« Du Morne-des-Esses au Djebel », de Raphaël Confiant
Dans Du Morne-des-Esses au Djebel, Raphaël Confiant nous présente la trajectoire de plusieurs personnages antillais impliqués dans ce que l’on n’appelle pas encore « guerre », dans l’Algérie de l’époque, mais « événements », une « énième révolte » à mater précise l’un des personnages.
Ce n’est pas la première fois que l’auteur s’intéresse au rôle des Antillais dans l’histoire de France, des hommes venus de l’outre-mer pour défendre les intérêts ou servir celle qu’il nomme la « mère-patrie ». Dans Le Bataillon créole (Mercure de France, 2013 ; « Folio », Gallimard, 2015), par exemple, il évoquait leur sacrifice dans la Première Guerre mondiale. Dans Le Nègre et l’Amiral (Grasset, 1988), il mettait en avant la Seconde Guerre mondiale en Martinique, alors sous la coupe de l’amiral Robert, représentant du régime de Vichy. Et L’Épopée mexicaine de Romulus Bonnaventure (Mercure de France, 2018) retraçait l’implication massive des Antillais dans l’expédition menée par Napoléon III au Mexique.
« Des personnages qui n’ont pas laissé leurs noms dans l’Histoire »
Ce n’est pas non plus la première fois que Raphaël Confiant se tourne vers l’Algérie, où il a enseigné pendant un an. Il a consacré un livre à Frantz Fanon (L’Insurrection de l’âme. Frantz Fanon, vie et mort du guerrier-silex, Caraïbéditions, 2017), à qui il fait d’ailleurs référence à plusieurs reprises dans Du Morne-des-Esses au Djebel. Fanon est là, en effet, figure tutélaire de la désertion, mais au second plan. Au premier, des personnages martiniquais. Des personnages qui n’ont pas laissé leurs noms dans l’Histoire.
Ils s’appellent Ludovic Cabont, Juvénal Martineau, Dany Béraud, Adrien Vasseur. Les deux premiers sortent de Saint-Cyr et intégreront la 10e division parachutiste ; le troisième est étudiant en lettres à la Sorbonne, mobilisé ; le dernier est présenté comme un « tortionnaire » et s’engage volontairement. Le lecteur partage également les souvenirs du grand-oncle de Ludovic, qui a participé à la bataille des Dardanelles.
Apparaissent d’autres Martiniquais, mais aussi des métropolitains, des Algériens, tous combattant les fellaghas. Ce sont des personnages de roman, telle la pied-noire d’origine espagnole Isabela, le bachaga harki Mansouri, et des personnages historiques : les généraux Massu, Aussaresses, de Gaulle, le bachaga Boualem… Même procédé du côté du FLN, avec des noms connus (Yacef Saâdi, Ali la Pointe…) et des personnages romanesques, par exemple, le jeune Kader qui deviendra le rabatteur attitré des fellaghas d’Alger.
La trame est donc historique, émaillée de dates (1er novembre 1954, attentat du Milk-Bar le 30 septembre 1956, etc.) et de réalités (fonctionnement du FLN, « Bleuite »…), au sein desquelles s’inscrit le roman.
Trouver sa place
Raphaël Confiant ne juge pas. Des exactions sont commises dans un camp comme dans l’autre : d’un côté, la gégène ; de l’autre, des heures de torture pour un corps découpé en morceaux – ce sont des exemples parmi bien d’autres. L’Histoire est en marche. Ici, ce sont les parcours des personnages qui importent. Quelle place chaque Antillais occupe-t-il dans ce conflit armé ? Quelle motivation a-t-il à intégrer ce conflit ? Pour quelle(s) raison(s) peut-il vouloir déserter ? Comment s’en sortira-t-il ? Comment vivra-t-il après ? Et, surtout, quel rapport entretient-il avec la « mère-patrie » ?
S’agit-il toujours de payer l’impôt du sang, comme l’explique le grand-oncle de Ludovic en évoquant sa participation à la Première Guerre mondiale ?
« Or, nous, les Nègres, nous aspirions à devenir des Français à part entière, c’est-à-dire l’égal des Auvergnats ou des Poitevins – toi qui es si fort en géographie, mon petit-neveu, je n’ai nul besoin de t’expliquer où sont leurs régions, hein ? – et le seul moyen dont nous disposions était de le prouver. Et comment le prouver si ce n’était pas de la plus éclatante des manières ? Tu suis le fil de mes paroles, mon cher Ludovic ? Eh bien, nous avions décidé de payer l’impôt du sang. Retiens ça : l’impôt du sang ! »
Dans la famille de Juvénal, les hommes participent aux conflits français depuis des générations : l’expédition au Mexique, la guerre de 1870, les deux guerres mondiales, l’Indochine…
Il s’agit réellement de trouver sa place. Dany, à Paris, subit le racisme. De plus, raflé par erreur avec des manifestants qui scandent : « Paix en Algérie ! Gouvernement démission ! », il est assimilé à un Maghrébin par les policiers et par les Maghrébins eux-mêmes. On lui refuse la nationalité française. Pourtant, il sera ensuite tout naturellement convoqué à la caserne de Vincennes pour rejoindre l’armée française au « djebel ». Juvénal, en Algérie, est en proie à l’hostilité des pieds-noirs qui le prennent pour un Algérien, et des Algériens qui le prennent pour un harki.
