"Everybody knows", d'Ashgar Farhadi, ou l'engrenage du ressentiment
Un talent certain, des interprètes magnifiques et une histoire de secrets de famille comme Ashgar Farhadi sait si bien les mettre en scène, avec un dialogue permanent entre le passé et le présent, font que ce film a d’ores et déjà toutes les chances de figurer au palmarès du 71e Festival de Cannes. Car Farhadi sait mieux que personne envisager tous les aspects d’une situation, les motivations de chacun des personnages, et éviter tout manichéisme. On s’en était rendu compte dans son premier succès mondial : Une séparation.
Pourtant ce film-ci laisse une certaine insatisfaction. Il mérite de garder son titre espagnol Todos lo saben, car il a été tourné en Espagne avec un casting exclusivement espagnol et raconte un drame familial.
L’Iran au miroir des sociétés méditerranéennes
La belle et talentueuse Penélope Cruz y incarne Laura, qui a quitté son pays pour aller vivre en Argentine avec son mari, Alejandro (Ricardo Darin). Elle revient avec ses deux enfants dans son village pour fêter joyeusement en famille le mariage de sa sœur, et y retrouve Paco (Javier Bardem), son ami d’enfance dont elle a été amoureuse. Elle devra faire face à un événement tragique et inattendu, la disparition de sa fille, qui fait resurgir leur passé commun.
Comme il l’a expliqué à l’Agence France Presse, Asghar Farhadi avait vu il y a quinze ans, dans le sud de l’Espagne, des affiches sur les murs qui signalaient la disparition d’un enfant. Après Une séparation il a su qu’il en ferait un film sans savoir encore quand. Après Le Passé, réalisé en France, il a fait plusieurs voyages en Espagne et s’est imprégné de culture espagnole pour ce nouveau film. En constatant toutes les ressemblances qui existent entre l’Iran et les sociétés méditerranéennes.
Deux très belles séquences muettes ouvrent le film par un lent travelling sur l’image symbolique du mécanisme horloger compliqué d’un clocher d’église à laquelle succède celle des initiales P et L gravées sur le mur. Ce sont celles de Laura et Paco, dont tout le monde au village sait qu’ils ont été amants. La fille de Laura, Irene, le découvre avec amusement. Tout le film repose sur cette situation de savoir partagé et de non-dits, si fréquente dans les familles et les petites communautés, où le passé finit toujours par se manifester d’une façon ou d’une autre. Et Irene va se trouver l’objet même des conflits.
Un drame familial, un thriller et un mélo
Le cinéaste instaure d’emblée un contraste violent entre cette fête de famille si mouvementée et si joyeuse, filmée avec une grande virtuosité, et le drame de l’enlèvement qui plonge toute la famille réunie dans l’angoisse et le désespoir. Aux danses virevoltantes succède la prostration de cette mère éperdue, de ses sœurs, de ses amis. On s’aperçoit alors que les relations familiales montrent leur force dans le malheur, mais que celui-ci fait ressurgir les vieilles rancœurs, l’amertume et la rancune qui couvent sous les apparences de l’affection partagée.
Il est d’ailleurs un peu difficile de comprendre qui est qui dans cet entrelacs de liens familiaux et amicaux, comme si la famille formait une espèce d’entité autonome, d’écheveau indémêlable. Et quand le patriarche, qui en a visiblement gros sur le cœur pour des raisons de propriété familiale, crie à Paco, l’ami de toujours : « Tu ne fais pas partie de la famille« , c’est pire qu’une insulte. Le travail du cinéaste a cherché à épaissir le mystère plus qu’à l’éclaircir, à compliquer les motifs de ressentiments et les brouilles les plus anciennes, qui se révèlent à la fois financières, sociales et affectives, les uns aggravant les autres.
Le film montre l’empreinte du passé sur le présent et fait mesurer les conséquences de l’absence de Laura, si mal supportée par ceux qui sont restés. Son départ a laissé des questions irrésolues. Son retour les laisse sans réponse. Vérités et mensonges vont pourtant devoir se dévoiler quand Irene disparaît. Commence alors une attente que le cinéaste sait rendre insupportable par sa longueur, mais qui est scandée par différentes révélations de faits ou de sentiments déterminants. Cette dialectique des recherches et des découvertes, du secret et de sa révélation est le moteur du film, même si certains aveux sont tellement attendus qu’ils en deviennent naïfs. Un tel dispositif structurel caractérise aussi bien le drame familial que le thriller et le mélo.
Un film qui vaut surtout par son interprétation
Mêlant allègrement ces trois genres, Farhadi ne parvient pas toujours à rendre sa construction cohérente, sans doute parce qu’il part du principe que ce que les êtres cachent rend leur conduite illogique et irrationnelle. Ou parce que le thème du complot est un peu trop lourd pour cette histoire de famille. De plus le rythme, qui était la grande qualité de ce cinéma, est ralenti à l’extrême, ce qui crée une sensation de longueur.
Enfin, quand l’identité des ravisseurs est révélée, leurs motivations sont à peine expliquées, ce qui rend la résolution du mystère assez arbitraire et livre le spectateur aux spéculations sur cette chronique d’une mort annoncée par SMS. La tension dramatique maintenue jusqu’au bout ne trouve pas de chute à sa mesure. Et la fin du film commande un nouveau questionnement, encore plus ardu.
Everybody knows vaut surtout par son interprétation. Penélope Cruz et Javier Bardem, qui déjà partagent cette année l’affiche du biopic Escobar, de Fernando León de Aranoa, étaient un choix évident et parfait. L’Argentin Ricardo Darin s’efface derrière ce couple rayonnant dans un rôle à contre-emploi. Mais d’autres grands comédiens espagnols sont aussi présents, le grand Ramon Barea ou l’excellente Elvira Minguez. On a l’impression que Farhadi compte plus sur ses comédiens que sur son scénario.
La photo de Jose Luis Alcaine, lumineuse presque jusqu’au cliché dans ce vignoble inondé de soleil ou si axée sur le folklore lors de cette soirée de mariage, la présence de la jolie Imme Cuesta, font penser plus à un film de Pedro Almodovar qu’à un film iranien. Et on se rend compte qu’Ashgar Farhadi a voulu et su dépasser les caractères nationaux de son cinéma pour s’adapter au public européen – quitte à y laisser un peu de son originalité.
Anne-Marie Baron
Je crois que si la fin nous laisse sur notre faim c’est que ce n’est pas l’aujourd’hui qui compte mais l’hier qui explose dans cette boîte de Pandore ouverte par la disparition d’Irène. Et qu’aucune explication façon thriller ne peut expliquer les liens distendus de cette famille et de ses amis. C’est un thême déjà traité dans le film A propos d’Elly du même réalisateur.