Des pistes littéraires pour l’enseignement du génocide des Tutsi au Rwanda
Autour de l’ouvrage de Catherine Coquio, « Rwanda. Le réel et les récits »


« Un génocide n’est pas une mauvaise broussaille qui s’élève sur deux ou trois racines ; mais sur un nœud de racines qui ont moisi sous terre sans personne pour les remarquer1 ».
Le génocide des Tutsi au Rwanda apparaît comme le dernier grand événement dramatique d’un XXe siècle qui en a connu de nombreux. Entre avril et juillet 1994, ce sont près d’un million de personnes qui ont été pourchassées et massacrées dans un pays qui comptait alors environ six millions d’habitants. Fondé sur une culture coloniale destructrice et excluante, le processus génocidaire s’est nourri de haine raciale sur fond de crise politique et sociale latente depuis l’indépendance du pays en juillet 1962. Loin d’être d’une énième guerre ethnique, le génocide, planifié, préparé, a été systématiquement mis en œuvre sur l’ensemble du territoire jusqu’à la reprise de celui-ci par le Front patriotique rwandais, largement composé de Tutsi exilés. Pour être sidérant, l’événement n’en a pas moins laissé de très nombreuses traces écrites : récits bruts de rescapés, récits littéraires de témoins indirects, romans, recueils de nouvelles, productions théâtrales…
D’une grande clarté et d’une belle érudition, le livre de Catherine Coquio est, de ce point de vue, fondamental, puisqu’il nous permet de naviguer dans ce continent multiforme de la parole sur le Rwanda et sur le génocide. L’auteur a souhaité cerner le rapport de l’ensemble des récits nés du génocide avec le réel et le fantasme, les liens entre mythes européens et génocide rwandais, la vérité inhumaine du massacre relatée par les rescapés comparée à l’intention littéraire des romanciers. Ce parcours didactique dans les textes, élargi à ceux produits dès la découverte du Rwanda par les Européens en 1894, permet de mieux saisir la profondeur historique qui a nourri le processus génocidaire, dans un dialogue constant entre les fantasmes couchés dans les livres des explorateurs ou des hommes d’Église et la réalité, celle des témoignages terribles des survivants d’une tuerie qui prend sa source dans les repères culturels des colonisateurs.
Il reste environ trois cent mille rescapés du génocide tutsi, au Rwanda et à travers une diaspora essentiellement installée en Europe (France et Belgique). Le Rwanda et la communauté internationale avec lui viennent de commémorer, non sans polémiques et débats, le vingt-sixième anniversaire du génocide. L’événement reste encore très sensible, notamment parce que témoins, victimes et tueurs cohabitent au « pays des mille collines » et que la géopolitique africaine impose toujours son poids de non-dits, d’influences extérieures, de cultures post ou néocoloniales.
On se souvient des images terribles des massacres, de l’impuissance des uns et des autres, de la sidération, voire de la négation, face à ce qui se déroulait pourtant sous nos yeux. Il n’est donc pas aisé d’approcher le continent des récits nés de la catastrophe, souvent qualifiée d’indicible. Elle a pourtant été vécue, racontée, criée, cette expérience de la mort de masse. Le crime contre l’humanité, affirme Catherine Coquio, met à l’épreuve les sciences de l’homme « autant que la littérature et la pensée même ». Il réclame une « épistémologie nouvelle » de l’Histoire mais également de l’écriture, « des modes de transmission et d’invalidation (ou non) des témoignages ». De quel réel témoigner ? Comment lire les différentes formes de témoignages ? Voilà tout l’apport de Rwanda. Le réel et les récits, qui nous aide à mieux comprendre pour mieux transmettre.