Ces deux personnages sont des mulâtres, issus cependant de deux milieux différents. Le père de Juvénal explique à ce dernier, amoureux, qu’il ne peut pas fréquenter sérieusement les mulâtres issues d’une union métisse récente :
« Il y a deux sortes de gens à peau claire dans ce pays. D’abord, nous les mulâtres, mélange depuis des siècles de Békés et de Négresses, et puis, d’un autre côté, les rejetons accidentels de n’importe quel Blanc de passage… »
Eux font partie de la bourgeoisie de Fort-de-France. Ludovic, lui, vient de la campagne, du Morne-des-Esses.
Plusieurs cas sont mis en scène : doutes, désertions, trahison, zèle dans les tortures, fidélité ; blessures à l’âme, au corps, mort. Chacun a une histoire personnelle, un passé, une famille. Chacun sera touché intimement par le conflit : obsession de scènes vécues, perte d’une proche dans un attentat… Certains épisodes marquent un point de non-retour. Tous ne s’en sortiront pas. Qui s’en sortira plutôt ? Qui parviendra à construire ensuite quelque chose ? Dans quelle patrie ? Renoncer à la France, c’est aussi renoncer aux Antilles. L’un des personnages prend conscience que « le jour tant attendu, celui de l’indépendance de l’Algérie, serait aussi celui où il perdrait à tout jamais contact avec son île natale, la Martinique, et surtout avec sa mère tant vénérée ».
La drive
Le roman n’est pas linéaire. Il y a, notamment, des retours en arrière qui nous plongent dans la Martinique des années 1940, scènes fourmillant de vie qui relatent souvent des moments forts dans l’existence et la construction des personnages : le rapport à la mère, une rencontre, les premiers émois amoureux, les études, ce qui déclenche chez les futurs élèves de Saint-Cyr l’envie d’embrasser la carrière militaire…
Des extraits du « carnet de drive » de Ludovic sont aussi l’occasion de revenir sur ses souvenirs antillais ou de faire parler son grand-oncle. Le personnage nous donne cette définition de la « drive » :
« La drive est une errance créole qui peut frapper n’importe qui et à n’importe quel moment. Elle nous est si coutumière que nous n’en rions plus. Nous tenons le “driveur” à distance respectueuse comme s’il était habité par quelque divinité dont il est difficile de savoir si elle est bienveillante ou maléfique. »
La narration est, de ce fait, multiple : première ou troisième personne, cela dépend, et l’on passe d’un personnage à l’autre. Certains se connaissent, se fréquentent, mais pas tous. Portraits croisés, parallèles, livrés par touches, par scènes, par paragraphes, et tout est bouclé à la fin du roman.
On retrouve la langue très particulière de Raphaël Confiant, français mâtiné de tournures créoles, de néologismes, succulente notamment dans les souvenirs antillais. Rappelons que l’écrivain, né en 1951 en Martinique, est l’auteur, avec Patrick Chamoiseau et Jean Bernabé, d’un manifeste littéraire intitulé Éloge de la Créolité, en 1989, qui fonde le mouvement. Aimé Césaire est cité dans le roman. Dany sait par cœur des passages du Cahier d’un retour au pays natal, et il a bien du mal à y avoir accès car l’ouvrage est alors considéré comme « sulfureux ». Des phrases en créole, il y en a, et aussi des phrases en arabe. Le roman est dédié à Daniel Boukman, écrivain martiniquais ayant enseigné en Algérie de 1962 à 1981, et à Mourad Yellès, professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales, et ces dédicaces sont traduites en arabe. L’amour d’Alger, la beauté des paysages algériens transparaissent au travers des pages.
Perdre la vie pour protéger des colons
Le roman s’ouvre sur une scène dans un village algérien où l’unité de Ludovic Cabont cherche des fellaghas. Sans rien dévoiler, il s’agit là d’une scène très marquante qui couvre tout le premier chapitre. Le narrateur la raconte à la première personne : c’est Ludovic qui se souvient, entre passé et présent. On pense en connaître la fin. Il part alors dans ses souvenirs, se réfugie dans son « carnet de drive ». Il revient ensuite sur l’issue de cette scène, la complète, la conclut en reprenant des formulations déjà employées, mais enrichies. Comme s’il n’avait pu tout raconter la première fois.
La dernière, qui se déroule à Fort-de-France, est scindée en deux par l’emploi du présent, puis des temps du passé. Le passé ultime, comme pour enlever le côté vivant, pour montrer que la famille qui attend l’entrée au port du bateau rapatriant les corps de ceux tombés pour la patrie, là-bas, en Algérie, est désormais figée. Et le père nous livre sa conclusion par le biais du narrateur :
« Il venait de prendre conscience que son fils […] avait perdu la vie non pas pour défendre la mère-patrie, mais pour protéger des colons, ces pieds-noirs que le journal des communistes, Justice, décrivait comme les cousins des Békés martiniquais. »
Delphine Thiriet
• Raphaël Confiant, « Du Morne-des-Esses au Djebel », Caraïbéditions, octobre 2020.
Voir également sur ce site : « L’Insurrection de l’âme. Frantz Fanon, vie et mort du guerrier-silex », de Raphaël Confiant, par Delphine Thiriet.