Épreuve de littérature en terminale L : "Lorenzaccio", de Musset. Proposition de corrigé
Le sujet national des épreuves de littérature en terminale L a pris appui, cette année, sur le domaine d’étude « Lire écrire publier » et invité les candidats à réfléchir sur le drame de Musset, Lorenzaccio.
Les deux questions bien ciblées visaient à faire mettre en œuvre les connaissances liées au domaine d’étude.
Notre proposition de corrigé se veut une réponse « réaliste » dans la mesure où il a été effectué dans les conditions de l’examen. Le lecteur voudra donc bien nous pardonner l’imprécision de certaines références
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Question 1
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L’œuvre de Musset, « Lorenzaccio », a d’abord été publiée en 1834 au sein du recueil « Un spectacle dans un fauteuil ». En quoi ce choix peut-il guider la lecture de la pièce ?
Publié en 1834, le tome deux du Spectacle dans un fauteuil de Musset regroupe des œuvres de genres et de tonalités variés. Le premier volume, par exemple contient essentiellement des œuvres dramatiques (Lorenzaccio figurant en tête d’ouvrage), mais on y trouve aussi un fragment du livre XV des Chroniques florentines qui ont inspiré Musset. Il y a, pour le lecteur d’aujourd’hui, quelque chose de paradoxal dans le titre choisi par Musset : qu’est ce en effet qu’un spectacle qui serait conçu pour l’intimité d’un lecteur confortablement calé dans son fauteuil – en une époque où la télévision n’avait pas encore fait irruption dans les salons ? Ce théâtre qui se donne à lire, n’a-t-il pour vocation que d’être lu ? Nous montrerons que si Musset a, de façon intentionnelle, conçu son théâtre pour la lecture, il n’a pas pour autant rejeté l’idée de mise en scène.
Si le titre nous apparaît aujourd’hui comme un quasi oxymoron, il convient de se replacer dans les pratiques de lecture de l’époque pour comprendre que le Spectacle dans un fauteuil de Musset est loin de constituer une exception. Les manuels d’histoire littéraire ont très fréquemment émis l’idée que ce serait l’échec de La Nuit vénitienne qui aurait conduit Musset à abandonner le théâtre. Nul doute que le tempérament aristocratique de Musset fut blessé par cet échec mais l’on oublie un peu trop souvent que le théâtre est fréquemment conçu, en cette première moitié du XIXe siècle, comme un objet de lecture. Mérimée et son Théâtre de Clara Gazul nous fournissent un exemple célèbre mais, plus communément, les journaux ont coutume de publier sous forme de feuilletons des pièces de théâtres et la pratique de Musset n’a donc rien de si exceptionnel.
Ce qui pourrait par ailleurs nous étonner c’est l’éclectisme dont fait preuve Musset, le premier tome du Spectacle dans un fauteuil, publié en 1832, mélangeait poème narratif (Namouna), comédie (À quoi rêvent les jeunes filles) et drame (La Coupe et les lèvres). Ce qui laisse à penser que Musset n’accordait pas d’importance particulière à la notion de genre, et c’est le cas. Il y a du drame dans sa poésie, il y a de la poésie dans ses drames. Il aura fallu certes du temps pour que son génie dramatique soit enfin reconnu et Sarah Bernhardt l’une des premières semble avoir compris la portée éminemment poétique de ce théâtre : lorsqu’elle compare le personnage de Lorenzo à celui d’Hamlet, elle initie un jugement qui, au sujet de l’œuvre de Musset, va devenir un poncif.
Musset est de fait l’un des rares écrivains romantiques qui ait su hausser l’art du dialogue aux sommets que Shakespeare avait atteints quelques siècles plus tôt, usant de la métaphore avec un naturel confondant. Les rares critiques qui, à la sortie du recueil, se sont intéressés à son œuvre ont d’ailleurs jugé ineptes ces dialogues trop pleins de finesse et Louis de Maynard, par exemple, dans La Revue de Paris, estime que Musset est fait pour la poésie et qu’il ne réussira jamais au théâtre.
