En nous, de Régis Sauder : portraits de promesses
Dix ans après Nous, princesses de Clèves, Régis Sauder retrouve, dans leur vie d’adulte, certains des élèves qu’ils avaient filmés l’année du bac. La caméra tend un miroir à ces jeunes issus des quartiers nord de Marseille pour dresser une collection de portraits introspectifs et comme une cartographie de la France d’aujourd’hui.
Par Jean-Marie Samocki, professeur de lettres et cinéma
Dix ans après Nous, princesses de Clèves, Régis Sauder retrouve, dans leurs vies d’adultes, certains des élèves qu’il avait filmés l’année du bac. La caméra tend un miroir à ces jeunes issus des quartiers nord de Marseille pour dresser une collection de portraits introspectifs et comme une cartographie de la France d’aujourd’hui. Sortie en salles le 23 mars. L’École des lettres est partenaire du film.
Par Jean-Marie Samocki, professeur de lettres et cinéma
En nous, film documentaire de Régis Sauder, fait suite à Nous, princesses de Clèves, réalisé en 2009. Il reprend la classe marseillaise qui avait été filmée dix ans plus tôt et suit le parcours de certains des élèves. Le documentariste ne cherche pas à combler les ellipses, ni à raconter ce qui a pu arriver aux personnages en dix ans. Ces deux films correspondent à deux pointes de présent et font le portrait d’individus à deux moments distincts de leur vie. C’est au spectateur finalement de réduire la distance entre ces instants et d’imaginer les expériences vécues qui ont pu conduire à une transformation ou à une évolution, que celle-ci corresponde à la consolidation d’une personnalité ou d’une ambition, ou au contraire à des errances, des impasses ou des formes de fragilité. Régis Sauder utilise assez souvent des images de Nous, princesses de Clèves, mais il n’en fait pas non plus un principe systématique ou même récurrent. D’ailleurs, le spectateur d’En nous n’a pas à avoir vu le film précédent pour tirer du plaisir ou des enseignements de ce film. Les images du passé, brèves et peu explicites, forment surtout des points d’appui d’une temporalité à une autre. Elles créent des effets de reconnaissance ou d’intimité, que le spectateur les ait déjà vues ou non, qu’il s’en souvienne ou pas. Elles permettent, à travers la transformation du corps, du regard et des attitudes, d’imaginer une épaisseur d’existence et la trajectoire d’une vie.
Jeu des différences
En cela, les enjeux des deux documentaires sont très différents : avec Nous, princesses de Clèves, Régis Sauder cherchait à montrer l’actualité d’un texte littéraire et ses résonances avec la jeunesse contemporaine grâce au travail sur la langue et à l’élaboration romanesque et psychologique de madame de La Fayette. Ce morceau choisi permet plus ou moins directement de dresser le portrait de la jeunesse d’aujourd’hui, en cherchant à voir comment le regard porté par les autres sur soi ou la pression maternelle avait pris des formes différentes depuis le XVIIe siècle, sans pour autant disparaître. Régis Sauder, dès lors, théâtralisait les situations, faisait frontalement des portraits d’adolescents en utilisant le très gros plan et le regard caméra de manière privilégiée.
Dans En nous, chaque individu n’est plus considéré dans sa dimension d’élève, mais parle et se regarde en tant qu’adulte responsable de sa propre vie et de ses choix. L’ensemble est dès lors beaucoup plus fragmenté, comme une collection de portraits individuels, rassemblés par l’origine (les quartiers nord de Marseille) et un passé commun (leur scolarité dans la même classe). La question, posée par la forme documentaire, porte alors sur l’unité ainsi formée : cet ensemble de portraits juxtaposés, même si certaines présences sont récurrentes et dynamisent l’ensemble, permet-il de faire le portrait d’une époque, d’une communauté, d’un pays ?
Portraits éclatés, portraits mis en scène, fragments d’existence
La dynamique du portrait est extrêmement efficace pour créer immédiatement entre le spectateur et la personne filmée non seulement un effet d’intimité, mais aussi une forme romanesque qui transforme la personne en personnage, avec son caractère, son corps et surtout son destin propre. Régis Sauder évite le plus souvent des effets de mise en scène trop marqués, à l’exception du personnage d’Aurore, présentée à travers une apparition dans un parc, se mettant à jouer du piano devant le spectateur et pour lui. Régis Sauder crée ainsi une héroïsation, qui permet au personnage de se détacher de la réalité quotidienne pour obtenir précisément une attention et un statut qu’elle a du mal à obtenir dans la vie réelle. Le documentariste la situe à la fois dans son univers professionnel artistique et dans la sphère intime avec son enfant, en cherchant à donner une unité à la persona ainsi filmée, sans opposer ses différents visages.
