Entretien avec Bertrand Tavernier à propos de « La Princesse de Montpensier »
Lire ci-dessous l’entretien de Jean-Marie Samocki avec Bertrand Tavernier
.Qu’est-ce qui vous a intéressé dans la nouvelle de Mme de La Fayette ?
C’était la possibilité de raconter une histoire d’amour qui soit lyrique et ample. Et après Dans la brume électrique, l’envie viscérale de me plonger dans un film profondément français – français dans son traitement des sentiments, dans son rapport avec l’Histoire, dans sa langue, dans ses décors et dans sa culture. Je voulais aussi absorber, m’approprier le XVIe siècle de La Princesse, entrer de plain-pied dans cette époque, comme je l’avais fait avec la Louisiane de James Lee Burke.
C’est ce qui caractérise plusieurs de vos films.
Oui, c’est ce que j’avais aussi cherché à faire avec le Cambodge de Holy Lola, la Roumanie de Capitaine Conan ou encore le milieu des flics de L. 627. Explorer. Découvrir.
Vous retrouvez Jean Cosmos avec qui vous aviez déjà souvent collaboré.
Après La Vie et rien d’autre, Capitaine Conan et Laissez-passer, Jean m’a encore étonné par son inventivité, la beauté de sa langue et sa drôlerie. Ses dialogues rendent palpable l’odeur, le vécu de l’époque. Ils fouaillent l’imagination. La mienne, celle des comédiens qui ont su se les approprier et les restituer de manière très moderne.
Vous adaptez un texte du XVIIe siècle relatant une intrigue située au XVIe. Quelle a été votre préoccupation première ?
De retrouver, avec Jean Cosmos, en les replaçant dans le contexte du XVIe siècle, les racines des sentiments, des passions de la nouvelle. Dans leur nudité, leur violence. Je pensais à ce que devait éprouver Madame de Lafayette en imaginant certaines scènes, par exemple ce désir qu’a Marie d’apprendre à écrire pour s’ouvrir au monde.
Vous avez travaillé avec de tout jeunes comédiens…
Si j’ai autant eu envie de faire ce film, c’est qu’il me donnait effectivement l’occasion de diriger de nombreux acteurs avec qui je n’avais jamais travaillé. Mélanie, Grégoire, Gaspard, Raphaël bien sûr mais aussi Lambert Wilson, Michel Vuillermoz. C’était une manière de prolonger les défis de Dans la brume.
Durant ces huit semaines, j’ai tous les jours éprouvé en dirigeant tous ces comédiens ce que décrit Michael Powell devant certains acteurs : avec eux, « les mots ne sont plus un écran derrière lequel se cache l’auteur, ils sont devenus un instruments de musique, sur lequel l’acteur joue un air fascinant. Nous prenons conscience d’une qualité de joie et de souffrance humaine que nous ignorions et n’avions jamais soupçonné. Le réalisateur cesse de penser à ses costumes et à son plan de travail…Il laisse libre cours à son imagination. Pendant un bref instant, il est très heureux. Des problèmes qui semblaient insolubles s’évanouissent. L’harmonie règne. D’autres comédiens se découvrent des ressources qu’ils ignoraient tant est contagieux le don divin de l’inspiration ».
Comment les avez-vous dirigés ?
Dirigés ? Je les ai admirés. Je les ai regardés. Ils m’ont inspiré, porté, fait vibrer. J’ai essayé de créer autour d’eux un espace où ils se sentent à l’aise, de les rendre contemporain de l’époque. Je suis sans cesse allé d’éblouissement en éblouissement. Grâce à eux, grâce à tous les techniciens, nous avons « arraché » ce film. Du moment où nous sommes entrés en production jusqu’au mixage, il n’y a pas un jour qui n’ait été un jour de bonheur absolu.
Votre princesse apparaît comme une insoumise qui s’interroge sur le monde dans lequel elle vit.
Marie de Montpensier est une très jeune fille qui doit faire – à ses dépens – l’apprentissage de la vie, apprendre à dompter, canaliser ses sentiments, alors qu’elle n’est encore qu’une très jeune fille, qu’une gamine espiègle qui se retrouve face à des choix douloureux, difficiles. Qu’on lui a imposé. Son parcours, son évolution, c’est ce qui a déclenché mon envie de faire ce film… .
Mélanie Thierry m’a comblé, bouleversé tout au long du tournage. Par sa beauté bien sûr : je me disais qu’elle aurait été peinte par Clouet. Et surtout par l’intensité des émotions qu’elle apportait… Monique Chaumette, qui a joué avec elle dans Baby Doll, m’avait dit : « Tu verras, c’est un Stradivarius, et elle ira au-delà de tous tes désirs. » Elle avait entièrement raison.
Peut-on dire que Chabannes est le double de la princesse – autrement dit, un homme qui refuse de se soumettre aux dogmes ?
Chabannes incarne l’épine dorsale du récit : c’est lui qui catalyse toutes les émotions du film et qui nous permet aussi de découvrir les différents visages de Marie. Avec Jean Cosmos, on a pensé, pour Chabannes, aux figures humanistes que l’on trouve chez Rabelais ou Agrippa d’Aubigné – à ces professeurs qui sont à la fois des guerriers, des mathématiciens, et des philosophes. Les adversaires de l’intolérance.
Pour comprendre son engagement humaniste et son attachement à la paix, il faut l’avoir vu confronté à la violence de la guerre. Lambert Wilson possède toutes les facettes de Chabannes, qu’il s’agisse de l’homme d’armes, du précepteur, du philosophe ou de l’humaniste. C’est son regard qui nous fait comprendre les déchirements de Marie, déchirements dont il souffre.
