De l’éducation nationale à l’ouverture européenne et internationale
Depuis le début du XXIe siècle, tous les grands textes sur l’école – lois d’orientation, décrets, programmes, circulaires – prônent la notion d’ouverture : école ouverte, ouverture à la diversité, ouverture sur le monde de l’entreprise, ouverture à l’Europe, ouverture à l’international, etc.
L’enjeu de cette ouverture n’a toutefois jamais été clairement formulé.
L’intégration de l’ouverture européenne et internationale
dans le parcours éducatif
L’expression « ouverture européenne et internationale » apparaît explicitement pour la première fois en 2002 dans la circulaire n° 2002-015 du 24 janvier 2002 (BOÉN du 31 janvier 2002).
« […] il importe que chaque recteur élabore, pour son académie, un véritable projet d’ouverture internationale et qu’il en assure le pilotage. Ce projet doit s’affirmer comme un ensemble cohérent et raisonné définissant les grandes lignes d’une véritable politique internationale de l’académie. Ce projet prend en compte, fédère et dynamise l’ensemble des actions internationales des établissements en veillant partout où cela est possible à assurer une bonne complémentarité et des synergies avec les actions internationales conduites tant par les collectivités locales que par les autres services déconcentrés de l’État, les établissements d’enseignement supérieur et les organismes de recherche implantés dans le ressort de l’académie.
L’ouverture européenne et internationale de l’académie bénéficie de cette assise territoriale renforcée […]. »
Si ce texte – une simple circulaire – décrit un dispositif avec des procédures à suivre, des mesures à prendre, il est révélateur qu’il en confie la responsabilité au niveau académique et n’aborde à aucun moment la question de la finalité éducative assignée par le ministère de l’« Éducation nationale » à cette « ouverture internationale ».
En 2008, un rapport des inspections générales de l’Éducation nationale pointe cette absence de formulation et émet la recommandation suivante :
« Recommandation n° 3 : La mission recommande que les actions européennes et internationales, notamment d’échanges, soient toujours incluses dans un parcours éducatif, précédées, accompagnées et suivies d’une exploitation intégrée à la progression pédagogique de la classe [1]. »
Près de dix ans après ce rapport, l’intégration de l’ouverture européenne et internationale dans un parcours éducatif ne va toujours pas de soi, ni pour l’élève, ni pour le maître. L’instruction publique du XIXe siècle, devenue Éducation nationale en 1932, reste fondamentalement monolingue et hexagonale, dans ses méthodes comme dans ses objectifs. L’ouverture européenne et internationale que promeuvent les textes officiels n’apparaît encore que comme une modeste contribution de l’institution à la construction d’une Union européenne aujourd’hui fragilisée, à la mise en œuvre d’une politique linguistique définie par à Barcelone qui perd chaque jour en pertinence[2].
La célèbre formule « apprentissage généralisé de la langue maternelle + deux langues vivantes étrangères dans le cadre de la scolarité obligatoire » ne fait plus guère sens aujourd’hui : la langue de l’école, de plus en plus souvent différente de la langue maternelle est pour un pourcentage croissant d’élèves une langue étrangère qui ne leur sera peut-être jamais véritablement enseignée.
À l’école comme à l’université ou dans les entreprises, l’internationalisation-intégration européenne rêvée de la première décennie du XXIe siècle, formulée à Lisbonne et Barcelone et promue par des politiques d’encouragement à la mobilité, s’est changée en une internationalisation subie face à laquelle les politiques européennes peinent à trouver les réponses adéquates.
De la nécessité de revisiter l’école « normale »
À l’heure où le système éducatif français doit accueillir de plus en plus d’allophones, où de plus en plus d’élèves changent de systèmes, langues et cultures scolaires plusieurs fois entre 3 ans et 25 ans, il devient de plus en plus nécessaire que s’engage une réflexion de fond sur la nécessaire évolution des finalités et des méthodes de l’école française [3], et en tout premier lieu sur la fonction de la langue / des langues d’enseignement dans la transmission et l’appropriation des savoirs.