L’imaginaire et le fantasme à l’assaut du réel

L’ouvrage de Catherine Coquio s’ouvre sur la mise en récit de la découverte du Rwanda par des explorateurs allemands, britanniques, puis belges. Dès 1894, les Occidentaux n’ont cessé de lire la société rwandaise à l’aune de leurs propres représentations du monde, fondée sur un syncrétisme entre les textes des géographes antiques et les textes bibliques. Le tout dans le cadre d’une compétition intense pour le découpage du monde et du continent africain. La « fable hamite » sera la plus prégnante.
Sur fond de tentative pour découvrir les sources du Nil, les Européens, incapables de comprendre avec leurs repères la nature de la société rwandaise, identifieront les « tutsi » ou « batutsi » comme les descendants des Hamites d’Éthiopie. Présentés comme plus grands que les autres individus des groupes présents sur le territoire nouvellement conquis, les Tutsi, venus d’Asie, seraient à rattacher à la race blanche. Minoritaires, ils auraient constitué, dans la région des Grands Lacs, une aristocratie d’éleveurs naturellement supérieure aux pauvres Bantous (Hutu), descendants de Cham, race maudite d’agriculteurs vouée à être dominée.
Cette mythologie sera rationalisée par l’Histoire et la science européennes d’alors et par les attentes militaires contemporaines : elle s’inscrit dans la vision fantasmée d’une Afrique exotique, de la quête géographique des sources du Nil, de la hiérarchisation raciale en vogue dans la seconde moitié du XIXe siècle. Elle justifie une doctrine théologico-scientifique sans cesse reprise ensuite par les récits d’explorateurs, de colons, d’ethnologues.
Catherine Coquio cite ainsi de nombreux passages édifiants, jusqu’à l’ouvrage de Paul Del Perugia, Les Derniers Rois mages, publié en 1970 et réédité en 1993, dans lequel sont encore opposés Tutsi, Hutu et Twa, éleveurs, agriculteurs, potiers. Opposition confirmée par l’anthropologie physique imposée par les Occidentaux : les grands, les moyens et les pygmoïdes. En 1994, on s’emploiera à couper les pieds et les jambes des Tutsi afin de les raccourcir… C’est ainsi que l’entreprise de conquête de nouveaux territoires, cautionnée par l’Église, a conduit à déconstruire une société rwandaise fondée sur l’appartenance à des clans en transformant la classification sociale et transversale Tutsi / Hutu en un instrument de gouvernement clivant.
Cette première partie du livre de Catherine Coquio est extrêmement éclairante sur la manière dont les Européens, et sans doute chaque communauté, abordent l’autre et sur nos difficultés à mettre à distance nos repères culturels propres, nos préjugés. Ce qui nous amène à tordre le réel, à le réécrire en le déformant, jusqu’à persuader le dominé que cette vérité réécrite est la bonne. En 1994, pour les Occidentaux, « le déni de génocide prolonge au fond le mythe colonial », rappelle l’auteure. Voilà qui permet de « passer d’une énigme angoissante – le génocide – à un exotisme devenu rassurant – la barbarie africaine ».

Réunion de veuves de l’association Avega

Pour Catherine Coquio, le génocide n’est pas seulement un objet d’étude historique, mais doit être travaillé sur son versant littéraire, à partir de la linguistique et de la sociologie du discours. Ceci afin de mieux comprendre ce qui fonde sa mémoire chez les différentes communautés testimoniales : rescapés, Rwandais et Africains, Rwandais et Européens, témoins et écrivains « passeurs de mémoire ». Car la transmission suppose que vecteurs et récepteurs se comprennent dès le départ. Or la période post-génocide offre son lot de malentendus. Facteur d’immenses bouleversements sociaux, le génocide a conduit les rescapés à se construire en un groupe soudé afin de se protéger, se reconstruire, lutter pour la reconnaissance de leur statut. Il a aussi chamboulé le langage. L’association Avega, association des veuves tutsi, a bousculé la culture traditionnelle rwandaise en prenant en charge l’enterrement des morts, alors même que dire les souffrances n’allait pas de soi : « [Les] psychologues […] ne voulaient écouter notre traumatisme que sous la forme qu’ils en attendaient2 »… D’autant que les mémoires s’élaboraient alors avec des objectifs différents : les rescapés tentaient de survivre, les témoins indirects de comprendre, le Rwanda de continuer de « faire société » avec une politique mémorielle tendue vers deux buts, le « désir d’empêcher l’impunité tout en rendant une vie sociale possible ».