La rhétorique du portrait s’impose dès le premier plan du film, où l’un des personnages essaie des boucles d’oreilles dans un magasin en se regardant dans une glace. C’est le plus souvent la caméra qui devient un miroir pour ceux qui se confient au documentariste. Les regards silencieux face caméra ou l’importance de la voix off, placée sur des actions quotidiennes, avec l’impression d’entendre les pensées intimes des personnes interrogées, participent d’un style concerté qui vise à donner densité et existence à ceux qui parlent. Chaque phrase prononcée devient une ouverture sur un morceau d’existence vécue. Cette mise en scène accorde une très grande importance à tout ce qui relève d’effets de surface : maquillage, tatouages, accessoires d’habillement. Le détail fonctionne comme la révélation d’une identité. Il n’est pas anodin que le personnage le plus marquant veuille vendre des perruques ou s’habille avec des couleurs extrêmement vives, ou qu’un autre, au contraire, aime particulièrement la couleur noire. Au souci de distinction ou de différenciation correspond aussi une netteté de la caractérisation, la nécessité d’un détachement par rapport au groupe par lequel chaque existence trouve son unicité autant que son originalité.
Dès lors, les plans de personnages au travail ou dans le secret de leur appartement permettent de les présenter en relation avec l’espace ou le geste. Le spectateur retient moins des noms que des fonctions, des métiers, des situations sociales. Celui qui est devenu moniteur d’auto-école, filmé en clair-obscur les fenêtres fermées, est relié à la solitude et à la fermeture, à une forme de mélancolie qu’il avait déjà adolescent et à laquelle l’âge apporte une sorte de résignation amère. Celle qui est devenue cadre administratif ne cesse de se déplacer, en voiture ou à pied, en ville ou dans des parcs, reliée à un mouvement qui correspond aussi au changement de catégorie sociale qu’elle a réussi à opérer. Régis Sauder caractérise très nettement chaque élément de son feuilletage social, par la sexualité comme par le métier, par la solitude comme par son rapport à autrui, par l’espace comme par le choix du cadrage. Mais cela correspond aussi à une forme de dépolitisation : les choix politiques sont implicites ou absents, et l’appartenance à une idéologie est moins importante pour le cinéaste que les choix et les engagements qui sont pris.
Une recherche d’unification
Finalement, si Régis Sauder cherche à dresser une cartographie de la France d’aujourd’hui, des invariants apparaissent : affirmation de l’orientation sexuelle ou d’une ambition financière, présence des mères et absence des pères, refus d’insister sur des formes de misérabilisme ou de naturalisme. Les trajets en voiture, qui rythment le film, permettent d’inscrire la trajectoire des individus dans un cadre plus large qui est celui de la ville ou de la cité. Les barres d’immeubles ne sont jamais cadrées de façon à créer un film-dossier. Au contraire, Régis Sauder insiste sur la végétation verdoyante, les parcs, les arbres pour donner de la liberté à ses personnages et éviter de les situer dans un horizon bloqué, anxiogène, qui peut trop facilement correspondre aux stéréotypes auxquels les quartiers nord sont réduits. La métaphore de la circulation relie les individus qui ne se voient ou ne se connaissent plus, les inscrivant dans un grand tout dont ils n’ont pas conscience. En aérant le montage, les plans de déplacement dans la ville créent à la fois le sentiment d’une solitude et la nécessité d’une solidarité.
Ce paradoxe se retrouve dans la professeure de français. Il est même beaucoup plus présent que dans Nous, princesses de Clèves, alors même que sa nécessité est moindre puisqu’elle ne se situe presque plus en interaction avec ceux qui étaient ses élèves. Sa voix off, constituée de confessions et d’injonctions sur son rôle et sa responsabilité, donne une fonction politique et une mission à son métier. C’est le seul personnage dont la vie familiale n’est pas connue. Réduite à son bureau où elle corrige des copies, comme un philosophe en méditation près de sa bougie, elle symbolise peut-être, outre la fonction de l’école républicaine, la présence de la littérature, la nécessité d’un art littéraire qui traverse la cité et donne forme aux individus, même si cela s’effectue au-delà d’eux.
La réunion des anciens élèves en toute fin de film paraît alors forcée car le groupe véritable qu’il constitue ne peut plus se conjuguer au passé mais au présent, en fonction des nouveaux réseaux que chacun peut se constituer. La communauté se situe hors champ, en devenir et en formation, structurellement inachevée. Le « nous » indiqué par le titre renvoie dès lors à une promesse davantage qu’à une réalité : Régis Sauder ne montre pas une communauté pacifiée avec elle-même, sans pour autant insister sur les lieux de déshérence ou les tentations de désaffiliation. Il fait le choix d’un « nous » qui cimente les individus et les consciences, existant dans le désir et l’ambition, en avant de soi, comme la nécessité d’un mouvement vers l’autre et non comme une zone menacée à protéger.
J.-M. S.
En nous, film français de Régis Sauder (99 minutes), avec Laura, Cadiatou, Armelle, Abou, Albert, Anaïs, Aurore, Emmanuelle, Morgane, Sarah, Virginie. Sortie en salle le 23 mars.
Ressources :
-Voir l’entretien avec Régis Sauder : « L’école publique fait partie de ce que nous avons de plus précieux », Ingrid Merckx, L’École des lettres, 22 mars 2019.
-Voir l’articles sur Nous, princesses de Clèves, par Antony Soron, L’École des lettres, 31 octobre 2019.