Enseignement privé :
la Cour des comptes plus sévère que le ministère

Alors que le ministre de l’Éducation a publié un protocole non contraignant pour l’enseignement privé, la juridiction chargée des comptes publics déplore le manque de contrôle et la mauvaise répartition des moyens dans ces établissements.
Par Antony Soron, maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres, Inspé Paris Sorbonne-Université

Personne au gouvernement ne semble avoir envie de rallumer la guerre scolaire, quand, en 1984, le ministre de l’Éducation nationale, Alain Savary, avait menacé les financements publics du privé. C’est en effet avec une extrême précaution que le ministre actuel, Pap Ndiaye, pourtant fervent défenseur de la mixité sociale, a fait des annonces sur le sujet le 11 mai 2023. Le plan, annoncé comme une de ses priorités, s’est d’abord traduit pas un SMS envoyé à la presse et expliquant que les recteurs devaient réduire « les différences de recrutement social entre établissements publics de 20 % d’ici à 2027 » grâce à une série d’« outils ». Était également annoncée la création avant l’été d’une « instance de dialogue, de concertation et de pilotage de la mixité sociale et scolaire ». Quelques jours plus tard, le 17 mai, Pap Ndiaye a signé un protocole avec le Secrétariat général de l’enseignement catholique (SGEC), puis il a communiqué un plan global concernant à la fois le public et le privé, ne décrétant aucun quota ni aucune contrainte, mais dessinant une trajectoire de hausse de la mixité dans l’enseignement privé.

Face à un sujet d’une telle ampleur et qui avait suscité d’énormes attentes, les annonces du ministère ont été accueillies avec une certaine déception. Par contraste, le rapport de la Cour des comptes publié le 1er juin sur la mixité1 est apparu bien plus ferme et exigeant.

Comme s’en est publiquement félicité son président, l’ancien ministre socialiste Pierre Moscovici, il constitue le premier du genre établi par cette institution sur les établissements privés sous contrat. Les deux formats, le rapport exhaustif et la synthèse sont tous les deux téléchargeables2. Après la publication cet automne des indices de position sociale dans les établissements, la Cour revient sur l’organisation et le financement de l’enseignement privé en trois chapitres. Libre de recruter les élèves selon ses propres critères, ce réseau, comme la loi Debré de 1959 le permet, est financé à 73 % par des fonds publics. D’où l’intérêt que lui porte la Cour des comptes, qui, chargée de s’assurer du bon emploi de l’argent public, pointe d’emblée « les difficultés à proposer une rénovation de la relation contractuelle entre l’enseignement privé et l’État ».

Pas de finances publiques sans contrôle

La synthèse rappelle ainsi que le modèle économique des 7 500 établissements privés sous contrat, dont 96 % relèvent de l’enseignement catholique, est dépendante du financement de l’État, à hauteur de 68 % pour le second degré et équivalent au global à 8 millions d’euros. Moyens qui justifient des contreparties, au moins des contrôles. Or, ces contrôles ne sont pas ou peu exercés, déplore la juridiction. « Il ne devrait pas y avoir de finances publiques sans contrôle », a insisté Pierre Moscovici.

La Cour des comptes souligne un « net recul de la mixité sociale et scolaire », variable selon les territoires : la part du privé est traditionnellement plus forte dans l’ouest de la France, tout comme dans les régions lilloise et parisienne. En effet, en à peine plus de deux décennies (2000-2021), la proportion des élèves issus de familles « très favorisées » est passée dans les établissements privés de 26,4 % à 40,2 %. À l’inverse, le taux d’élèves boursiers reste presque trois fois moindre dans le privé que dans le public : 11,8 % contre 29,1 %. La Cour des comptes se focalise sur l’enseignement catholique, très largement majoritaire dans le privé (96 %). Le rapport met par ailleurs en perspective les choix parentaux pour qui l’enseignement religieux serait secondaire : « L’enseignement privé sous contrat apparaît ainsi majoritairement comme un enseignement ‘‘de recours’’ face à un enseignement public perçu par une partie des familles comme moins performant et moins sécurisant. »

