Écrivain infiltré : semaine 6
Éric Pessan, écrivain
Cette année, une semaine par mois, l’écrivain Éric Pessan était en résidence dans un lycée parisien pour animer des ateliers d’écriture. De son poste de visiteur introduit, il a observé cet établissement de l’intérieur, ses élèves, ses enseignants, ses personnels… Il livre cet été, en feuilleton, un récit de stupeur et de tristesse, traversé de fulgurances et de joies. À retrouver chaque vendredi sur Ecoledeslettres.fr
Éric Pessan, écrivain
Bonjour à la personne de l’accueil, je récupère les clés du CDI si je suis arrivé avant la professeure documentaliste, je mets 50 centimes dans la machine à café avec l’espoir – pas toujours exaucé – d’obtenir un gobelet fumant en échange, je récupère dans le placard les livres dont j’aurai besoin pour mon atelier, je discute un peu en salle des profs, on se donne des nouvelles. À chaque venue, je suis maintenant chaudement enveloppé par la routine du travail.
« Merci d’enlever vos écouteurs.
Retirez ce foulard.
Votre capuche.
Votre casquette.
Personne ne vous a rien dit aujourd’hui ? Votre robe, c’est une abaya. »
« Il a touché ma souris, et tout. »
La jeune fille éclate de rire, ses amies aussi, elle est rouge vif. Le souvenir qu’elle évoque devant ses amies, dans un couloir du lycée, semble particulièrement suggestif.
« Si je tombe sur Voltaire, je pleure direct. »
L’élève m’arrête timidement dans le couloir.
« J’ai continué d’écrire le texte commencé en atelier avec vous. Je sais que c’est fini, que vous n’intervenez plus dans ma classe, mais je me demandais si vous accepteriez de le lire… »
« Si ça continue, je demande ma mutation. »
Phrase entendue et réentendue si souvent que je me demande jusqu’à quel point l’hypothèse d’une mutation n’est pas simplement la petite soupape sur le couvercle de la Cocote-Minuteâ, elle fait du bruit, elle tourne sur elle-même et elle permet d’évacuer la pression en évitant des risques d’explosion.
J’entre en salle des profs, la lumière est éteinte, la porte était verrouillée, je n’ai regardé que la machine à café, j’introduis 50 centimes, et c’est à ce moment que je le vois, un professeur, allongé dans le noir, sur la banquette. Je lui demande si ça va, je ne connais pas son nom, il ne m’a jamais adressé la parole, il n’est pas intéressé par l’intervention d’un écrivain dans sa classe. Il me répond qu’il est fatigué, très fatigué, anormalement fatigué, qu’il devrait s’arrêter, mais que ce serait bête de le faire alors que ce sont les vacances à la fin de la semaine. Je prends mon café, verrouille dans son dos, le laisse seul.
« Veuillez enlever votre casquette s’il vous plaît. »
L’élève m’a envoyé son texte via l’ENT. J’ai fait un atelier sur la colère, elle a écrit une lettre au président de la République. Et maintenant, elle veut la poster.
« Sinon, à quoi ça sert de venir nous demander d’écrire ? »
Son argument me flingue. Oui, sinon à quoi ça sert ? Elle veut que toute la colère contenue dans son texte touche sa cible. J’imprime, je lis la lettre avec elle, lui montre les formules sur lesquelles elle pourrait être attaquée. Faut dire que dans cette lettre le président s’en prend plein la gueule. L’élève irradie d’une colère magnifique. J’essaie de lui expliquer qu’il n’est pas possible d’écrire de la sorte à un président, même si on le considère comme un ennemi politique. Elle écoute, me sourit. J’ai l’impression tout à la fois de la protéger et de la trahir. Elle va bien plus vite que moi, engoncé que je suis dans les précautions oratoires.
« De toute façon, il la lira pas. Et au pire, je serai attaquée pour l’avoir insulté.
– Oui, je dis. »
Alors elle me répond qu’elle trouvera d’autres façons de le combattre, dans ses actes, dans ses solidarités, par sa réussite et ses études. Elle me remercie de lui avoir proposé d’écrire ses colères. Écrire lui a permis de mettre au clair ses convictions. Elle part, me laissant un peu honteux, un peu idiot, un peu content aussi.
« Votre casque s’il vous plaît. »
La nouvelle, arrivée la semaine dernière, accomplit en une séance le travail que j’ai obtenu en trois séances avec le reste de la classe. Elle glisse la guerre dans son texte, la guerre que sa famille vient de fuir. Quand je parle à la professeure de sa vivacité, elle me répond :
« Elle au moins, elle sait pourquoi elle est ici. »
« Bonjour Éric Pessan. »
« Oh, c’est Éric Pessan. »
« Vous allez bien monsieur Pessan ? »
« J’ai lu un de vos livres monsieur Pessan. »
« Salut Éric ! » (rires, je me retourne, personne ne regarde dans ma direction).
