Éducation : retour au monde d’avant ?
Il est bien fini le temps des cerises. Le chant du gai rossignol n’arrive déjà plus à percer sous le bruit de la circulation des voitures et bientôt des avions qui reviendront dans un ciel qui n’est déjà plus bleu.
L’injonction au retour du travail calibré, normé, sur site, comme si d’ailleurs la pandémie n’était plus, tiraille une société sommée de reprendre le chemin des échoppes, des grands magasins, des concessionnaires de voitures et des plages, à cinq euros la crêpe au chocolat gorgée d’huile de palme.
Dans le même temps, l’École peine à rouvrir ses classes à la grande masse de ses élèves laissés pour beaucoup si peu actifs et à la maison, avec des parents qui n’en peuvent plus, sans vraiment de solution de garde.
« C’est comme ça »
D’aucuns rêvent encore de lendemains qui chantent… Et pourtant, tous les jours, inexorablement, le « retour à la normale » prôné par un discours dominant diffus, prend le pas sur les utopies politiques nées dans le confinement. Le défaitisme, mal si français, l’emporte sur le changement plébiscité : « C’est comme ça », chantait il y a déjà longtemps Catherine Ringer.
La crise traversée a pourtant eu aussi pour conséquence de nous confronter pendant plusieurs semaines à un nouveau rapport au temps. Un temps comme ralenti, à portée, tranquille. Et de lever les yeux vers le temps long comme horizon. Celui qui permet de penser le monde à moyen et long termes, c’est-à-dire hors du mouvement constant d’un présentisme toujours agité. À la vitesse, à l’immédiateté qui amène le culte de la performance et l’accession au désir pulsionnel du « tout, tout de suite », se sont substitués la lenteur, le silence, l’introspection utile à penser le monde pour soi mais aussi pour les autres. En quelque sorte, nous avons éprouvé le passage d’un narcissisme consumériste à un altruisme tous azimuts – solidarité et fraternité dans l’« union sacrée ».
Mais face à l’urgence de la crise sanitaire, le confinement a conduit l’École à devoir s’adapter dans le cadre de la nécessaire continuité pédagogique et de l’enseignement à distance. Ce contexte inédit de fermeture des établissements a jeté une lumière crue sur notre système scolaire : inégalités des conditions de travail des élèves et fracture numérique, archaïsme de l’organisation scolaire (quid de la concertation systématisée des équipes éducatives, de la capacité à aller chercher des élèves décrocheurs ?), inadaptation des enseignements disciplinaires à donner sens aux apprentissages, manque de formation des enseignants dans les outils numériques et les approches innovantes. S’en est suivie une impression de bricolage qui a souvent fonctionné bon an, mal an, mais qui a aussi décrédibilisé les enseignants et le système scolaire.
Le volontarisme des professeurs, parfois du ministère, ont permis une moindre casse, même si la réouverture trop partielle des écoles et des centres de loisirs a suscité le désarroi chez des parents d’élèves redevenus d’abord des salariés. Force est de constater une ré-accélération du temps qui n’est plus propice à une pensée de fond.
Pansements et dilution
Nous restons aujourd’hui dans le temps des annonces vouées à rassurer nos concitoyens. Les enfants/élèves ont besoin de structures qui se répètent et codifient un espace-temps stable. L’École participe normalement à cette stabilité en socialisant tous les enfants et en participant à leur instruction. Les injonctions du ministère et les solutions apportées vont toutes actuellement dans ce sens, mais elles cachent un certain désenchantement général. Après Ma classe à la maison, se multiplient les programmes et dispositifs censés pallier la déscolarisation physique des élèves durant plusieurs mois, sevrés de classes : Nation apprenante, Dispositif éducatif et ludique 2S2C, et opération Vacances apprenantes. S’ils ont le mérite de placer l’éducation et les apprentissages au cœur de la reconquête d’un temps normalisé, fondé pour les enfants sur les apprentissages et la stabilité, ils donnent l’impression d’une course au pansement pédagogique et… surtout social.
Ces mesures pensées dans l’urgence contribuent à creuser encore le déficit symbolique du système éducatif. Le rôle des professeurs, professionnels formés et titulaires de concours exigeants, est dilué dans une « mixité éducative » qui place l’enseignement scolaire à égalité avec le temps de loisirs. Comme si le ludique devait l’emporter sur le pédagogique. La dernière campagne de recrutement d’enseignants contractuels en témoigne.
La réouverture partielle des établissements brouille encore davantage le rôle de l’École. Elle n’accueille que trop peu d’élèves, laisse de nombreux parents dans des situations difficiles de garde d’enfants laissés sans objectifs pédagogiques : plus de classe, plus de devoirs, des diplômes acquis sans examens terminaux. Les enseignants sont d’ailleurs de plus en plus accusés de déserter massivement leurs classes pour privilégier des cours à distance aujourd’hui moins qu’hier plébiscités.
Le bateau Éducation nationale prend décidément l’eau : enseignants, parents et élèves ne comprennent plus bien de quoi il en retourne et quel est le rôle social et politique de l’École. Faciliter la reprise économique ou instruire chaque enfant dans l’égalité des chances et la confiance, rhétorique si souvent mobilisée comme mantra républicain ?
Le retour à la normale annoncée ne pourra pas faire l’économie d’une réflexion collective sur l’École, dans une société qui aspire peut-être à changer aussi in fine de paradigme économique et politique.