Mais ce que Musset recherche en premier lieu lorsqu’il compose ses « spectacles dans un fauteuil », c’est une forme d’expérimentation. Notre poète s’est engouffré dans le vent de liberté qu’ont insufflé les théoriciens romantiques mais il semble aller encore plus loin, multipliant les scènes (et par conséquent les décors), entremêlant les intrigues (celles de Lorenzo, de la marquise Cibo, des Strozzi).
Cette liberté a sans doute nui dans un premier temps à la pièce puisqu’il a fallu attendre 1896 pour qu’elle soit mise en scène, mais de quelle façon ? Amputée du dernier acte, l’œuvre de Musset prend une signification bien différente de celle que son auteur lui avait donnée. Se clôturant sur l’assassinat du duc, elle fonde le spectateur à estimer que Lorenzo triomphe.
Il faudra attendre Jean Vilar pour que le spectacle tel que Musset l’avait imaginé prenne enfin corps, la pièce apparaît alors dans toute son originalité et sa richesse. La critique la redécouvre, les metteurs en scène aussi. On n’aura dès lors de cesse d’osciller entre les interprétations qui favorisent soit la dimension politique de la pièce (c’est le sens de la mise en scène de Guy Rétoré par exemple) soit le drame personnel de Lorenzo, le caractère trouble de ses motivations (Brutus ou Erostrate ?) et l’ambiguïté d’un personnage qui oscille entre vice et vertu.
Musset a toujours été fasciné par le monde du théâtre et s’il est venu tard à la scène (Un Caprice joué en 1845 relance l’intérêt pour l’œuvre de cet auteur un peu oublié), il y a gouté ses dernières grandes joies. N’oublions pas par ailleurs qu’il fut un critique de théâtre avisé. Comment dès lors lui dénier le statut de dramaturge ? Sans doute fut-il un visionnaire. À une époque où tout le monde ne pensait qu’aux contraintes de mise en scène et à la mise en place d’une illusion référentielle, Musset se projetait déjà dans un théâtre en liberté que les problèmes de crédibilité induits par l’espace scénique n’intéressait guère, il renouait en fait véritablement avec le théâtre élisabéthain qui laissait au spectateur le soin d’imaginer l’espace dans lequel s’insérerait le dialogue.
Si le titre générique oriente le lecteur vers l’idée que le théâtre de Musset aurait avant tout la vocation d’être lu, il convient de nuancer cette idée. D’abord parce que Musset possède une sorte de génie intrinsèque du dialogue théâtral et de la construction dramatique. Ensuite parce que sa pratique de l’écriture dramatique est une pratique libérée du carcan des conventions, théâtre en liberté avant l’heure, le théâtre de Musset est d’une grande modernité.
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Question 2
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Dans quelle mesure peut-on dire avec un critique que « ce drame romantique […] est une pièce prodigieusement moderne » ? Vous fonderez votre propos sur votre lecture de la pièce et vos connaissances de ses mises en scène.
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Le concept de modernité est un concept fluctuant. Victor Hugo était certes moderne en 1830 mais aujourd’hui plus personne n’écrit comme Victor Hugo. Il n’empêche que les romantiques ont fait entrer ce concept dans les critères qui nous permettent d’estimer la littérarité d’une œuvre. Les classiques imitaient, les romantiques se sont mis à inventer. La pièce de Musset, Lorenzaccio, qui participe des cette nouvelle manière, est-elle simplement moderne au XIXe siècle ou l’est-elle encore aujourd’hui ? S’il est indéniable que le drame de Musset illustre parfaitement les thèses romantiques, il est aussi moderne par sa structure polyphonique et son propos.
Lorsque Buloz, l’éditeur d’Un spectacle dans un fauteuil, choisit de faire figurer Lorenzaccio en tête du deuxième tome, c’est bien parce qu’en 1834, la modernité c’est le drame romantique. Hernani a triomphé en 1830 et le début des années trente voit fleurir les grandes œuvres de Victor Hugo et d’Alexandre Dumas.
Sans doute plus proche des théories stendhaliennes que de Victor Hugo, le Lorenzaccio de Musset s’inscrit dans cette révolution qu’est la nouvelle esthétique romantique. Les unités de lieux et de temps sont évidemment abandonnées puisque le drame se joue à Florence et se dénoue (pour ce qui concerne le héros) à Venise. L’action, du moment où Lorenzo et le duc enlèvent Gabrielle au moment où Lorenzo est assassiné, s’étend sur une dizaine de jours. On notera que Stendhal peut-être en cela fidèle aux préconisations de Stendhal, resserre la durée de l’action puisque dans la chronique de Varchi, la vengeance des Médicis ne s’accomplit que plusieurs années après le meurtre d’Alexandre.
