Écrivain infiltré : semaine 4
Éric Pessan, écrivain
Cette année, une semaine par mois, l’écrivain Éric Pessan était en résidence dans un lycée parisien pour animer des ateliers d’écriture. De son poste de visiteur introduit, il a observé cet établissement de l’intérieur, ses élèves, ses enseignants, ses personnels… Il livre cet été, en feuilleton, un récit de stupeur et de tristesse, traversé de fulgurances et de joies. À retrouver chaque vendredi sur Ecoledeslettres.fr
Éric Pessan, écrivain
Il était convenu que j’avancerais mes billets de train et que le lycée me les rembourserait à chaque trimestre afin de ne pas trop surcharger de travail le gestionnaire. En novembre, je lui envoie un message avec mes justificatifs des trois mois écoulés auquel il ne répond pas. Je réécris trois semaines plus tard. Aucune réponse. Je profite de ma quatrième venue au lycée pour aller le voir dans son bureau. Immédiatement, il me congédie. On n’a pas à se pointer chez lui « la fleur au fusil ». Si je veux le voir, je dois prendre rendez-vous. Je suis vraiment devenu au fil du temps un enseignant. Pas un auteur invité, mais bien l’un de ces vacataires qui sont pénibles avec leurs demandes incessantes.
Dès le lundi midi, en déjeunant en salle des profs, j’apprends ce qui s’est produit depuis le mois dernier. Deux arrêts maladies longue durée et la démission d’un enseignant contractuel avec lequel je devais commencer un atelier. Je découvre les visages des remplaçants des remplaçants.
Dans les couloirs, désormais, je suis salué par les élèves. « Oh, c’est Éric Pessan. J’ai adoré votre livre. »
« Je suis fatigué. » Trois enseignants me disent la même chose à trois moments de la même journée.
Je réalise que je cherche un sourire, un bonjour. Je ne connaîtrais jamais les deux tiers des enseignants qui travaillent dans ce lycée. Ils répondent du bout des lèvres à mon salut, n’ont pas envie et pas le temps, et pas la tête de s’intéresser à un écrivain.
Un élève me demande si j’aime bien les livres d’Annie Ernaux. Simple question qui illumine la grisaille de cette journée.
L’incident est évoqué plusieurs fois devant moi. Je sais que si je demande directement des explications, je n’obtiendrai qu’un récit partiel et tronqué. J’attends. Et ma patience finit par être récompensée. Un enseignant a pété les plombs, menacé de porter plainte contre plusieurs élèves, a subi des menaces de plaintes de plusieurs parents. Des rapports ont été écrits qui ont remonté le long fil des hiérarchies. L’enseignant est arrêté pour plusieurs mois. L’arrêt maladie étant toujours une solution provisoire aux situations d’urgence. Dans ce que j’entends : beaucoup de tristesse et peu de communication.
« Vous n’avez pas de papier ? »
« Votre casquette s’il vous plaît. »
« Merci de ranger ce téléphone dans votre sac. »
« Vous n’avez pas de cahier ? »
« Mettez-vous à l’aise, enlever vos manteaux. »
« Vous trouvez ça normal de garder des écouteurs en classe ? »
Je me surprends à censurer mon journal d’écrivain infiltré. Je ne veux pas rapporter des histoires qui pourraient mettre en difficulté certains enseignants. Je ne dis rien des petits coups bas, des bassesses, des passe-droits ou des flagorneries auxquels j’assiste.
Une seule : cet inspecteur qui traverse l’établissement pour une réunion, croise une demi-minute une professeure dans le couloir, lui suggère de faire une action et s’éloigne déjà, sans avoir pris de temps de se renseigner, sans savoir que l’action en question a été faite, évaluée, ajustée et finalement abandonnée en toute connaissance de cause.
Une broutille sans trop d’importance qui vient juste s’ajouter à la masse des couleuvres à avaler.
Quand le poids d’une plume ajouté au poids d’une plume ajouté au poids d’une plume équivaut-il à celui d’une chape de plomb ?
Et toujours des élèves pour s’indigner du peu d’argent que l’écrivain touche sur chaque exemplaire vendu de ses livres.