Donner à entendre et à lire la parole des rescapés

Photographies de victimes du génocide
Mémorial du génocide de Kigali

Du génocide sont nées plusieurs formes de récits correspondant à autant de regards distincts : celui des rescapés victimes, celui des Occidentaux présents, celui des bourreaux, celui des autres Africains. Catherine Coquio propose une typologie qui distingue nettement le témoignage du rescapé de celui du tiers qui se charge de « témoigner pour le témoin ».
Le rescapé se pense comme un étranger, étranger à lui-même, étranger dans son pays, étranger face à celui qui arrive d’un autre pays :
« Nous, les rescapés, on devient plus étrangers dans notre propre pays que nous n’avons jamais quitté, que tous les étrangers et expatriés qui nous regardent avec des yeux inquiets. »
L’impossible deuil des siens et la culpabilité d’être encore en vie creusent en lui un sentiment d’inutilité qui sous-tend son rapport mémoriel à l’événement. Celui-ci entre en tension avec la politique mémorielle de l’État rwandais, qui souhaite se confronter au génocide, mais en construisant du « vivre-ensemble ». Le récit du rescapé, tout entier tourné vers l’impossible deuil, rend mal à l’aise, gêne cette politique centrifuge et l’idéologie raciale génocidaire qui peut perdurer dans les campagnes rwandaises.
Le témoin est souvent le seul survivant à pouvoir parler pour ceux qui ont disparu. Il s’impose un « continuel effort de transmission ». Mais comment ? par quel canal ? L’oralité rwandaise brisée, il ne reste que la langue française de la colonisation pour dire « génocide ». Ce mot n’existait pas en kinyarwanda, la langue du pays : « Il manque un mot, mais il y a des récits », dit Catherine Coquio dans son avant-propos. Cette contradiction a pourtant dû être surmontée afin de pouvoir témoigner à l’écrit, afin de déposer les mots pour les morts, devant le plus grand nombre : contre la négation, pour le deuil et la transmission d’une mémoire. Trouver des mots qui n’existent pas dans la langue, c’était aussi de bousculer la traditionnelle réserve rwandaise. Les rescapés se nomment, en kinyarwanda, « ceux qui ont leurs poumons qui sortent d’eux-mêmes », ceux qui s’agitent et crient.
Catherine Coquio insiste longuement et avec justesse sur les récits de rescapés et sur leur spécificité en tant qu’objet littéraire et narratif. Nous retiendrons ici davantage celui des survivants ayant été directement confrontés aux massacres plutôt que les témoignages indirects ou oculaires des tiers, comme les journalistes, si importants pourtant pour avoir fait connaître en France l’horreur génocidaire. Catherine Coquio analyse le parcours littéraire et testimonial de plusieurs rescapés, dont Yolande Mukagasana, Vénuste Kayimahe ou Esther Mujawayo, en permettant au lecteur de mieux en saisir les fondements, les différences et, par là même, les possibles usages scolaires de leurs textes. Si, dans la littérature de témoignages directs, le fond prévaut sur la forme, tout témoignage n’en pose pas moins la question de l’intention littéraire. Le Rwanda ne connaissait pas, avant le génocide, de tradition littéraire, « le détour par la littérature et la fiction, c’est-à-dire par des tiers, [a] été nécessaire pour faire entendre aussi la voix des témoins directs du génocide ». On est ainsi frappé autant par le parcours de Yolande Mukagasana durant le génocide que par le processus d’écriture à l’œuvre dans ces livres mémoriaux où intervient un tiers romancier :
« C’est la première fois que je parviens à pleurer sur mes enfants. J’ai l’impression que ce manuscrit est la première pierre de la nouvelle maison que je vais construire, une maison pour tous les enfants du monde, les vivants et les morts.
Ma parole a été faite livre et le livre parle en mon nom3. »
Dans le cas d’Esther Mujawayo, c’est aussi sa parole transcrite par un tiers qui a permis la mise en récit, « un document de parole sur la parole ». Ces témoins qui s’offrent individuellement à la collectivité crient avant tout leur soif de justice, le désir que soit conservée la mémoire des disparus. Beaucoup aspirent aussi à reconstruire, au Rwanda ou ailleurs, une vie brisée en alertant sur l’universalité du génocide. Ils investissent plusieurs étapes dans leurs témoignages : le récit des massacres, le combat après le génocide pour la survie psychique et la reconstruction altruiste et, enfin, l’engagement dans la figure de témoin qui tente de soigner à son tour. Esther Mujawayo est ainsi devenue, en 2004, thérapeute dans un centre de réfugiés en Allemagne, spécialiste des traumatismes de guerre.
Quand ils ne succombent pas à la folie, les rescapés regardent le monde autrement. Le mépris des imbéciles, décrit par Georges Bernanos dans Les Grands Cimetières sous la lune, et la bonté possible les entraînent vers une nouvelle exigence de vie. Le survivant travaille à la mémoire du réel, non sans la persistance d’un doute, celui d’avoir vraiment vécu ce qu’il a vécu, ce « truc », pour reprendre le mot d’Esther, ce « tragique hasard » qui conclut son SurVivantes, sous-titré : Rwanda, dix ans après le génocide. Tout rescapé porte le poids de la mémoire qui hante et qui interroge sur la légitimité de raconter. Il ne sera jamais le « témoin intégral » évoqué par Primo Levi, celui qui est à honorer parce qu’il a véritablement disparu.

