Édith Bruck : contre tout désespoir
Dans son récit autobiographique et ses poèmes, l’écrivaine, aujourd’hui âgée de quatre-vingt-onze ans, raconte son enfance juive, la déportation à Auschwitz avec sa sœur, et la vie libre et heureuse qu’elle a réussi à construire ensuite.
Par Norbert Czarny, critique littéraire
Dans son récit autobiographique et ses poèmes, l’écrivaine, aujourd’hui âgée de quatre-vingt-onze ans, raconte son enfance juive, la déportation à Auschwitz avec sa sœur, et la vie libre et heureuse qu’elle a réussi à construire ensuite.
Par Norbert Czarny, critique littéraire
« Il y a très très longtemps, il était une fois une petite fille qui, au soleil de printemps, avec ses petites tresses blondes virevoltantes, courait les pieds nus dans la poussière tiède. » Ainsi commence Le Pain perdu d’Édith Bruck. On imaginerait Perrault, Grimm ou Andersen, mais non, la scène se déroule dans un village hongrois. Un jour, à la mort de la grand-mère, une famille trouve de l’or qui va permettre de construire une vraie maison. Mais le conte tournera assez vite au cauchemar. Et de la troisième personne « elle », la narratrice passe au « Je » de la première.
Survivante et heureuse
Édith Bruck, qui retrace son enfance juive dans ce récit, relate comment elle s’est trouvée peu à peu méprisée, exclue de la communauté locale, persécutée, avant d’être emmenée avec ses parents, sa sœur Judit et un frère vers le ghetto, puis Auschwitz, au printemps 1944. Elle connaîtra divers camps, sera libérée par les Anglais à Bergen-Belsen, et la suite de son existence, malgré les épreuves et les errances, sera heureuse et pleine. Il importe de le souligner quand les témoignages sur les camps relatent des vies détruites, des traumatismes infinis, des suicides.
Édith Bruck a été liée d’amitié avec Primo Levi, et dans un des poèmes à lire dans son anthologie, Pourquoi aurais-je survécu ? (1), elle l’interroge :« Pourquoi Primo / Ta figure tutélaire nous manque, / nécessaire, comme l’eau à l’assoiffé, la prière au croyant, la lumière au non-voyant. / Notre devoir est / de vivre et jamais de mourir ! / Pourquoi Primo ? »
Accomplissant jusqu’au bout le devoir de vivre, Édith Bruck témoigne auprès de ceux qui n’ont pas vécu ces temps et peuvent se montrer indifférents : « Que dire aux jeunes, / de sa propre mère-savon, / quand certains d’entre eux tapotent sur leurs portables / ou écoutent de la musique dans leurs écouteurs ? », écrit-elle dans un poème intitulé « 27 janvier 2000 ». Un autre poème, « Après », traduit des sentiments proches du désespoir. Mais Édith Bruck résiste, affronte la peur, les nuages noirs qui flottent au-dessus de son pays natal, de l’Europe entière, voire au-delà de ce continent.
À sa mère disparue
Le Pain perdu traduit ce qui fait la force de cette écrivaine. Née dans une famille très pauvre, elle est appelée Ditke, diminutif d’Édith, quand sa mère ne la surnomme pas « Boulette ». Elle est la dernière-née de huit enfants, dont deux sont morts assez tôt pour ne pas constituer une charge trop lourde. Elle l’écrit ainsi, avec cette franchise et cette simplicité qui traversent tous ses textes, en prose comme en vers. Tous les poèmes semblent issus du quotidien, lisibles à la manière d’un journal de bord, sans apprêt ou artifice. Ils parlent directement à qui les lit, et sans doute à des adolescents d’aujourd’hui qui les liraient et les méditeraient.
Les épreuves subies dans les camps sont effrayantes. Elle décrit les longues heures de l’appel, le travail forcé, les humiliations, la marche finale dans l’hiver allemand. Dès le début, elle a été séparée de sa mère au bout de la rampe d’Auschwitz. Le coup de crosse d’un soldat lui a sauvé la vie mais celle qu’elle célèbre en de nombreux poèmes, celle qu’elle aimait plus que tout le monde, a disparu à jamais.
Les mots étouffants
Elle est restée avec sa sœur Judit, elles ne se sont jamais séparées, et on ne compte pas les « miracles » qui leur ont permis de survivre. Une gamelle à nettoyer, remplie d’un fond de confiture par exemple. Un emploi dans la cantine d’un château habité par des Allemands et leurs familles, et le cuisinier qui l’appelle par son prénom et la respecte. Édith Bruck, contrairement à sa mère, n’est pas croyante et ne considère pas que sa survie dépende de Dieu. C’est le lien avec Judit, la ruse, sa force de vivre, la chance, et ces miracles dont peuvent se rendre capables des humains qui l’ont sauvée.