Conformité des programmes et non-discrimination

La loi Debré du 31 décembre 1959 associe au service public de l’éducation les établissements privés par l’intermédiaire de contrats impliquant notamment la conformité des enseignements aux programmes nationaux et la non-discrimination dans l’accueil des élèves. La section 4 de la synthèse de la Cour des comptes, en dépit de son titre : « Renouveler les relations avec l’État sans remettre en cause l’identité et l’autonomie des établissements privés sous contrat », se révèle plus sévère à l’encontre du privé. « Pas exercés », « minimaliste », « inexistant », les critiques tombent pour fustiger l’autonomie excessive des établissements privés échappant à la tutelle. « Aujourd’hui, le dialogue de gestion entre l’État et l’enseignement privé sur les problèmes de fond – mixité sociale, équité territoriale dans la répartition des moyens, performances scolaires, politique éducative – est presque inexistant. » Surtout, les moyens alloués ne sont pas en adéquation avec les publics accueillis, regrette la Cour des comptes : « L’enseignement catholique compte beaucoup moins de jeunes défavorisés, mais aussi beaucoup moins d’effectifs dans les sections destinées aux élèves en grande difficulté scolaire (Segpa) et à ceux porteurs de handicap (Ulis) puisque 95 % de ces sections sont dans le public ». Les élèves boursiers atteignent 18,8 % dans le privé contre 29,1 % dans le public.

En revanche, les effectifs du privé resteraient « globalement stables depuis dix ans », du fait d’une règle qui limite les effectifs dans le privé à un cinquième de ceux du public. Quant aux ouvertures de classe, elles doivent dépendre d’un besoin scolaire reconnu par le rectorat.

Le rapport met également en évidence des singularités de l’enseignement privé : « […] La gestion de la vie scolaire est facilitée par le recrutement des élèves, de milieux plus favorisés et choisis par l’établissement, et par la possibilité de renvoi des élèves posant des problèmes de discipline, sans délai ni procédure imposée par le ministère de l’Éducation nationale. Contrairement aux responsables des écoles et établissements publics, les chefs d’établissements de l’enseignement privé ne sont pas tenus de signaler aux rectorats tous les problèmes graves ou incidents survenus dans l’établissement. »

Concernant les résultats scolaires, le rapport met en évidence une corrélation logique avec les caractéristiques socio-économiques des publics accueillis. Mais il souligne qu’aucun travail de recherche ne met en évidence une réelle plus-value du privé par rapport au public. Il enfonce même le clou en rappelant comment les établissements privés écartent les moins bons élèves pour améliorer les résultats globaux.

Enfin, au sujet des enseignants, ils seraient au nombre de 142 000, employés par l’État, dont 116 000 maîtres contractuels en 2021-2022, recrutés sur les mêmes concours que dans le secteur public, et 26 000 maîtres délégués pour les suppléants. La proportion de ceux-ci est nettement supérieure dans le privé (17 %) que dans le public (5 %). Les agrégés sont moins nombreux dans le privé : 3,16 % contre 6,84 % dans l’enseignement public.

La conclusion générale du rapport questionne l’adéquation entre le modèle social français et son modèle éducatif.

« Toutefois, en concentrant une part de plus en plus élevée d’élèves issus des catégories très favorisées, au point que ces dernières représentent désormais plus de 40 % de ses effectifs, l’enseignement privé sous contrat risque désormais de participer à l’aggravation de certaines des faiblesses de notre système éducatif. Alors que les études PISA, et celle de 2018 plus encore que les précédentes, soulignent que le système scolaire français est l’un de ceux où les inégalités sociales ont le plus d’impact sur les résultats scolaires des élèves, il est peu probable que la contribution des établissements privés, telle qu’elle s’exprime aujourd’hui, aille dans le sens de leur réduction. »

Pistes d’évolution

Les auteurs du rapport préconisent de mieux contractualiser les relations entre les établissements privés sous contrat et l’État. Il s’agirait de privilégier des approches locales en modulant « les moyens attribués […] en fonction des caractéristiques sociales des populations accueillies ». C’était d’ailleurs l’idée déjà défendue par une proposition de loi du sénateur communiste, Pierre Ouzoulias, le 3 avril 2023. Le rapport publie cinq ensembles de recommandations :

1 – Préciser, dans les documents budgétaires, les principes et modalités de répartition des financements entre l’enseignement public et l’enseignement privé sous contrat (ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique).