Comme chez Dumas ou Victor Hugo Musset se sert de l’histoire pour mettre en scène une Florence pittoresque et respecte en cela le vœu des théoriciens romantiques qui récusaient le sempiternel recours à l’antiquité des classiques. Les scènes de rues qui offrent aux commerçants ou artisans florentins de s’exprimer, les duels, le rituel de la cours du duc et de son entourage, les intrigues de palais ressuscitent une Italie renaissante pleine de bruit et de fureur conforme aux vœux de Victor Hugo qui dans la préface de Cromwell préconise l’imitation de Shakespeare et le recours aux histoires nationales comme sources d’inspiration.
D’emblée enfin, Musset récuse les bienséances classiques puisque la première tirade de Lorenzo est un éloge de la perversion et que la scène s’achève sur un duel. Ni la violence, ni les propos choquants ne seront élidés. Le caractère débauché du duc et de ses sbires n’est aucunement dissimulé et le meurtre de ce dernier aura lieu sur scène. Lorenzaccio correspond donc à cette esthétique nouvelle qu’ont promue Victor Hugo et les romantiques. Mais la modernité de la pièce ne se limite pas à ces revendications datées, elle éclate à travers notamment les mises en scène qu’on a pu tirer d’elle depuis Jean Vilar.
C’est le personnage central qui, depuis Sarah Bernardt, fascine. Cousin de Hamlet, héros d’une « pièce noire et désenchantée », Lorenzo est un personnage ambigu qui incarne la double postulation romantique : il est à la fois ce « ce lendemain d’orgie ambulant » que décrit Alexandre et ce jeune homme pur et mélancolique qui apparaît dans les rêves de sa mère. Cette ambivalence est évidemment exploitée dans les mises en scènes qui choisissent de mettre l’accent sur le drame individuel du héros, c’est ce que fait Zeffirelli par exemple lorsqu’il décide de mettre l’accent sur la mélancolie du héros parfaitement incarné par un Francis Huster à la fois grinçant et désenchanté. La mise en scène de Zeffirelli signale de surcroit l’homosexualité de Lorenzo donnée à lire comme un signe supplémentaire de la déchéance du héros.
Comme l’a montré Paul Bénichou, Lorenzo est aussi une l’incarnation du désenchantement, à la génération des mages (celle de Hugo et Vigny) qui croient en la mission salvatrice du poète a succédé celle de Musset et d’un romantisme noir qui ne tient plus le ciel pour acquis. Le Lorenzo de Musset est l’incarnation de ce désenchantement, il sait l’inutilité de sa démarche (il annonce à Philippe Strozzi – III, 3 – que les républicains n’agiront pas) et il va malgré tout jusqu’au bout, préfigurant le questionnement sur l’absurde des personnages de Sartre ou de Camus.
La pièce a enfin une dimension politique que certains metteurs en scène choisissent de mettre en avant George Lavaudant qui a mis la pièce en scène plusieurs fois décide par exemple de faire de Tebaldeo, un jeune opportuniste arriviste, dénonçant ainsi la dimension corruptrice du pourvoir. La célèbre mise en scène de Krejca fait aussi de Lorenzaccio une leçon de lucidité politique puisque Florence semble y représenter notre société rongée par la lèpre de l’exploitation du faible par le fort et par la corruption.
Lorenzaccio est devenu a juste titre une sorte d’archétype du drame romantique, la plus shakespearienne de notre théâtre, mais sa modernité tient aussi à l’indécision du personnage principal, sorte d’antihéros avant l’heure dont le désenchantement préfigure les questionnements engendrés par l’absurde au XXe siècle. « C’est une œuvre essentielle, dit Lavaudant au cours d’une interview, car on peut y puiser les questions qui se posent, au moment même où on la réentend. » Ne souligne-t-il pas ainsi ce qui fait l’éternelle modernité des chefs d’œuvre ?
Stéphane Labbe