Le roman, source de transmission

Parallèlement à la parole des témoins rescapés se sont multipliées des formes artistiques de mise en mémoire, notamment par la littérature et le théâtre. L’impérieux besoin de dire a poussé plusieurs survivants à saisir à bras-le-corps l’écriture et à embrasser le métier d’écrivain. Mais ces productions, lorsqu’elles sont fictionnelles, ne poussent-elles pas à la déréalisation et à une critique artistique sur la forme qui peut, en retour, venir écorner le fond ?
Catherine Coquio propose sur cette question un précieux guide de lecture et de compréhension des textes fictionnels associés à un génocide :
« Les grands témoins des camps nazis, Antelme, Semprun ou Kertész, ont souvent dit que l’usage d’artifices et de fictions était rendu nécessaire par le caractère incroyable et fou de l’événement. »
La fiction littéraire n’est pas destinée aux rescapés mais, avant tout, pensée pour les tiers comme un moyen de transmission d’autant plus réussi que l’œuvre créée est puissante et fidèle au réel. Elle donne en particulier à lire longuement l’engagement radical des écrivains africains du projet « Fest’Africa ». En juillet 1998, quatre ans après le génocide des Tutsi, sous l’impulsion du festival de littérature négro-africaine Fest’Africa, à Lille, avec le soutien de la Fondation de France dans le cadre de son programme « Initiative d’artiste », un groupe d’écrivains africains s’est retrouvé au Rwanda pour une résidence d’écriture portant sur la mémoire du génocide. Intitulé « Rwanda : écrire par devoir de mémoire », cet événement culturel donnera naissance à plusieurs créations, parmi lesquelles des œuvres littéraires, et à une rencontre scientifique et artistique à Kigali en 2000. Il s’inscrit dans deux optiques : témoigner d’une solidarité morale envers le peuple rwandais et rompre le silence des Africains. Les récits – romans ou proses poétiques – proposés alors par Boubacar Boris Diop, Koulsy Lamko ou Véronique Tadjo, à la suite de visites des lieux de massacre et d’entretiens avec des témoins, sont présentés en détail par Catherine Coquio.
Tous ces auteurs ont souhaité rendre leur dignité aux victimes, comme l’avaient fait les inhumations « en dignité » effectuées après le génocide par les rescapés afin d’offrir aux leurs, corps suppliciés et abandonnés, une sépulture décente. Il s’agissait de leur redonner un nom et un destin, dans le même esprit qu’Imre Kertész pour les morts des camps d’extermination. Ainsi que le souligne Boris Diop à propos de Theresa Mukandori, dont le corps violé a longtemps été exposé dans l’église de Nyamata :
« Quand on nous a dit qu’elle s’appelait Theresa Mukandori, j’ai vu tout le monde prendre note. Au fond, cela voulait dire, et l’on s’adressait un peu aux tueurs : “Vous vouliez la tuer, mais nous, nous allons la faire revivre.” »