2  – Mettre en œuvre, au niveau des rectorats, une programmation des contrôles des établissements sous contrat en lien avec les directions régionales ou départementales des finances publiques (ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique).

3 – Conforter le dialogue de gestion entre l’État et l’enseignement privé sous contrat, en réservant au niveau national la discussion de l’équilibre des moyens entre réseaux et en s’assurant que les rectorats, en lien avec les préfets, les directeurs académiques des services de l’Éducation nationale et les représentants des réseaux, décident des ouvertures de classes au plan local, afin de tenir compte du terrain (ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse).

4 – Intégrer, dans les modèles d’allocation des moyens aux établissements privés sous contrat, des critères tenant compte du profil des élèves scolarisés, des caractéristiques spécifiques de l’établissement, notamment géographiques, en s’appuyant sur un contrat d’objectifs et de moyens signé par chaque établissement privé sous contrat, le rectorat et éventuellement la collectivité territoriale de rattachement (ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse).

5 – Dans les documents budgétaires, introduire des critères d’évaluation de la performance tenant compte de la répartition sociale et scolaire des élèves et élaborer un indicateur par programme, commun à la mission d’enseignement scolaire, pour mieux apprécier la répartition sociale et scolaire des élèves, présentant notamment les proportions d’élèves issus de milieux moyens et défavorisés (ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique).

« N’ayons pas peur de demander des comptes à l’enseignement privé !», avait déclaré le syndicat Unsa dans un communiqué rendu public le 12 mai .  « L’indice de position sociale (IPS) doit devenir déterminant dans la distribution des moyens éducatifs et financiers, y compris ceux octroyés par l’État aux établissements privés. L’effort mis en œuvre pour la mixité sociale doit être valorisé. Les établissements qui dépassent un seuil de non-mixité sociale doivent voir leur dotation publique réduite : l’État ne peut pas financer un entre-soi assumé et choisi ! » Le syndicat avait légalement ajouté que la mixité devait se faire « au sein de la classe », « en jouant sur le pilotage des établissements, la formation et le développement professionnel des personnels éducatifs. Il ne s’agit pas d’ouvrir quelques sections prestigieuses dans un petit nombre d’établissements peu attractifs mais bien de revoir en profondeur la carte des enseignements. » D’où la déception engendrée par les mesures ministérielles : « Ce protocole ne contenant pas de volet contraignant, il permettra aux établissements privés, à l’instar du célèbre slogan de mai 68, de jouir sans entraves de la possibilité qui leur est conservée de sélectionner leurs élèves, essentiellement sur des critères sociaux. »

À voir si les préconisations de la Cour des comptes, publiées conjointement, vont pouvoir compenser l’indulgence du gouvernement. Elle ne prend d’ailleurs pas toujours ses politiques à contre-pied : le 24 janvier 2023, l’instance avait en effet publié un rapport « Mobiliser la communauté éducative autour du projet d’établissement » proposant de renforcer l’autonomisation des chefs d’établissements. « Le rapport appuie les projets d’Emmanuel Macron pour l’École et soutient expressément la démarche du CNR, du nouveau pacte et du CEE, a traduit François Jarraud sur le site Café pédagogique, en ajoutant : Pour la Cour, il est clair que le moment est venu d’avancer dans la privatisation du système éducatif. » Difficile de lire ces rapports comme indépendants les uns des autres.

A.S.

Ressources

Notes

(1) Rapport : https://www.ccomptes.fr/system/files/2023-05/20230601-enseignement-prive-sous-contrat.pdf
(2) Synthèse : https://www.ccomptes.fr/fr/documents/64592


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Antony Soron
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