Sa première rencontre avec un soldat anglais est l’une de ses pires expériences. Elle attendait de l’humanité, de la compréhension de sa part et elle se heurte à un robot appliquant un règlement.
Et puis il y a l’épreuve des retrouvailles avec ses sœurs aînées, après les camps. Elles les retrouvent à Budapest. L’une ne cesse de lui demander de se laver, la tient écartée, comme une pestiférée. L’autre l’interroge : « Mais qu’est-ce que la vie vous réserve ? ». « La vie » répondent d’une même voix Judit et Édith. Le mari d’une des aînées est un bourgeois qui les voit débarquer d’un mauvais œil. Le reste à l’avenant : personne n’a envie d’écouter ce qu’Édith raconte, la mort des parents, les humiliations, les coups… Elle doit écrire : « Les mots me faisaient étouffer. ». « Nos vrais frères et sœurs sont ceux des camps. Les autres ne nous comprennent pas, ils pensent que notre faim, nos souffrances équivalent aux leurs. Ils ne veulent pas nous écouter : c’est pour ça que je parlerai au papier. »
Vivre libre
Édith est une rebelle, elle est décidée à vivre libre. Le récit prend alors un tour picaresque. Il fait écho à La Trêve, l’un des plus beaux récits de Primo Levi. Tous deux traversent une Europe en ruine, échappent aux pièges. Jeune fille plutôt jolie, Édith redoute les assauts des libérateurs soviétiques. Elle part en Israël, pays qui naît et mène sa première guerre. Elle s’y marie, prend le nom de Bruck qu’elle gardera après son divorce, et quitte un pays dont le discours ressemble par trop à des slogans comme il en fleurit dans la sphère stalinienne.
Qui a lu Histoire d’une vie, le récit d’Aharon Appelfeld, sentira la proximité avec ces passages de son récit. Quand Appelfeld notamment confie qu’il refuse d’apprendre l’hébreu des mots d’ordre et se réfugie dans le mutisme. Préférant « les mots tranquilles et petits », il apprendra lettre par lettre et mot par mot dans la Bible, bien qu’incroyant.
En Israël, Édith a croisé des kapos : ces femmes qui l’ont maltraitée au camp, en ont frappé d’autres, les ont forcées à se tenir debout dans le froid pendant les interminables appels. Elle ne cherche pas la vengeance, ne veut pas de châtiment humain. Cette attitude la distingue, montre combien elle reste elle-même.
Édith Bruck entre dans une troupe de danse, donne des spectacles dans des cabarets à Istanbul, à Athènes, à Zurich. Cela choque les siens, elle s’en moque. Quand elle arrive en Italie, c’est le bonheur absolu, dans la lumière de Naples, puis de Rome. C’est « son pays ». Elle n’aime pas le mot patrie, pas plus que les autres mots ronflants et creux.
Elle travaille dans un prestigieux salon de beauté fréquenté par les vedettes du cinéma d’alors. Elle y est exploitée, mais cela ne l’abat pas davantage que le reste. Elle rencontre le cinéaste Nelo Risi avec qui elle vivra heureuse, jusqu’à sa mort. Elle l’évoque notamment dans « La patrie », terme qui désigne son appartement dans le poème qui clôt son anthologie : « Appartement qui a mon odeur / et celle de mon mari bien aimé / que je sens présent / même s’il est / absent à jamais. »
Âgée de quatre-vingt-onze ans aujourd’hui, Édith continue d’écrire, de dire son inquiétude devant « les plantes vénéneuses qui n’ont jamais été éradiquées ». Elle évoque les migrants d’aujourd’hui, et y voit la répétition de l’histoire. Une histoire de pauvreté, d’humiliation et d’exclusion.
Édith Bruck reste la petite fille aux pieds nus du conte, bien que parfois « en toge noire, avec un bavoir blanc de fillette privilégiée, au côté d’un recteur à col d’hermine. » À lire ses livres, on éprouve une envie folle de connaître cette enfant restée libre, en toutes circonstances.
N. C.
(1) Édith Bruck, Pourquoi aurais-je survécu ?, poèmes choisis, traduits de l’italien et préfacés par René de Cecatty, Rivages Poche, 128 p., 8,50 €
Édith Bruck, Le Pain perdu, traduit de l’italien par René de Cecatty, Édition du sous-sol, 176 p, 16,50 €.
Édith Bruck, Qui t’aime ainsi, traduit de l’italien par Patricia Armadeil, éditions Points, 2022.
À noter que Norbert Czarny s’entretiendra avec Édith Bruck le 8 mai 2022 au Mémorial de la Shoah, en présence de son traducteur René de Cecatty.