Pour embrasser l’univers, l’explorer, le comprendre, il faudra désormais des approches et des clés multiples. Là où le maître du XIXe siècle ne travaillait qu’avec une seule clé, la langue française officielle et commune à tous, là où le maître avait la certitude de maîtriser à la fois des savoirs fortement structurés en disciplines et des techniques pédagogiques éprouvées qui permettaient de transmettre la connaissance à tous en même temps selon une norme apprise à l’école normale, là où il œuvrait dans un environnement culturel relativement homogène, tout enseignant du XXIe siècle doit jongler avec plusieurs clés : sa langue-culture maternelle qui n’est plus la seule langue-culture d’enseignement présente dans l’école, des cultures pédagogiques qui se multiplient et se concurrencent, des publics scolaires qui se diversifient, de nouveaux canaux de diffusion du savoir et une interdisciplinarité qui s’impose, venant contester sa légitimité et son autorité de sachant.
Si la pierre angulaire de l’école d’autrefois était l’acquisition-mémorisation de certains codes et référents français pour se construire comme citoyen tout en construisant la nation, la nouvelle pierre angulaire sera la compréhension d’autres codes et d’autres référents, qu’ils soient méthodologiques, linguistiques, sociolinguistiques ou culturels. Au fur et à mesure que l’idée de nation le cède à celle du « vivre-ensemble », le maître doit appréhender ses élèves dans leur diversité et entreprendre de les faire grandir comme personnes mobiles, plurilingues et pluriculturelles.
Le maître d’aujourd’hui n’a d’autre choix que de sortir de la monoculture éducative française à prétention universelle dans laquelle il a lui-même été formé. Les enseignants de demain, en France comme à l’étranger, seront moins des maîtres que des passeurs : ils devront construire chez les futurs adultes des compétences spécifiques afin qu’ils soient armés pour passer sans dommages – et si possible avec profit – les frontières entre les langues, les cultures, les disciplines, les modes de sentir, penser, croire, dire, chercher, créer.
La compétence des enseignants de demain se mesurera en partie à leur capacité à prendre conscience du fait que la langue qu’ils utilisent dans la classe n’est pas neutre et qu’elle est fondamentalement étrangère pour un pourcentage croissant de leurs élèves ou de leurs étudiants. La langue de l’école embarque avec elle un bagage, un découpage disciplinaire, une méthodologie, une rhétorique.
Les « sociales » espagnoles ne sont pas la même chose que le couple histoire-géographie français ou les « humanities » anglo-saxonnes. On ne fait pas la division et la multiplication de la même façon de chaque côté de l’Atlantique, l’« essay » anglais n’obéit à la même rhétorique que la dissertation française et la Nacherzählung allemande n’a pas d’équivalent en français.
La mobilité comme nouvelle discipline intellectuelle
L’objectif de l’ouverture de l’école à l’international n’est pas de viser une forme de fraternité généreuse et universelle, ni de faire de nos élèves des touristes européens, ni des « citoyens globaux » locuteurs d’une unique lingua franca, sans doute utile pour la communication, mais insuffisante pour la réflexion, la création et l’invention. Ce sera plutôt de viser à la fois une égalité de chances et une liberté de penser. Pour continuer à élever ses élèves, pour les aider à se construire des identités, des connaissances et des compétences qui soient consciemment plurielles, le maître devra apprendre à identifier les facteurs de différenciation linguistique et culturelle, à les respecter et à les exploiter.
L’école est amenée aujourd’hui à former non pas d’anonymes individus-déracinés-mais-toujours-géo-localisables, d’habiles communicants ayant pour toute identité planétaire un pseudo et pour seule adresse fixe un hashtag, mais plutôt des « double voire triple je », des personnes aux identités assumées et hybrides, capables de penser entre les langues et les cultures présentes dans leur répertoire personnel présent ou futur.
L’enseignement-apprentissage de plusieurs langues associé à l’enseignement-apprentissage en plusieurs langues a, à cet égard, un rôle déterminant à jouer pour doter les élèves de clés et de référents multiples afin qu’ils puissent tout à la fois s’émanciper, s’arracher à d’étroits déterminismes sociaux et linguistiques, sonder d’autres cultures et d’autres modalités de rapport au savoir, éprouver d’autres approches ou méthodes d’apprentissage, reconnaitre l’autre dans sa différence, apprécier l’autre en soi et devenir autant de médiateurs interculturels [4].
