Éric Vuillard :
quand la banque gagne la bataille
L’écrivain revisite la guerre d’Indochine dans un récit qui met en lumière quelques journées peu connues réparties en trois temps : une plantation de caoutchouc en 1928, la réunion d’André Michelin et de F. W. Taylor, théoricien du management industriel et l’hommage d’Édouard Herriot, rendant hommage aux « héroïques soldats » sur le front. À noter : Éric Vuillard sera l’invité de la Maison de la Poésie, à Paris, ce soir 24 janvier, et de la librairie Le Divan demain soir, 25 janvier.
Par Norbert Czarny, critique littéraire
L’écrivain revisite la guerre d’Indochine dans Une sortie honorable, un récit en trois temps : une plantation de caoutchouc en 1928, la réunion d’André Michelin et de F. W. Taylor, théoricien du management industriel, et l’hommage d’Édouard Herriot aux « héroïques soldats » sur le front. À noter : Éric Vuillard est l’invité de la Maison de la Poésie, à Paris, ce 24 janvier au soir, et de la librairie Le Divan demain soir, 25 janvier.
Par Norbert Czarny, critique littéraire
Sur la couverture de son dernier récit, Éric Vuillard montre un homme distingué et son épouse. Lui, l’air serein, tire sur un fume-cigarette ; elle semble réjouie. C’est le couple de La Croix de Castries, en septembre 1954. Le 7 mai, cet homme élégant craignait que le Viet-Minh, qui venait de faire tomber Dien Bien Phu, ne l’exécute. « Ne me fusillez pas ! » se serait-il exclamé. La légende voudrait une autre fin, par exemple un : « Vive la France ! » Mais de quelle France parle-t-on ? Qui y détient le pouvoir à cette date ? C’est en grande partie le sujet d’Une sortie honorable, récit dans lequel l’écrivain relate la guerre d’Indochine en pénétrant dans ses coulisses.
Éric Vuillard est déjà l’auteur de quelques récits historiques. Celle d’un continent dépecé par les grandes puissances avec Congo (Actes sud, 2012), celle du peuple amérindien anéanti par les colons qui prétendaient agir en pionniers au nom de la Bible avec Tristesse de la terre (Actes sud, 2014). Plus récemment, il a écrit 14 juillet (Actes sud, 2016), récit d’un jour pas comme les autres, quand le peuple de Paris souvent laissé de côté par une certaine historiographie, gronde, peu avant que la Bastille ne tombe. L’ordre du jour, Prix Goncourt 2017, relate quelques journées clés de l’Anschluss en Allemagne et Autriche entre 1933 et 1939.
L’œuvre de Vuillard repose sur son goût de l’archive et sa mise en lumière par une écriture singulière. On dirait que Victor Hugo et Karl Marx se sont croisés. Si le déroulement des jours rythme sa narration, les lieux ont une importance tout aussi grande. On entre dans L’ordre du jour par des brefs chapitres. L’Assemblée nationale paraît une scène de théâtre, l’essentiel se déroule à la Banque d’Indochine, au 93 Haussmann. Entre les deux, un ailleurs qui devrait être le terrain de toutes les gloires, l’Indochine. En réalité, un bourbier. Les troupes d’Ho Chi Minh n’ont pas pris beaucoup de temps pour comprendre que les rizières de Dien Bien Phu serait le cimetière des troupes françaises installées là pour bloquer leur passage et tenir assez longtemps avant la fameuse « sortie honorable », seule issue d’un combat perdu.
Dans le premier chapitre du livre, le narrateur rapporte le voyage des trois premiers inspecteurs du travail nommés en Indochine française, en juin 1928. Des émeutes de travailleurs ont jeté la suspicion sur une plantation Michelin. Ce qu’ils voient, ce qu’ils apprennent, c’est l’ordinaire de l’exploitation. Des hommes sales, vêtus de haillons sont liés par des fils de fer. Ils ont « déserté », on les punit. Leur tâche consistait à collecter la sève des arbres. Des essences formant une curieuse forêt puisque toutes plantées de façon géométrique, à équidistance les unes des autres. Chaque ouvrier doit entailler 1800 arbres par jour. Taylor (celui du taylorisme dont Chaplin montrera les effets dans Les Temps modernes) a inspiré André Michelin. Une épidémie de suicides dévaste la plantation. L’un des inspecteurs fera un rapport, donnant quelques recommandations. L’entreprise Michelin en revanche, fait cette année-là un bénéfice record.