Penser un temps long
La pause du confinement, si elle a obligé et oblige encore à des réactions rapides et à des adaptations continues, doit ouvrir pour notre société, et en premier lieu pour son École, sur une réflexion à long terme. L’arrêt du temps social, communément consenti entre mars et mai, a ouvert d’autres horizons en nous permettant de nous mettre à distance de nos pratiques et expériences du quotidien. Nous avons vu, perçu, éprouvé les atteintes à nos environnements, les limites de l’organisation du monde du travail tel qu’il est actuellement pensé, la perte de repères collectifs qui nous ont poussé à détruire nos hôpitaux et notre agriculture, les inaptitudes de notre système éducatif habitué finalement à perdre un pourcentage non négligeable d’élèves chaque année.
Il ne s’agit pas seulement aujourd’hui de penser la rentrée scolaire 2020-2021 qui sera encore marquée par la crise sanitaire. L’Éducation nationale doit prendre le temps de la réflexion et imaginer une mue dans le cadre d’une transition d’autant mieux réussie qu’elle sera imaginée sur un temps long. Cette dernière doit se penser à partir du terrain et avec les équipes éducatives. Des groupes de travail dans l’ensemble des académies doivent se mettre en place et mesurer l’expérience et les leçons du confinement qui a donné lieu aussi à des expériences pédagogiques originales, réussies, transposables.
Il s’agit de construire des outils de planification : que souhaite-t-on pour l’École dans cinq ans, dix ans, vingt ans ? Un comité technique ouvert aux enseignants et à des personnalités de la société civile pourrait imaginer un nouveau socle théorique et une déclinaison pratique en termes d’organisation et de mise en œuvre. Ainsi, l’École pourrait être profondément repensée : un cadre théorique général adapté, des modalités pratiques de fonctionnement qui en découlent pour les équipes éducatives comme pour les élèves élaborées en lien étroit avec la société qui la porte.
Au lieu de partir d’une réforme du statut des enseignants ou du temps scolaire (quatre ou cinq jours par semaine ?), c’est l’espace-temps global qu’il faut redéfinir : qu’est-ce que le temps scolaire et quel temps scolaire ? Qu’est-ce qu’une classe, un cours (une donnée qui semble si peu interrogée), un établissement scolaire (doit-il rester un sanctuaire ou davantage ouvert aux parents, aux activités aujourd’hui qualifiées de périscolaires) ?
L’enseignement et l’instruction doivent dépasser aujourd’hui un rapport strictement disciplinaire aux savoirs, comme la sacro-sainte liberté pédagogique ne peut continuer à se traduire uniquement par un face-à-face direct entre un enseignant et une classe. Les pistes évoquées durant le confinement et le déconfinement, comme l’hybridation des cours (en présentiel et numériques) [1], un découpage innovant des journées et des semaines, la mise en œuvre novatrice d’évaluations à distance, sont autant d’éléments à systématiser dans un tout cohérent.
S’ouvrir aux expérimentations
L’ouverture aux expérimentations mises en place en Europe doit pouvoir définir des liens plus fort dans les échanges et les pratiques pédagogiques quotidiennes entre établissement français et européens. L’enseignement des langues, grâce à l’outil numérique, s’en trouverait transformé. Un espace-temps global revu pour le bien des élèves permettrait de revoir la formation des enseignants et leur place dans la société (recrutement, évolution professionnelle), les programmes disciplinaires, l’évaluation et les examens. La question du télétravail dans les établissements scolaires, là comme ailleurs, pourrait aussi déboucher sur d’autres rapports aux transports individuels, à la voiture, à l’espace urbain et rural…
Dans ce cadre, les missions des professeurs, individuellement et collectivement, pourraient être sereinement abordées, bâties sur de nouveaux repères modernisés, en insufflant davantage de travail en équipe, de projets pluridisciplinaires, de travaux en autonomie mais encadrés pour des élèves moins soumis à un emploi du temps fractionné, disciplinaire, qui n’est souvent que trop abstrait et inadapté. Ne serait-ce pas le meilleur moyen de redonner une place symbolique forte à l’enseignant dans notre société ?
Cette poursuite de la mise à distance du système scolaire actuel n’est donc pas incantatoire. Elle requiert une volonté politique d’autant mieux comprise de la « base » qu’elle redonnera un cap. Elle nécessitera l’effort de toutes et tous et la remise en cause de fondamentaux hérités de longue date et dont on a si bien perçu les limites. Une redéfinition collective des objectifs politiques et sociaux de l’École pourrait sans doute permettre de faire sauter quelques verrous.
Le danger est bien le retour à la normale, le retour à un système éducatif isolé qui peine à sortir de ses torpeurs. La période que nous venons de traverser n’a sans doute pas permis encore une maturation en profondeur de nos sociétés qui ont la nécessité de se transformer pour durer. L’École pourrait encore une fois montrer la voie à suivre.
Alexandre Lafon
[1] Bruno Devauchelle, « Penser l’hybridation », Café pédagogique, 15 mai 2020.
Voir sur ce site :
• Vers un aggiornamento scolaire ? par Alexandre Lafon.
• 11 mai 2020 ? C’est dès maintenant que la classe est à réinventer ! par Gabriel Berrier.
• Opération « École apprenante » ? À voir…, par Pascal Caglar.
• Repenser la formation des enseignants après le confinement, par Antony Soron.