Dystopies : lire sans chercher de réponses
Faut-il lire des dystopies ? Oui, mais peut-être davantage pour réfléchir à un modèle culturel que pour trouver des réponses à la réalité immédiate.
Il y a quelques années déjà la catégorie « anticipation » a cédé le pas aux « dystopies ». Question d’appellation ? Pas seulement : là où la première signalait les courbes d’évolution qui pouvaient devenir catastrophique, la seconde prend un malin plaisir à rayer de la carte des civilisations entières pour envisager leur redémarrage.
D’abord, le retour de la lecture
À la suite de l’injonction quasi subliminale dans le premier discours de confinement d’Emmanuel Macron – « Lisez ! » –, allons-nous nous remettre à lire des livres pour de bon ?
Du même coup, la lecture est revenue au centre de nos préoccupations : avec enthousiasme, Jean Birnbaum du Monde des livres rappelle une des leçons essentielles de la lecture :
« Faire confiance aux textes permet de tenir bon, de se tenir bien, entrer dans un livre aide à s’en sortir. »
Dans le même temps, s’il faut en croire Sabine Audrerie de La Croix, nous nous dirigeons tout droit vers une pénurie de lecture eu égard aux difficultés d’approvisionnement. Et tandis que le Figaro littéraire donne des conseils sur le rangement des bibliothèques, L’Humanité cherche chaque semaine à établir la liste des ouvrages qui mériteraient notre attention dans l’actualité. Que lire en effet ? Assez curieusement le public va vers une réponse, ou du moins ce sont les médias qui y insistent, qui consiste à lire des œuvres dystopiques pour reprendre là aussi un mot à la mode. Elles présentent l’avantage d’une forte dose de romanesque liée à l’exploration des problèmes de société.
Une dystopie, on le sait, c’est une utopie qui irait dans le mauvais sens, pas de société imaginaire et parfaite comme celle de l’île imaginée par Thomas More, quoique. Pas une de ces communautés qui, pour assurer sa stabilité dans la perfection, ne finisse par lorgner du côté de l’eugénisme, de la confiscation des droits au profit d’un pouvoir éclairé, comme pour l’Erewhon de Samuel Butler dans lequel la maladie est passible de la mort tandis que l’escroquerie est considérée comme un mal secondaire.
Non, dans la dystopie tout est plus clair, la catastrophe a déjà eu lieu et elle se situe le plus souvent dans notre espace quotidien, d’où cette formule un brin absurde sur le plan de la vérité biblique, de « romans post-apocalyptique ».
Longtemps la dystopie est restée confinée dans les limites de l’imagination d’époques marquées par des épidémies bien réelles. Une apocalypse de mémoire en somme. D’où l’abondance de pestes et de choléra en littérature, notamment, dans la littérature du sud de la France, Pagnol, Camus avec la peste ou Giono avec le choléra, et les souvenirs de la peste de Marseille. Ici nous sommes davantage du côté des souvenirs assez proches, de la confrontation d’une communauté avec l’accident viral. Si elle lorgne du côté de la totalité par ses victimes (ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés), cette littérature ne franchit pas le pas de la pandémie.
Les écrivains nourris au lait de l’humanisme, s’appuyant sur des faits historiques, ont alors beau jeu d’interroger la part d’humain héritée des civilisations antiques et de nous proposer à partir des récits un jeu de rôles : serons-nous héroïques jusqu’au sacrifice ? Serons-nous cyniques et distants sans pour autant être sûrs de l’issue positive ? Et nous ne sommes pas invités à nous identifier aux imbéciles et aux fous qui ne peuvent accepter le phénomène et se précipitent dans ses affres.
On relira donc la Peste. Cependant, J-M G Le Clézio nous prévient, c’est un beau livre de Camus mais Le Journal de l’année de la peste de Daniel Defoe est encore plus stupéfiant : l’auteur de Robinson Crusoé raconte au jour le jour la violence de l’épidémie de peste noire à Londres en 1665 :
« Montée de l’angoisse face à une maladie inconnue, comportements complètement absurdes, gens réfugiés sur des bateaux au milieu de la Tamise, monnaie plongée dans des seaux de vinaigre… C’est très actuel. »
Une autre part de ces romans évoquent des sociétés au sein desquelles règnent des organisations totalitaires et bien évidemment tout le monde de se rappeler 1984 d’Orwell, Nous autres de Zamiatine (et le merveilleux Brazil de Terry Gilliam, cinéaste utopiste par essence) ou bien Aldous Huxley et son Meilleur des mondes. Il n’existe pas nécessairement de solutions pour y échapper et les modèles sont copiés sur les totalitarismes du moment et dépendent un peu d’une vision grise typique de la guerre froide.
