettre, une lettre adressée à la petite Rukku dont le lecteur ignore, au début du roman, ce qu’elle est devenue. Il faut attendre le dénouement pour comprendre les raisons de cette lettre et sentir monter en soi une indignation qui n’est pas le moindre des mérites de ce livre. Padma Venkatraman dit, dans la postface, s’être inspirée d’un témoignage d’enfants qu’elle a connus.
Elle-même d’origine modeste, elle a très vite été sensibilisée aux actions de l’association Concerned for working Children, devenue océanographe, installée aux Etats-Unis, elle s’est rappelé la promesse qu’elle avait faite à ces fillettes de rencontre de raconter un jour leur histoire.
C’est chose faite, De l’autre côté du pont nous offre un témoignage de première main sur la condition des enfants pauvres en Inde mais interroge aussi son lecteur sur les ressorts du monde, les injustices, le rôle des religions, l’indifférence à la souffrance. Ce très beau roman à l’écriture sobre et soignée est aussi le portrait d’une héroïne qui, envers et contre tout, fait le choix de la modernité, de la raison contre l’irrationalité des passions destructrices et des traditions qui prêchent la résignation, une leçon de vie et de courage.
Stéphane Labbe
• « De l’autre côté du pont », de Padma Venkatraman,traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Amandine Chambaron-Maillard, « Médium », 2020.