La rentrée des autres, « Ordinary People », de Diana Evans
Captée par la figure centrale du migrant, la littérature contemporaine retrouve des accents engagés en faveur des droits de l’homme.
Ailleurs, des femmes puissantes, pour reprendre un titre bien connu, proposent une vision nouvelle de la place de l’autre dans nos sociétés.
De l’émigré à l’immigré puis au migrant la figure de l’autre géographique, de l’exilé héroïque des temps modernes contribue à animer littérature et idées depuis quelques rentrées littéraires déjà. Après les témoignages viennent les prises de position.
Une boussole thématique, le migrant
Les migrants donnent plus que jamais lieu à des œuvres romanesques et cette rentrée propose un élargissement du sujet lui-même et du spectre des œuvres qui lui sont consacrées.
D’un côté donc les récits qui s’attachent à la traversée vers l’Europe et ses dangers et dans cette catégorie, les deux récits les plus frappants de cette rentrée sont ceux de Marie Darrieussecq qui a fait à peu près toutes les unes des cahiers livres du mois de septembre (La Mer à l’envers) et de Louis Philippe Dalembert qui souligne la présence de l’écriture haïtienne dans le roman de langue française.
La première adopte le point de vue décalé d’une mère de famille dont le paquebot croise la route de migrants auxquels elle doit subitement faire face en mêlant vie de famille et aide aux migrants. Le second embarque avec trois femmes d’origines, de classes et de religions différentes dont il montre à travers les tribulations le sort commun certes, mais aussi l’inégalité de traitement : oui il existe une troisième classe sur les embarcations de fortune et ceux qui voyagent à fond de cale sont dénommés avec un certain cynisme les Calais. Le titre Mur Méditerranée annonce comme un programme, mur qui sépare les civilisations et celui des vagues dans la tempête car l’auteur s’attache aussi à restituer la violence homérique de la mer.
D’un autre côté apparaissent des livres qui retournent la théorie du grand remplacement très en vogue aujourd’hui et qui, fiction pour fiction, proposent des récits élaborés qui dépassent la simple pochade. C’est le cas de Laurent Binet avec Civilizations : dans cette uchronie qui refuse la découverte de l’Amérique et la remplace par l’invasion en 1531 de l’Europe par les Incas, l’auteur, élevé au lait de la Renaissance européenne, inverse les codes ou du moins tâche d’évaluer avec précision et humour les retournements que sa création induit sur l’Histoire telle qu’on la concevait jusqu’ici et sur les positions de ses acteurs, Colomb, Charles Quint, Cervantes, etc., l’auteur découvre là un terrain de jeu. C’est aussi celui de Léonora Miano qui propose ce que certains nomment une utopie et qui apparaîtra pour d’autres comme une dystopie, à savoir un retournement des perspectives contemporaines.
Dans une Afrique qui connaît enfin la paix regroupée autour d’une utopie politique, une colonie a du mal à s’adapter : les Fulasis qui refusent de s’intégrer afin de conserver leurs rites et coutumes. Ces Fulasis s’avèrent être des Français qui, en leur temps, ont cherché à échapper au grand remplacement. Le récit va bien au-delà de cette mécanique en faisant intervenir notamment la question de l’amour. Comme on le voit, depuis Voltaire la littérature des contes philosophiques n’est pas morte, miroir ironique qui inverse la réalité pour faire entendre, ici à travers la langue africaine notamment, l’écriture de la différence véritable.
Leonora Miano est la représentante française d’une évolution du roman de « racines », plus seulement inscrit dans une démarche de revendication des origines et des droits mais qui embrasse une perspective plus large sur le plan de la création. Les textes se dégagent de la crédibilité historique pour entrer dans une fantasmagorie littéraire accrue.
Pour Regina Porter, auteure afro-américaine, moins de liberté créative sur le plan de l’histoire – celle d’un couple mixte et des alliances et trahisons entre deux familles du sud des États-Unis avec tout ce que cela suppose d’affrontement directs et de rapports amour-haine. Cependant l’aspect erratique de la chronologie qui sous-tend son œuvre, moments distribués comme au hasard des chapitres, et les photographies qui ponctuent le texte jusqu’aux listes de personnages qui ouvrent le livre, tout tend vers une rénovation de l’écriture romanesque, peut-être sous l’influence des séries.
De l’autre au même : musique avec Diana Evans !
Quant à Diana Evans, elle se révèle être une parfaite romancière anglaise qui, à l’image d’un Martin Amis, voire d’un Angus Wilson, respecte les codes du roman britannique en matière de conversations, d’exploration des sentiments et d’une soudaine vivacité blessante sous des dehors policés. Arrêtons-nous sur l’œuvre de cette dernière.
Diana Evans explore la vie de deux couples ordinaires dans le Londres de ce début de siècle, deux couples de Noirs, c’est elle qui utilise le terme, davantage marqués par leurs problèmes de couple que de peau :
« La représentation des Noirs dans la littérature britannique est souvent associée à des choses négatives, la violence, le racisme, l’esclavage, la pauvreté, les injustices »,
se désolait-elle cet été, à Paris, lors d’un entretien avec Le Monde des livres.
