« Désintégration », d’ Emmanuelle Richard. Vivre au nouveau siècle

"Désintégration", d'Emmanuelle RichardMarchant dans la grande ville, la narratrice de Désintégration croise une bande de jeunes gens chics qui crient à tue-tête la phrase répétée par Anna Karina dans Pierrot le fou : « Qu’est-ce que je peux faire ? J’sais pas quoi faire. » La rage accumulée en elle atteint son comble et se transforme en haine. Haine à l’égard de cette caste de privilégiés qui prononcent ces mots sans en comprendre l’« impudeur ».
Or pour la narratrice et héroïne, il est rarement question d’ennui, de laisser-aller : elle aligne les petits boulots, enchaîne les tâches ingrates mais indispensables pour survivre, et voir des oisifs soutenus par leur famille jouer cette comédie, c’est la goutte d’eau en trop.

Un roman de formation

Désintégration est un roman de formation, ou de déformation, ce qui revient au même. L’héroïne, fille de petits fonctionnaires sans le sou, mène de front des études et le travail pour subvenir à ses besoins. Au moment où on la découvre, elle a connu un grand succès grâce à un roman qu’elle a réussi à faire publier, et, de façon alternée, on lit le récit de son existence depuis ses dix-huit ans, et celui de la soirée passée avec un artiste polyvalent, s’illustrant au cinéma, dans la vidéo ou les installations artistiques, voire l’écriture. Elle l’appelle l’« homme fleur » : son corps est tatoué et chaque fleur représente une histoire d’amour. Il est très célèbre et, dans le restaurant dans lequel ils dinent, il en paie le prix, celui de la tranquillité. En somme, il vit ce qu’elle risque de vivre. Peut-être saura-t-elle se protéger ; le lecteur en jugera.
On est d’emblée frappé par la puissance, la densité et l’intelligence de ce court roman. La narratrice ne cesse d’agir, de penser et on songe parfois au mouvement incessant de Rosetta, l’héroïne des frères Dardenne. À ceci près que Rosetta ne dispose pas de tous les outils dont se sert la narratrice pour se battre contre « le monde ». Celui-ci est en effet l’adversaire principal de la jeune fille puis jeune femme que l’on suit, notamment quand elle vit avenue de Clichy, en colocation avec quelques fils de famille aux prétentions artistiques et au dandysme facile.
Le monde du travail est un autre adversaire et la narratrice décrit par le menu ses tâches dans telle boutique de vêtements pour homme, ou tel supermarché. Le mépris des clients se conjugue à celui des petits chefs qui la tutoient sans accepter la réciproque. Mais cela ne s’arrête pas là.

Un humour grinçant

Le sentiment qui domine, de page en page, c’est celui de la honte. D’abord, celui de ne « pas pouvoir ». L’héroïne fête ses dix-huit avec Juliette et Claire. Elle aurait voulu quelque chose de simple, pour ne pas gêner ses parents ; les parents des amies ont voulu une sorte de rallye assez chic pour attirer l’attention des invités. Elle se sent une « excroissance douteuse », auprès d’elles, et s’éloigne de la fête pour passer la soirée avec un garçon vêtu en cow-boy, arborant la « panoplie de colon de l’Ouest psychiatrique ».
L’humour d’Emmanuelle Richard est grinçant, acide. On le ressent aussi quand, décidée à « maîtriser les codes les plus variés » pour trouver sa place dans le monde, elle veut« appliquer un correctif à [s]a vie personnelle » : choisir ses marques, ses lieux de vacances, les activités sportives à y pratiquer, etc., doit lui permettre de se « protéger de la mélancolie existentielle ». Mais elle appartient à un milieu social, elle porte un héritage, et les jeunes « fils de » qu’elle croise ou avec qui elle passe quelques instants ou une nuit, sans se sentir le moins du monde concernée, ne l’entendent pas ainsi. Elle ne porte pas les tenues qui conviennent pour entrer dans les clubs, elle fait parfois des erreurs de liaison, elle semble « vulgaire » (c’est le premier adjectif que lui lance l’homme fleur). Bref, elle n’est pas à sa place et on le lui fait sentir. Jusqu’à l’humiliation.
Ainsi, il lui revient de donner ses derniers vingt euros à un chauffeur de taxi parce que ses riches comparses du moment n’ont pas un sou et ne se rendent pas compte de ce que c’est pour elle. La remarquent-ils seulement ? Et puis il y a la soirée avec Martin, qui, voyant ses amis VIP s’éloigne d’elle, jusqu’à feindre de ne pas la connaître, parce qu’elle n’a pas osé émettre un avis sur un film qu’ils avaient vu ensemble. Elle a là quelque chose de la Dentellière, décrite par Pascal Lainé et incarnée par Isabelle Huppert, mais une dentellière qui se rebelle et qui hurle sa colère.

Le roman d’une jeunesse et d’une génération

La haine est en effet le titre de la deuxième partie du roman. La narratrice vit avec un garçon qui la comprend, qui la respecte et pendant deux ans, de petits boulots en CDI bancals, ils survivent. Un long passage du roman décrit par le menu cette survie, à travers les détails que nous devinons ou connaissons sans vouloir trop les voir :
« En attendant l’avenir, nous rentrions pour nous coucher. Nous nous levions déjà épuisés de la journée à traverser, un goût gris dans la bouche. À mesure qu’approchait la fin du mois, le sol sous nos pas se dérobait, nos dos se voûtaient. Nous nous croyions seuls à vivre de cette façon et pourtant nous étions le nouveau siècle. »
La narratrice poursuit cahin-caha ses études de Lettres, se rend à la faculté sans s’approcher des étudiants. Elle entre même dans un master 2 prestigieux et élitiste mais ne supporte pas ce qu’on lui enseigne ; en gros le culte de l’apparence, la domination des plus faibles et le mépris. Elle s’en va, comme souvent. Et s’enfonce dans une rage contre ce siècle et ceux qui en sont maitres (ou serviteurs) dont une énumération rageuse, pages 185-186, trop longue pour être citée ici, annonce le titre emprunté à un film de Philippe Faucon. La désintégration est proche.
Mais elle n’a pas tout à fait lieu. La narratrice a passé le cap des trente ans, des « j’allais en cours, j’allais au travail », dont la répétition sur une page traduit le dégoût, et elle a publié son manuscrit, souvent refusé avant de connaître le succès. Elle sait distinguer les vins, et le fond du magasin Sephora ne l’effraie plus. Elle ose réclamer quand il le faut. Elle ne sait si le « bienvenue » qui concluait un article dans un mensuel branché signifiait seulement un accueil généreux, ou si un « parmi nous » n’était pas à lire, comme le sésame qui s’ouvre à certains lieux autrefois interdits. Elle a quelque chose du kintsugi japonais (on laissera au lecteur le plaisir de découvrir ce que c’est).
Désintégration est le roman d’une jeunesse, de cette génération du nouveau siècle à laquelle rien n’est donné. On le lira en regard de Un monde à portée de main, le nouveau roman de Maylis de Kerangal, autre regard sur la jeunesse, porté par une romancière qui n’appartient pas à cette génération. Ce sont deux très beaux romans, qui prouvent – mais est-ce nécessaire ? – que le roman a beaucoup à dire.

Norbert Czarny

 
• Emmanuelle Richard, « Désintégration »,  L’Olivier, 2018, 208 p.
Maylis de Kerangal, « Un regard à portée de main », « Verticales », Gallimard, 2018, 288 p.

l'École des lettres
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