Quelles que soient les vertus des programmes comme Erasmus +, la mobilité se saurait se limiter à telle ou telle aventure ponctuelle hors des frontières géographiques françaises… c’est avant tout une démarche, une exploration méthodique de la façon dont les langues et les cultures disent le rapport au temps, à l’espace, au savoir, au groupe, s’emparent des notions de vérité, de logique, de valeur, de justice…
Cette démarche se construit d’abord au cœur même de la classe désormais multilingue et multiculturelle, dans la manière dont les documents sont abordés, dans une exploitation consciente et maîtrisée de la diversité des élèves et de la diversité des méthodologies. C’est là une nouvelle frontière pour la définition de la formation professionnelle des enseignants dans les ÉSPÉ, ces écoles « néo-normales » du XXIe siècle.
Cette démarche conduit tout naturellement à l’interrogation sur soi, sur sa/ses langues, sur son savoir et sur son histoire, à la prise de conscience des écarts entre les cultures éducatives, à cette « humilité culturelle » que définit la philosophe américaine Martha Nussbaum dans son livre : Les Émotions démocratiques. Comment former le citoyen du XXIe siècle.
« Observer comment un autre groupe d’êtres intelligents découpe le monde, voir que toute traduction est une interprétation imparfaite de l’original fournit à la jeune intelligence une leçon essentielle d’humilité culturelle [5]. »
Cette démarche invite enfin à assumer consciemment certaines spécificités du système éducatif français, à en percevoir les atouts, à penser la diversité pédagogique et linguistique comme une écologie éducative, un ensemble d’approches à protéger et exploiter pour construire des compétences conceptuelles orientées vers le doute et la recherche.
C’est en effet parce qu’il puisait à la source du grec et du latin, qu’il vivait le quotidien en occitan, qu’il écrivait en français, que Montaigne disposait des outils conceptuels pour penser le monde en plusieurs langues dans ses Essais et qu’il en vint à se donner comme devise son fameux « Que sais-je ? », lequel n’a toujours rien perdu de sa profondeur ni de sa fécondité [6].
Annie Lhérété,
Inspecteur général de l’Éducation nationale honoraire
& Membre associé du Conseil européen pour les langues
.
• Voir sur ce site : Le multilinguisme en Europe hier et aujourd’hui : un idéal devenu un défi, par Annie Lhérété.
• Consulter les articles portant sur l’Europe.
[1] L’ouverture européenne et internationale dans les politiques académiques, rapport des inspections générales de l’Éducation nationale et de l’administration de l’Éducation nationale, n° 2008-056, septembre 2008.
[2] https://ec.europa.eu/languages/documents/2008_0566_fr.pdf (doter tous les Européens de compétences de communication dans leur langue maternelle + deux autres langues).
[3] La réflexion sur les finalités de l’ouverture internationale reste confinée aux programmes de langues vivantes : « L’enseignement des langues vivantes étrangères ou régionales constitue un moyen de donner toute sa place aux apprentissages culturels et à la formation civique des élèves en s’interrogeant sur les modes de vie des pays ou des régions concernés, leur patrimoine culturel, et en appréhendant les différences avec curiosité et respect. (Programmes d’enseignement du cycle des apprentissages fondamentaux (cycle 2), du cycle de consolidation (cycle 3) et du cycle des approfondissements (cycle 4). » Arrêté du 9 novembre 2015, JO du 24 novembre 2015.
[4] Voir sur ces questions les publications du Conseil de l’Europe et en particulier le Guide pour l’élaboration des curriculums et pour la formation des enseignants. Les dimensions linguistiques de toutes les matières, Strasbourg, 2015.
[5] Martha Nussbaum, Les émotions démocratiques. Comment former le citoyen du XXIe siècle, Climats, Paris 2010 (en anglais Not for Profit, Why Democracy Needs Humanities).
[6] « Notre parler a ses faiblesses et ses défauts, comme tout le reste. La plupart des occasions des troubles du monde sont grammairiennes. Nos procès ne naissent que du débat de l’interprétation des lois ; et la plupart des guerres, de cette impuissance de n’avoir su clairement exprimer les conventions et traités d’accord des Princes. […] Combien de querelles et combien importantes a produit au monde le doute du sens de cette syllabe : Hoc ! […] Cette fantaisie est plus surement conçue par interrogation : “Que sais-je ?” comme je la porte à la devise d’une balance » (Essais, Livre II, chap XII).