Les restes de vêtements des victimes dans l’église de Nyamata

Des œuvres souvent très fortes produites à l’issue de « Fest’Africa » sourd la colère, colère de Boris Diop contre l’histoire et la cécité des Africains, des décideurs occidentaux qui ont abdiqué, colère des morts de Véronique Tadjo dans L’Ombre d’Imana (Actes Sud, 2000) contre l’inhumanité d’un génocide à la fois si proche et si lointain.
La scénographie macabre des lieux de mémoire rwandais, églises offrant les corps décharnés à la vue de tous, ancienne école remplie jusqu’à l’excès de corps momifiés, semble avoir été un moteur essentiel dans la volonté d’écriture des auteurs de « Fest’Africa » : témoigner pour celles et ceux qui n’ont plus de voix, mais nous regardent encore dans les yeux. Chaque récit apparaît comme un « livre des ossements », pour reprendre le titre du formidable roman de Boubacar Boris Diop, Murambi, le livre des ossements (Zulma, 2011). La réalité du génocide frappe de plein fouet l’écrivain et journaliste sénégalais lors de sa résidence au Rwanda. Son récit fictionnel, que complète une postface réflexive d’une grande densité, offre une entrée utile dans la problématique du génocide et de son écriture romanesque. Dans la production romanesque, chaque mort dont le corps est exposé devient un témoin à charge. L’exhibition des corps, que Catherine Coquio présente avec raison comme légitime, suscite le malaise chez certains auteurs et historiens. On est là dans l’ébranlement des certitudes. C’est par le biais de la fiction que l’on peut mieux comprendre la complexité de l’impact du génocide sur les rescapés et celle de la rupture anthropologique qu’il induit.

La « banalité du mal »

Catherine Coquio termine son ouvrage par un chapitre consacré à deux titres de Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais (Seuil, 2000), « puissant témoignage collectif de la survivance », et Une saison de machettes (Seuil, 2003). Ce journaliste, qui a couvert le conflit en Ex-Yougoslavie, met en lumière dans son premier livre rwandais la parole libérée et intime des rescapés sous une forme littéraire hybride associant parole réécrite des survivants et pensée de l’auteur. Guidé par des questions qui font appel au témoignage propre de chaque victime, il donne à lire de l’intérieur l’impact du processus génocidaire, au plus près du réel. Ce qui pose pourtant le problème d’un procédé littéraire qui, tout en réussissant la transmission attendue, le fait au dépend du témoignage brut, soumis à une transformation que l’auteur n’explique pas.
Dans Une saison de machettes, qui contribua tant à faire connaître le génocide en France, Jean Hatzfeld interroge non plus les victimes, mais les bourreaux. Plus construit que le premier, ce récit suit une bande de villageois enrôlés dans le processus génocidaire. On y lit et décrypte le réel d’un comportement humain « inscrit dans une idéologie meurtrière transformée en labeur quotidien sans aucune rupture de conscience », les meurtriers évoquant la recherche des Tutsi dans les marais et leur assassinat comme un « travail ». La belle formule employée par l’auteure rend compte du sentiment de sidération qui saisit le lecteur face à une si grande « banalité du mal » – comme la confirmation d’une « mauvaise nouvelle pour l’humanité ».
Au final, Catherine Coquio insiste, avec les rescapés, sur la perte d’humanité des bourreaux et non sur celle des hommes, animalisés, que visait le génocide :
« Ils avaient enlevé l’humanité aux Tutsi pour les tuer plus à l’aise, mais ils étaient devenus pires que les animaux de la brousse, parce qu’ils ne savaient plus pourquoi ils tuaient… » (témoignage d’Innocent Rwililiza dans Dans le nu de la vie).
Paru en 2004, l’ouvrage de Catherine Coquio n’a pu rendre compte de la publication massive, depuis lors, de textes associés au génocide. Jean Hatzfeld a poursuivi son travail d’enregistrement et de restitution de la parole testimoniale à travers plusieurs autres ouvrages, tel La Stratégie des antilopes (Seuil, 2007). D’autres témoignages ou romans échappent à l’analyse, comme l’insoutenable récit du témoin direct Révérien Rurangwa, Génocidé (Payot, 2007), ou les textes fictionnels de Scholastique Mukasonga, parmi lesquels sont premier roman, Inyenzi ou les Cafards (Gallimard / Continents Noirs, 2006). Le succès rencontré par le livre du Franco-Rwandais Gaël Faye, Petit Pays (Grasset, 2016), prix Goncourt des lycéens 2016 et récemment adapté au cinéma, confirme la présence du génocide dans notre espace public et mémoriel. Il continue à poser la question du rapport des récits au réel et, comme l’ensemble de ces productions, alimente une saine réflexion sur leur usage en classe dans le cadre du décloisonnement disciplinaire4.