Après l’apocalypse
Au-delà se trouvent les ouvrages qui inventent une fin du monde : un événement, souvent anodin au début se transforme en phénomène mondial et tout aussi brusquement régulateur ; si nous oublions vite les histoires de zombies nous noterons que quelques auteurs se sont intéressés aux mécanismes de la catastrophe d’un point de vue presque réaliste, et les Français occupent, humanisme oblige une place de choix, notamment avec Pierre Boulle et sa dystopie à suspens La Planète des singes. L’une des œuvres les plus marquantes, est celle de Barjavel, avec Ravage, qui ne décrit pas moins que l’effondrement d’une société fondée sur l’énergie, le plastec (!) et les médias qui s’inspirent beaucoup d’un écrivain rural oublié, Ernest Pérochon, avec Les Hommes frénétiques (1925).
Si le retour à la terre prôné au terme de l’œuvre a pu faire suspecter son auteur de pétainisme, l’ouvrage, qui est publié en 1943, lève quelques lièvres issus de la guerre et de la réflexion sur l’humanité et la culture de masse qui n’est pas bonne conseillère. L’individualisme renforce l’effet de catastrophe et la technique engendrera la faillite du système. Un peu trop démonstratif, le livre a cependant fasciné des générations de jeunes lecteurs. On pourra le chercher dans sa bibliothèque. Il a vieilli et peut-être là où on ne l’attendait pas. La guerre est déclenchée en Amérique du Sud par le dictateur Robinson, décrit comme suit :
« Sur son visage se lisait une excitation diabolique. C’était un Noir de race pure, aux lèvres énormes, au nez plat. Mais ses yeux brillaient d’une intelligence exceptionnelle. »
Ceci, ajouté au retour à une société patriarcale et polygame, en fait un texte révélateur des peurs et des pensées de l’homme au mitant du XXe siècle, même s’il annonce quelques-unes des exagérations de la société des Trente glorieuses.
PostAp !
Deux ou trois romans récents partent un peu du même principe, un virus réduit drastiquement la population mondiale chez Deon Meyer, qu’on a tendance à considérer (récemment) comme un prophète ; il s’agit d’un véritable Corona qui ratiboise la population. On notera cependant que le livre se pose la question de la reconstruction de la société mais sans grande nouveauté depuis Barjavel : quel modèle ? Quelles institutions ? Dans un entretien au Monde accordé à Maryline Baumard (11 avril 2020), l’auteur relativise :
« Je voulais d’abord explorer notre monde après qu’un virus eut décimé la population mondiale, et pas tant la pandémie elle-même. Il se trouve que les récits de l’expérience chaotique des personnages durant la pandémie n’ont cessé de s’inviter dans le livre, ce qui m’a obligé à faire des recherches sur la nature des pandémies et à essayer d’imaginer ce que ce serait de vivre une telle situation. »
Le roman n’est donc pas spécifiquement lié au Corona virus : ce qui intéresse l’auteur c’est la question de la survie de l’humanité lorsqu’elle décide de refonder ses institutions.
Au-delà d’une réflexion presque politique sur la société, les romans de Jean Hegland et d’Emily St John Mandel s’attaquent directement à la question de la survie d’un point de vue romanesque et distancié. La première en livrant le récit de la vie de deux jeunes adolescentes confrontées à l’abandon total au milieu de la forêt et d’une nature qui reprend violemment ses droits, chacune possédant son identité au sein de la sororité. La seconde via une troupe de théâtre qui sert de fil rouge dans un monde lui aussi ravagé par une épidémie. C’est sur les lois de la vie que se concentrent ces deux récits, et sur les liens qui unissent les personnages.
S’il existe ainsi une secte et une intrigue romanesque qui y est liée chez St John Mandel, c’est la dimension profondément vitale du théâtre qu’elle choisit de mettre en avant. On se trouve brusquement replongé aux sources d’un art qui a mis toute son énergie à se perpétrer dans sa pureté, à l’identique, même en période de crise ; quelque chose d’un art profondément humain qui se sédimenterait au lieu de se disperser, de réunir au lieu de diviser clan contre clan. Une occasion, le livre refermé, de courir sur les sites consacrés au théâtre mais aussi de revoir le Septième Sceau d’Ingmar Bergmann.
Frédéric Palierne