« Jusqu’ici, il n’y a pas eu d’espace pour les observer dans un cadre banal, dans leurs difficultés de tous les jours. »
De fait, l’auteure ne convoque guère les questions raciales sinon comme une évidence, un arrière-plan qui ressort de temps à autre à travers les questions liées à l’insécurité des quartiers, aux jeunes sans avenir, ou, sur un mode plus badin, lorsqu’elle évoque les différentes teintes de peau lors de vacances en Espagne où elle croise des « Anglais en short, la peau couleur saumon ». La question revient aussi à travers les échanges intra-communautaires, à savoir les mauvais raccords de maquillage qui se remarquent dans le cou des femmes lorsqu’elles essaient de forcer ou d’atténuer leur couleur de peau, ou bien encore cette remarque chez l’une des héroïnes :
« Elle sentait parfois que Michael aurait préféré qu’elle soit plus nubienne, qu’elle était trop anglaise pour lui, qu’elle avait trop de blanc. »
Résultat, le multiculturalisme aussi devient source de dérision surtout lors des fêtes d’école et des spectacles afférents.
Elle ne prend pas davantage une position militante sur les rapports homme-femme, la domination masculine dans le couple d’origine africaine. « Ordinary » là aussi pour elle, même si les héros ne cessent de se poser des questions sur l’avenir de leurs couples, il ne s’agit pas d’en tirer des leçons : d’un côté des hommes plus tourmentés qu’on pourrait le penser, de l’autre des femmes qui préfèrent leur confort à l’amour. L’un des couples réside dans la commuter belt de Londres, cette zone de la métropole dans laquelle les loyers s’élèvent à la mesure du prix de la sécurité. Roman sur les rapports complexes du couple, il l’est aussi sur les choix de classe à travers l’opposition ou plus exactement la continuité perdue entre le père décédé, activiste de la cause afro-anglaise et le fils pris dans les exigences de compétitivité et de bien-être consumériste.
« Des gens ordinaires », roman musical
Diana Evans propose la playlist de son roman en fin de volume, curieuse démarche pour un écrivain, mais pas pour elle.
On est tout de suite saisi par la présence de la musique à travers l’évocation des titres que les personnages écoutent en toutes occasions, à travers les effets qu’elle produit sur les protagonistes et enfin par la musique de l’écriture dont on sent bien, grâce à la souple traduction de Karine Guerre qu’elle innerve l’œuvre dans son style même.
Le titre du roman, celui d’une chanson de John Legend, est extrait d’un disque dont chaque plage sert au personnage principal Michael à évaluer la nature de sa relation amoureuse. Tout comme un amateur d’opéra qui se reconnaîtrait dans une scène centrale, Michael interroge l’œuvre musicale du chanteur soul pour voir s’il est encore capable de rêver So high, se transformer en amoureux parfait Live it up ou si la défaite est consommée dans le retour aux ordinary people, comme ceux de la vidéo qui accompagne la chanson : noirs, jaunes, blancs qui se disputent en couple ou en famille.
Chaque scène est ainsi ponctuée par des titres, parfois suaves parfois plus rythmés comme avec Jaguar Wright, Millie Jackson la chanteuse provocatrice, et l’on découvre un pan entier de la culture musicale. Diana Evans donne à entendre les chansons et pas seulement les rythmes qui ont mené toute une génération et si l’élection de Barack Obama ouvre le livre à une génération pleine d’espoir pour elle-même, il se referme sur la mort de Michael Jackson.
Extra-ordinary
Avec Ordinary People, Diana Evans offre un roman étonnant malgré un sujet a priori convenu. À chaque fois que l’intrigue menace de s’enliser dans la routine des sentiments, voire dans les interrogations existentielles masculines et fleur bleue, l’auteur réussit le tour de force de créer un événement qui relance la lecture, que ce soit la scène hallucinante d’une séance de coaching pour bébés avec monitrice de Baby beat ou bien la montée graduelle de l’angoisse liée à la maison du couple principal qui se révèle assez rapidement être un succédané d’Amitville. Il ne s’agit pas pour autant de ces rebondissements contemporains communs à l’écriture de séries que l’on nomme cliffhanger mais d’un subtil changement d’angle. Ainsi, en glissant d’un point de vue à l’autre, elle tisse ce que l’on pourrait nommer, au risque de choquer les puristes, un roman cool.
Elle pourrait donc bien constituer la figure de proue de cette évolution littéraire qui consiste à dépasser le roman de revendication pour dresser les contours d’un roman de « normalisation » des rapports entre communautés mais, bien plus encore, un livre qui n’a pas besoin de la comparaison permanente pour s’affirmer. Un roman dont les héros sont ordinaires.
Frédéric Palierne
« Ordinary People », de Diana Evans, traduit de l’anglais par Karine Guerre, Globe, 2019, 384 p.
Le site des éditions Globe.