"Emmanuel Berl. Cavalier seul", d'Olivier Philipponat et Patrick Lienhardt, préface de Jean d'Ormesson

"Emmanuel Berl. Cavalier seul", d'Olivier Philipponat et Patrick Lienhardt, préface de Jean d'OrmessonEmmanuel Berl peut faire penser à ces seconds rôles de l’âge d’or du cinéma français : acteurs polyvalents, présents partout, irremplaçables et souvent géniaux, mais jamais en vedette, jamais au premier plan, toujours en retrait.
Dans le paysage littéraire de l’entre-deux-guerres, et même jusqu’aux années 1970, Berl occupe une place essentielle en tant que passeur, intermédiaire entre des courants de nature différentes et des intellectuels au parcours varié.
Mais rarement il intéresse pour lui-même. Injustice qu’ont voulu réparer Olivier Philipponat et Patrick Lienhardt, des professionnels du genre, en consacrant une copieuse biographie à ce Frégoli de la plume invité à faire enfin, comme le dit le sous-titre, « cavalier seul ».

Portrait d’un homme, tableau d’une époque

Le résultat est passionnant dans un ouvrage où s’imbriquent, comme on pouvait s’y attendre, le portrait d’un homme singulier et attachant et le tableau d’une époque de bouleversements politiques et d’intense création artistique. La personnalité de Berl a de quoi surprendre voire dérouter, et les auteurs ne se gênent pas pour souligner ses palinodies, sa « dialectique tordue » (p. 209), son côté caméléon, son « label d’histrion » (p. 181), « Monsieur le multiforme » (Préambule), son caractère « irascible, incontrôlable, jamais content » (p. 196).
Riche héritier d’une famille d’industriel, il multiplie les « pirouettes antibourgeoises » ; intime de Drieu la Rochelle et de Bergery (dont il séduit l’épouse), vaguement maurrassien, rédacteur des discours du Maréchal, il est dreyfusard et se présentera toute sa vie comme un homme de gauche ; proche du pouvoir, il se montre méfiant vis-à-vis du discours officiel ; honteux de sa judéité, il commente le Talmud et revendique ailleurs sa qualité de juif qui expliquerait son tempérament ; angoissé face à la page blanche, il laisse une œuvre quantitativement importante, étant capable à lui seul d’alimenter une revue littéraire (Marianne) en manque de collaborateurs ; séducteur et coureur de femmes, il se rêve en mari idéal (ce qu’il ne sera avec aucune de ses trois épouses) ; il admire et déteste à la fois Breton, Malraux, Martin du Gard, Aragon  ; il aime le music-hall et même la chansonnette au point d’épouser Mireille, de célébrer Charles Trénet et de se faire, sur le tard, le protecteur de Françoise Hardy et de Jacques Dutronc. Il fut à la fois soldat de la Grande Guerre et animateur de radio, résistant pendant l’Occupation et chroniqueur de télévision.
Il fait le lien entre Proust, qu’il a un peu connu dans sa jeunesse, et Camus qui illumine sa pensée de vieil homme ; ou entre Bergson, l’austère penseur, et Modiano, le romancier de l’incertain ; il jette un pont entre l’européisme et l’écologie balbutiante, entre le pacifisme et l’engagement. Son physique est un mélange de Voltaire et de Don Quichotte – auxquels il peut ressembler par d’autres voies. Comme le dit le prière d’insérer : « Retracer sa vie, c’est suivre une ligne brisée qui traverse tout un siècle d’idées, de livres, d’amitiés. »
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« L’image même de l’intelligence » (Jean d’Ormesson)

Difficile dans ces conditions de porter un jugement sûr et univoque à son sujet. Sauf à retenir les éléments extérieurs de sa personnalité : son charme, son humour, son intelligence, sa générosité. Ce que fait Jean d’Ormesson aux dernières lignes de sa préface : « Ne s’arrêtant à rien, toujours un peu au-delà, mélancolique et gai, de l’audace la plus folle, et pourtant plein de tendresse pour ce monde percé à jour, il était à mes yeux, l’image même de l’intelligence » (p. 13).
Pour un peu on en oublierait l’œuvre, certes pas à la hauteur des espérances, certes accouchée dans la douleur, certes rédigée dans une calligraphie illisible (défaut corrigé à l’impression), mais qui mérite le détour, en particulier Mort de la pensée bourgeoise, qui peut rivaliser avec le meilleur Bernanos, le plus subtil Benda ou le plus profond Thibaudet, et, dans la lignée, les pamphlets destinés à dénoncer les « impostures » (un de ses mots favoris). Puis Sylvia, où il se découvre avec pudeur, et Rachel et autres grâces qui nous le révèle un peu plus.
« Je connais gens de toutes sortes /Ils n’égalent pas leur destin », écrivait Apollinaire dans un distique qui convient parfaitement à celui que ses proches appelaient Théodore et qui vaut mieux, à la différence de ces « gens  de toutes sortes », que l’image qu’on retient de lui.

Yves Stalloni

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• Olivier Philipponat et Patrick Lienhardt, « Emmanuel Berl. Cavalier seul », préface de Jean d’Ormesson, Vuibert, 2017, 496 p.

Yves Stalloni
Yves Stalloni

Un commentaire

  1. C’est un article vivant, élégant, à l’image de l’écrivain dont il est question. Je ne connais pas cette biographie mais celle de Bernard Morlino, qui a connu Berl, l’a lu et suivi, mais qui écrit de façon un peu brouillonne. Et puis il y a Sylvia et Présence des morts, voire Regain en pays d’Auge. Et cela seul suffit à aimer Berl.

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