Et encore dans les couloirs : « Oh regarde, c’est l’écrivain, tu devrais essayer de lire un de ses livres. Moi, j’aime pas lire mais j’ai adoré. »
Conversation de fin de journée :
« Tu as fini, tu rentres chez toi ?
— Non, je dois encore écrire mes rapports d’incident avant de partir. »
« Écouteurs, écouteurs, écouteurs, écouteurs, écouteurs, écouteurs, écouteurs, écouteurs, écouteurs, écouteurs, écouteurs, écouteurs, écouteurs, écouteurs, écouteurs, écouteurs, écouteurs, écouteurs, écouteurs, écouteurs, écouteurs, écouteurs, écouteurs, écouteurs, écouteurs, écouteurs, écouteurs, écouteurs, écouteurs, écouteurs, écouteurs et votre capuche,
et votre doudoune,
et votre bonnet,
et votre casque,
et votre foulard,
et votre téléphone,
merci… »
À la cantine, en salle des profs, tout le monde parle du tableau Diane et Actéon signé par le Cavalier d’Arpin qu’une professeure a montré à ses élèves au collège Jacques-Cartier, à Issou, dans les Yvelines. Quatre nymphes nues masquent la nudité de Diane, alors que l’imprudent chasseur Actéon porte déjà au front les bois du cerf en lequel il va se métamorphoser avant d’être mangé par ses chiens. L’histoire est connue, et le tableau datant du XVIIe est un tantinet pompier et académique. La nudité représentée est insignifiante comparée au contenu des sites pornographiques que les élèves n’ont pas manqué de visiter en secret.
L’affaire fait grand bruit : élèves choqués, prof accusée d’islamophobie, menaces, grèves ou retrait de la grande majorité des enseignants et de l’administration. Ce que j’entends en salle des profs ne dépasse pas les commentaires que quiconque pourrait faire de ce qui est encore qualifié d’incident. Ce que j’entends en revanche, c’est une inquiétude grandissante, une crainte, une peur parfois de professeurs qui sentent bien qu’un jour où l’autre, une remarque, un cours, une parole, feront d’eux des cibles potentielles.
L’intendant me reçoit pour mes billets de train, il s’excuse longuement, il est à cran, il me confie qu’il est fatigué. J’aurais désormais avec lui des rapports amicaux. Lui aussi est un rouage de la grande machine qui grince de partout.
Sur le capot avant de la machine à café, la peinture est grattée laissant le métal à nu. Quand le monnayeur refuse une pièce (le café coûte 50 centimes), il suffit de la récupérer, de la frotter un peu contre le métal avant de retenter sa chance. Je me demande combien de centaines de mains de professeurs, vacataires, contractuels et artistes de passage ont creusé peu à peu la façade de l’automate. Combien de milliers de pièces sont retombées, combien de milliers de cafés ont été bus dans cette salle. Ces rayures aujourd’hui m’émeuvent terriblement.
« Unnycthémère est un espace de temps de 24 heures comprenant un jour et une nuit », explique l’astrophysicien venu rencontrer une classe. Seuls les professeurs présents et moi pouffons de rire, les élèves, eux, demeurent imperturbables.
Je vois les larmes briller aux coins des yeux d’une enseignante, je me sens démuni, je ne sais pas quoi faire, quoi dire, d’autant plus que les élèves nous observent et qu’ils n’ont pas vu la faiblesse de leur professeure. L’un d’eux, que j’ai repris une douzaine de fois en trois heures parce qu’il parlait sans cesse avec deux camarades, décide de venir m’affronter. Le cours est fini, il me dit qu’il se plaindra de mon attitude, que j’ai laissé d’autres élèves bavarder et que je me suis acharné contre lui. Il ajoute que maintenant que le cours est fini, il n’est plus un élève et moi un écrivain invité, on discute d’homme à homme. Je lui affirme l’inverse, il part en riant. Nous sommes dans la rue, j’ai mon sac sur le dos, la conversation a eu lieu sur le trottoir devant le lycée, je reprends mon train.
E. P.
À suivre (prochain épisode vendredi 2 août)
Les semaines précédentes :
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