Vous avez évité la représentation caricaturale du duc d’Anjou, le futur Henri III…
Je voulais casser un certain nombre de clichés sur Anjou qui a été longtemps caricaturé par l’historiographie classique. Loin de la folle tordue inventée par les propagandistes fondamentalistes et tous ceux qui assimilaient la culture à l’homosexualité, ce fut un brillant général, qui remporta à dix-neuf ans les deux grandes victoires catholiques, un esprit curieux, cultivé, intelligent. On a dit de lui qu’il aurait été un très grand roi s’il avait connu une meilleure époque.
J’ai trouvé en Raphaël Personnaz un acteur qui a de la prestance, de l’élégance, du charme et qui traduit à merveille l’intelligence, l’ambiguïté et l’ironie décapante du personnage. Cette manière d’être organiquement au-dessus des convenances, des codes, des lois de son époque.
À l’inverse, de Guise incarne une forme de bestialité.
C’est le vrai guerrier. Il représente la force brute, le courage et l’intransigeance fondamentaliste catholique. Avec des moments de doute, de sincérité touchants. Il croit passionnément à ce qu’il dit au moment où il le dit. Et je me sens alors proche de lui. Et je ne souhaitais en aucun cas le montrer comme le salaud de l’histoire. Gaspard Ulliel exprime à la fois la force, la violence, la sensualité et l’amour parfois sincère de Guise.
.Contre toute attente, il est moins insoumis que le prince de Montpensier.
Oui, car Philippe de Montpensier est profondément honnête, moins animé par l’ambition politique. Comme Marie, il est démuni face aux sentiments, ne parvient pas à les exprimer alors qu’il est à l’aise sur un champ de bataille. Il tombe amoureux de sa femme et se laisse porter complètement par sa passion, tandis que Guise se soumet à son ambition. Grégoire Leprince-Ringuet, que j’avais déjà en tête au moment de l’écriture, apporte au rôle une intériorité tout en retenue, avec des élans de violence qui m’ont surpris. Dès le premier jour, j’ai vu qu’il transcendait tout ce que son personnage aurait pu avoir de convenu.
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.Sous des dehors bonhommes, les pères de Marie et de Philippe sont monstrueux.
Ils ont laissé leurs enfants, leurs proches dans un désert affectif. Et par intérêt se livrent naturellement à de vraies forfaitures. Madame de Lafayette dit que Marie fut « tourmentée » par ses parents pour l’obliger à accepter son nouveau mari. Tourmenté est un mot très fort. Qui équivaut, m’ont dit plusieurs historiens, à torturer… Ce mot nous a inspiré plusieurs scènes. Dont la nuit de noces que je voulais juste et violente.
Votre point de vue, à cet égard, est assez féministe.
Je voulais clairement prendre parti pour Marie. Elle est déchirée entre, d’un côté, son éducation et ce qu’on lui demande d’être et, de l’autre, ses passions et ses désirs. Alors qu’on cherche à la cantonner dans un rôle de soumission, elle veut s’éduquer et s’ouvrir au monde. C’est ce désir d’apprendre qui lui permet de résister et qui renforce sa fierté.
Vous ne donnez jamais le sentiment qu’il s’agit d’un « film d’époque. »
Je voulais être aussi contemporain et naturel dans ce que je racontais que je l’avais été par rapport au monde de Dave Robicheaux, avec Dans la brume électrique, aux cinéastes qui tentent de se débrouiller sous l’Occupation dans Laissez-passer. Je ne voulais pas reconstituer une époque mais capter son âme.
Il fallait donc que je n’aie pas l’air de m’étonner de ce qui semble normal pour les personnages. Par exemple, le fait qu’une femme puisse attendre son mari dans un château pendant plus d’un an. Du coup, j’ai développé un personnage qui existait à peine dans le scénario – la servante de Marie – et j’ai créé une complicité entre elles deux. Sans ce personnage, on aurait pu croire que Marie était comme en exil alors que sa situation était normale.
.Vous avez travaillé les décors et costumes dans le même sens ?
Oui, il fallait les rendre évidents. Ne pas paraître faire du tourisme. Avec le chef opérateur, Bruno de Keyzer, nous avons privilégié la peau et les yeux des comédiens, la texture des magnifiques costumes de Caroline de Vivaise, pour capter les sentiments à travers la lumière.
Par ailleurs, j’adore trouver des extérieurs stimulants sur le plan dramatique et qui correspondent aux états d’âme et aux émotions des personnages. Cette utilisation des espaces est une chose que j’ai vraiment apprise du cinéma américain.
Comment avez-vous élaboré la musique ?
Je ne voulais surtout pas d’une fausse musique XVIe siècle. Et même si Philippe Sarde s’est inspiré de compositeurs de l’époque comme Roland de Lassus, nous souhaitions que l’orchestration et les harmonies de la musique soient très modernes, en utilisant beaucoup de percussions. Du coup, il a travaillé avec une formation originale composée de trois musiciens baroques, quatre trombones, sept contrebasses et violoncelles, et cinq percussionnistes – mais pas de violons.
Philippe Sarde est intervenu très en amont du film.
Oui, il a réagi très vite, en analysant le film au deuxième jour des rushes. En entendant le récit de Chabannes qui se retire de la guerre, il m’a appelé en disant qu’il fallait articuler, scénariser la musique du film autour des personnages de Mélanie Thierry et de Lambert Wilson, de l’évolution de leurs rapports. À partir de là, il a scénarisé la musique en fonction de leurs rapports entre eux.
Comment voyez-vous le film ?
Comme un premier film. Depuis L 627, j’essaie de faire à chaque fois un premier film.
Propos recueillis par Jean-Marie Samocki en juillet 2017.