Transmettre le génocide en l’enseignant

Enseigner le génocide n’a rien d’anodin, bien sûr. Il s’inscrit pleinement dans l’enseignement des sujets vifs et sensibles de l’Histoire. Il est cependant permis et souhaitable de l’approcher par le biais de projets disciplinaires ou interdisciplinaires, comme nous y invitent les contributions présentes dans l’ouvrage collectif, Enseigner le génocide des Tutsi au Rwanda de la fin du collège à l’université. D’autant que le génocide est entré aujourd’hui dans les programmes scolaires, notamment à travers la question mémorielle5. Il est, en outre, désormais explicitement mentionné dans les nouveaux programmes de lycée.
Ainsi, dans le thème 3 de l’enseignement de spécialité « histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques » en classe de terminale : « Histoire, mémoire et justice : La justice à l’échelle locale : les tribunaux gacaca face au génocide des Tutsi ». En histoire, il peut être étudié en classe de troisième et en terminale dans toutes les séries. En terminale générale, il peut s’inscrire, par exemple, dans le thème 2 : « La multiplication des acteurs internationaux dans un monde bipolaire (de 1945 au début des années 1970) » et dans la question des décolonisations et / ou à travers le thème 4 : « Le monde, l’Europe et la France depuis les années 1990, entre coopérations et conflits ».
Philosophie, lettres ou Enseignement moral et civique (EMC) sont également des disciplines susceptibles d’être investies par la question du génocide. On peut l’approcher, en lettres, par la figure du témoin ou du témoignage littéraire (en classe de quatrième ou de troisième à travers des thèmes tels que « La fiction pour inventer le réel » ou « Se raconter, se représenter »).
La littéraire du génocide des Tutsi au Rwanda doit être enseignée pour deux raisons essentielles : littéraire d’une part, afin de trier les récits, de les confronter entre eux et dans leur rapport au réel ; civique et éthique d’autre part, afin de définir ce qu’est un témoignage et à quel point l’acte de témoigner, en rescapé ou en écrivain, soutient la parole et la mémoire des victimes, interroge notre (in)humanité, lutte contre le négationnisme. Dire, à l’image des écrivains africains et des survivants, que tout a été malheureusement possible.

Alexandre Lafon

1 Témoignage de Claudine Kayitesi dans Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais, Seuil, 2000.
2 Esther Mujawayo, Souâd Belhaddad, SurVivantes, Éditions de l’Aube, 2004.
3 Yolande Mukagasana, N’aie pas peur de savoir, Robert Laffont, 1999.
4 Virginie Brinker (dir.), Enseigner le génocide des Tutsi au Rwanda de la fin du collège à l’université, Éditions universitaires de Dijon, 2017. Voir notamment l’article d’Emmanuel Menetrey, « Enseigner le génocide en classe de troisième : la rencontre de la littérature et de l’histoire autour d’une notion complexe ».
5 francegenocidetutsi.org/SchaffRwandaManuelsScolaires.pdf
Catherine Coquio, Rwanda. Le réel et les récits, Belin, 2004.
Voir sur ce site :
7 avril-17 juillet 1994 : retour historique sur le génocide des Tutsi au Rwanda, par Bénédicte Gillardi, Dominique Lechiflart et Marcel Kabanda.
Entretien avec l’écrivaine rwandaise Beata Umubyeyi Mairesse, par Alexandre Lafon.
Pour comprendre le génocide des Tutsi au Rwanda : la littérature du témoignage (1994-2019), par lexandre Lafon.
« La Paix avec les morts », de Rithy Panh et Christophe Bataille, par Norbert Czarny.

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