Je lis un extrait d’un de mes livres où je raconte comment au collège un professeur m’a humilié parce que j’étais lecteur de romans de science-fiction. Les élèves relèvent la tête, ils m’écoutent, étonnés, jetant des rapides regards inquiets à leur professeure. Ne suis-je pas en train d’attaquer un prof au sein même de l’institution ? Leur enseignante devrait réagir, défendre un collègue. Ils sont estomaqués ensuite lorsque leur prof évoque les jugements méprisants qu’elle a subis durant sa scolarité.
Ce midi, en salle des profs, la conversation tourne autour d’une élève. Elle a bouclé ses vœux Parcoursup et n’a demandé que des voies de garage loin de ses aspirations. Avec 17 de moyenne générale, elle se sent illégitime pour postuler dans une université sélective parisienne. Elle a intégré que son nom, son adresse, ses origines… sont des obstacles. Je mange ma salade, j’écoute les enseignants bâtir un véritable plan de bataille pour croiser l’élève « par hasard », la questionner « par hasard » sur ses vœux et l’encourager à les modifier. Parcoursup est verrouillé jeudi, nous sommes lundi. Six enseignants, une heure durant, alors qu’ils déjeunent comme moi rapidement, dressent des plans de bataille pour aider une élève qui souffre d’un terrible manque de confiance et qui ne sera pas soutenue par ses parents.
J’écoute.
J’assiste en spectateur à quelque chose qui jamais n’apparaîtra nulle part. Aucun des enseignants n’est le professeur principal de l’élève, certains ne l’ont pas cette année, ils l’ont connue en seconde ou première. Ils sourient, ils ne vont pas la laisser se tirer une balle dans le pied.
Pas de censure, pas de moquerie, pas de jugement. La confiance, je répète inlassablement, d’atelier en atelier. J’explique qu’il y a deux intelligences : celle du savoir et celle du sensible.
« En classe, on enlève son manteau, sa veste, sa doudoune.
Et ses écouteurs. »
Une élève lit et la classe écoute. Et cette fois, l’émotion flingue tout le monde. J’entends des choses inouïes.
Nous entendons des choses inouïes.
La sonnerie retentit au milieu de la lecture et personne ne bronche. Pourtant la classe est finie, la journée aussi. Personne ne bronche parce que ce que l’élève a écrit nous flingue. Elle finit de lire et elle sort, en souriant, fière et heureuse.
Salle des profs, j’écoute et toujours je m’étonne que ça tienne. Les profs sont fatigués, le matériel tombe en miettes, les élèves ont intégré qu’aller à l’école ne remplacera jamais leur milieu d’origine ou la couleur de leur peau, les contractuels vont et viennent, les ministres se succèdent (j’ai déposé un dossier de bourse de résidence alors que Pap Ndiaye était ministre et depuis le début de l’année scolaire Gabriel Attal, Amélie Oudéa-Castéra et Nicole Belloubet se sont succédé).
Certains médias multiplient les reportages poujadistes sur les profs, un sondage commandé par CNews datant d’octobre 2021 et constamment repris depuis révèle que 53 % des Français considèrent qu’il y a trop de fonctionnaires.
Tout devrait être en place pour que ça craque. Et ça ne craque pas. Semaine après semaine, les profs donnent cours, les élèves travaillent, le lycée tourne, le bac se prépare et l’orientation post-bac s’organise.
Les vacances d’hiver commencent ce soir, aux trois ou quatre profs qui me souhaitent en premier de bonnes vacances, j’explique que je n’en prends pas, de vacances, que je vais enchaîner sur un projet de théâtre et profiter d’être chez moi pour me remettre à écrire. Ensuite, je laisse tomber, je réponds simplement merci et je souhaite de bonnes vacances en retour tant personne ne semble être capable d’imaginer que l’on puisse de pas prendre de vacances durant les vacances scolaires.
Dans le train qui me conduit chez moi, je me surprends à regarder qui porte un voile, un foulard, une casquette, une capuche, une abaya. Je fais des statistiques. 80 % des passagers de la voiture ont des écouteurs.
E. P.
À suivre (prochain épisode vendredi 9 août)
Les semaines précédentes :
- Écrivain infiltré, semaine 1
- Écrivain infiltré, semaine 2
- Écrivain infiltré, semaine 3
- Écrivain infiltré, semaine 4
- Écrivain infiltré, semaine 5
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