Ho Chi Minh ne déclare pas la guerre à la puissance coloniale mais le peuple le suit. En 1950, Cao Bang est la première victoire des Viet-Minh. À l’Assemblée nationale, présidée par Édouard Herriot, on parle avec émotion de « nos forces armées » ou de « nos héroïques soldats ». Mais ces députés, comme les hommes d’affaires qui jouent la défaite dans leurs livres de comptes, sont comme des acteurs qui joueraient éternellement leur rôle. Ça sent l’épuisement.
La plume de Vuillard gratte comme le crayon de Daumier. Il évoque Édouard Frédéric-Dupont, inamovible député du septième arrondissement pendant cinquante ans : on le surnommait « Dupont des Loges », parce que les gardiens d’immeubles, souvent d’anciens policiers très zélés, votaient pour lui. On lira sa « vie » dans le récit ; elle est en tout point édifiante. On croise Max Brusset, à la généalogie riche en notables, et quelques autres dont Maurice Viollette, parlementaire depuis 1902, «Charlemagne de bureau de tabac », « le caïd d’Orgères-en-Beauce ». Il fait le lien, tordu, entre les positions de Mendès-France et celles de Pétain à Vichy.
Peu de figures dignes émergent de cette galerie de portraits, sinon celle de Mendès-France. À lire ce que le narrateur écrit de lui, on retrouve l’homme haï par l’extrême droite d’alors et de toujours : « Il y a dans le visage de Mendès quelque chose de rassurant et d’inquiet, de fragile et de cartésien, de coriace et d’hésitant, qui faisait son charme. Et lorsque quelqu’un dit la vérité, c’est-à-dire tâtonne dans l’obscur, cela se sent. » La guerre coûte cher, à tous égards. Il ne dit rien d’autre mais il est seul à le dire posément.
Retenons cependant un autre député, que beaucoup qualifient d’Arabe, avec le mépris qui convient (une autre guerre a commencé, à bas bruit, en Algérie) alors qu’il est Kabyle. C’est le député communiste de Constantine. Il rappelle qui forme « notre » armée : des tirailleurs originaires du Maghreb et des autres colonies. Ces soldats seront les morts ou les prisonniers de Dien Bien Phu. Pas sûr que « Dupont des Pipelettes » qui accorda les pleins pouvoirs à Pétain et estimait le polémiste Maurras, considère comme il convient cette réalité.
Éric Vuillard dépeint les vaincus. Certains, comme de Lattre de Tassigny disparaissent avant le désastre, non sans avoir testé le napalm, pour la première fois. D’autres entrent dans le bureau de l’administration indochinoise à Hanoï en espérant encore limiter la casse. C’est le cas de Navarre qui prend la direction des opérations. Sous sa direction, de Castries, l’homme au fume-cigarette, subira le siège de Dien Bien Phu.
Depuis longtemps, la banque d’Indochine n’a plus aucun actif dans ce territoire qui lui donne son nom. L’argent a été déplacé dès 1947 ; l’Indochine ne représente plus grand-chose. Cao Bang, déjà, en 1950, était une bataille pour préserver une série de sociétés anonymes, des mines en général. Les coffres sont autrement remplis et toutes les succursales possédées par les dirigeants et actionnaires réunis au 93 Haussmann engrangent les bénéfices.
Éric Vuillard nomme les familles, tisse les liens qui les unissent jusque de manière incestueuse, montre comment l’argent fabrique l’argent. Il use de l’ironie et du trait vif. Tout son récit est pris dans cette verve qui concilie rage et élégance. Parfois il digresse pour mieux pointer en élargissant le plan. Certaines phrases sont comme des travellings qui retardent le moment de savoir. Ainsi, de ces pages d’un seul tenant, sur les mines du Katanga, une phrase qui semble forer, et dont le dernier mot est chaos.
La note qui clôt le récit est effrayante : aux quatre cent mille morts français, états-uniens (dont beaucoup de supplétifs indochinois, tirailleurs et de coloniaux), entre 1950 et 1975, font écho les trois millions six cent mille morts vietnamiens : autant que de Français et d’Allemands entre 1914 et 1918.
N. C.
Éric Vuillard, Une sortie honorable, Actes sud, 208 p., 18,50 €.