Édouard Louis, "En finir avec Eddy Bellegueule"
Le sentiment de honte est peut-être ce qui distingue et honore les humains. Qui l’éprouve a conscience d’être et d’avoir une place. Ce mot apparaît, à des titres bien différents, chez Primo Levi, Annie Ernaux, Tiphaine Samoyault , et désormais Édouard Louis.
Ce très jeune écrivain publie son premier roman, En finir avec Eddy Bellegueule. Le texte est impressionnant, dès sa scène inaugurale. Un jeune collégien se fait cracher dessus par deux garçons dans un couloir. Il se fait insulter et on lui demande brutalement si c’est lui le « pédé ».
Dès lors, il est l’autre, dans un univers clos qui, telle une poupée russe, enferme un autre univers clos, etc. La Picardie, le village, le collège, voici ce qui constituera le cadre dans lequel se débattra Eddy avant de fuir. Ce verbe à l’infinitif que se répète le jeune garçon comme une injonction fera l’objet de la seconde partie du roman.
Quand la rupture, vitale, est aussi souffrance
Autant le dire d’emblée et régler la question : Eddy emprunte l’essentiel de ses traits et de son histoire à Édouard Louis. Nous sommes dans une autofiction ou un roman autobiographique, pas si loin de La Cave, de Thomas Bernhard, ou des récits d’Annie Ernaux. La parenté avec l’écrivain autrichien et l’auteur de La Honte ou de L’Événement est claire. Tous vont contre. Contre l’origine familiale, contre l’hérédité, une forme de fatalité, contre la langue et ce qu’elle porte. Mais aussi, ils vont avec. Chez tous les trois, on sent que la rupture, bien qu’indispensable, vitale, est aussi une souffrance. Et la trahison, puisque trahir, c’est s’élever hors de, la trahison laisse des cicatrices dont on ne se remet pas, sinon en écrivant.
Eddy tente donc de vivre dans une famille à la fois aimante et destructrice. Son père, un homme obèse qui pense qu’être un homme est vivre parmi les « durs », boit jusqu’à plus soif et passe tout son temps devant la télévision. Il est capable de coups de folie, qu’il regrette. L’alcool le rend violent et, s’il essaie d’épargner ses enfants, il ne parvient pas toujours à leur éviter des paroles déplacées. Sa mère vit dans la colère, dans le ressentiment. Elle a travaillé, mais son mari l’a obligée à arrêter, jugeant que ses sept cents euros mensuels suffisaient pour toute la famille. Elle passe son temps à essayer de nettoyer une maison délabrée, garde parfois son fils auprès d’elle pour qu’il l’aide.
Son corps de femme est à l’image des lieux : dans un sale état. Le récit d’une fausse couche et d’un fœtus dont on se débarrasse comme d’un paquet encombrant symbolise à lui seul ce qu’elle a vécu, ce qu’elle est. Les frères et sœurs du narrateur, ses cousins sont tous aussi perdus (ou perdants) que la mère. Et on trouve dans le roman des gens dans un pire état qu’eux, dont la pauvreté est comme la crasse, devenue seconde peau, rugueuse et sombre.
Une délicatesse ambigüe qui ne passe pas
Le portrait de cette France que dresse le narrateur est très noir. Chaque début de chapitre part d’une phrase, comme une attaque sèche, ou un motif qui donne le ton. Puis on voit le décor, les lieux d’une non-vie, ceux de l’ennui et de la haine qu’il fait naître, on voit la boue, on entend le bruit rageur des mobylettes qui devraient rompre la monotonie et la rendent plus insupportable encore. Le hangar est le lieu des initiations, celui qui décidera des choix d’Eddy.
Et pourtant, ne voir dans En finir avec Eddy Bellegueule qu’une suite de tableaux à la Zola (on songe à La Terre ou à certains passages de Germinal) serait une erreur. Comme il l’écrit, le narrateur a aimé ces lieux, il a été un enfant comme les autres, qui aime « le lait chaud tout juste rapporté de la ferme », a connu « la vieille dame qui distribue des bonbons », ou les marrons avec lesquels on organise des batailles.
Mais ce bonheur simple est contrarié par ce qui lui colle à la peau, les agressions verbales et physiques liées à sa sexualité supposée et bientôt assumée. La voix efféminée, les gestes, le ton qui est le sien dès l’enfance, toute cette délicatesse ambiguë ne passe pas. Il essaie de faire comme les autres, se montre parfois plus brutal qu’eux envers les plus faibles, tente de séduire des filles.
Il n’aura d’autre choix, une fois le collège passé, que de partir vers Amiens ou personne ne le connaît. Et c’est son père, qui si souvent rechigne, ronchonne, fait sa mauvaise tête, qui le conduit à Amiens, lui donnant, en précieux cadeau, un billet de vingt euros pour qu’il aille manger avec les autres, sans se faire remarquer. Peut-être est-ce l’une des plus belles scènes du roman, celle qui témoigne du rachat, traduit une forme de pardon, des uns aux autres.
Une France si proche de nous
La langue d’Édouard Louis brasse des registres divers. Il est l’adulte qui analyse, de façon sèche et distante, l’enfant qui se débattait parmi ces êtres vaguement monstrueux. Il est aussi celui qui écoute la langue de sa mère, âpre, rocailleuse, celle d’une fumeuse qui a mal dormi ou pris des coups.
Il raconte, et chaque titre, pris littéralement ou avec ironie, comme cette « bonne éducation », montre un microcosme à la fois familier et effrayant. Oui, ces gens racistes par bêtise, par méconnaissance ou peur, nous les connaissons. Nous essayons de nous tenir à distance et pourtant ils sont terriblement humains, semblables à nous.
Seuls la misère, l’ignorance, l’isolement leur ont fait perdre ce qui nous reste et que traduit si bien Édouard Louis : l’idée qu’une autre vie est possible.
Norbert Czarny
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• Édouard Louis, « En finir avec Eddy Bellegueule », Éditions du Seuil, 2014, 224 p.
• Édouard Louis sur France Culture le 31 janvier 2014.
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